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La richesse : jeu, set et (presque) match ?

Edit du 18/04 : après discussion avec Tangui (cf. commentaires), je préfère retirer la catégorie intermédiaire de « services », qui au bout du compte, suscite davantage de problèmes qu'elle n'en résout. Ce que j'appelais les services doit donc être assimilé, dans le schéma ci-dessous, au travail.
Directement dans le prolongement des billets précédents et sans laisser à quiconque le temps de reprendre son souffle, j'embraye sur une nouvelle proposition, résumée dans le schéma suivant :
Rappel : la notation P¬H renvoie aux droits de propriété sur des biens, matériels ou immatériels, qui ne sont pas des droits sur des humains

Commentaires

  1. La définition de la richesse telle que la reproduit ce schéma est cohérente avec ce que je développais dans mon dernier billet : est une richesse tout bien convertible en P¬H (NB : la convertibilité n'est pas nécessairement à double sens).
  2. La définition d'une société à richesse efficiente (mondes II-III) est elle aussi cohérente avec celle du billet précédent. On la formuler de diverses manières ; soit en disant qu'il s'agit d'une société dans laquelle l'instauration, la pérénisation ou la dissolution de certains rapports sociaux autres que celui né de l'échange de P¬H impliquent un transfert de P¬H, soit, de façon plus succincte mais plus imprécise, qu'il s'agit d'une société où les P¬H sont convertibles en autre chose qu'en P¬H ou encore, où existe une forme de richesse étendue / développée (concept sur lequel je ne reviens pas).
  3. J'ai cependant fait appparaître ici le cas de l'échange de P¬H contre des services, dont je ne sais à vrai dire pas très bien s'il faut le classer dans la richesse développée, dans la richesse minimale ou, comme je l'ai fait ici, s'il faut le considérer comme un phénomène intermédiaire. Ce choix tient à la fois d'une intuition et d'un raisonnement. L'intuition, c'est que les sociétés dans lesquelles on verse un montant de biens significatif en échange, par exemple, des soins prodigués par un medecine-man ou un shaman, ne sont pas tout à fait des sociétés sans richesse. Il faudrait que je m'en assure, mais d'après mes souvenirs, la pratique existe très netttement chez les Jivaro, de manière un peu moins nette chez les Inuits, et pas du tout en Australie... Suur le plan du raisonnement, l'idée que les droits sur du travail passé (les P¬H) commencent par être convertibles en droits sur le travail vivant (le service) avant d'être convertibles en d'autres choses encore me paraît assez séduisante – même si je sais qu'l faut se méfier de la tentation.
  4. un point théorique important est la distinction entre service et travail (en réalité, force de travail) – à quoi j'ajouterai, pour faire bonne mesure, le bien immatériel. Ce dernier est un objet (une chanson, une danse, un rite) dont l'acquisition est indépendante du travail effectué par celui qui le possède. Quant à l'opposition entre service et (force de) travail, elle renvoie en fait aux discussions qui traversent l'économie politique d'Adam Smith à Marx au sujet du travail dit productif. En deux mots, dans le service, le travail accompli par le vendeur n'engendre pas un P¬H disponible pour l'acheteur – à la différence de ce qui se passe lorsque celui-ci achète du travail. Pour illustrer tout cela avec un exemple : si je paye un chamane pour me soigner, j'achète un service. Si je paye un chamane pour qu'il me fournisse la connaissance d'un rite curatif, j'achète un bien immatériel. Si, enfin, j'ai créé une entreprise qui vend des cures chamaniques et que je paye des chamanes afin qu'ils traitent mes clients, ce faisant, j'achète leur (force de) travail.
  5. par rapport aux billets précédents, j'ai fait apparaître de nouvelles catégories : acquittement d'obligations et statuts. En effet, les droits sont loin de se résumer aux seuls biens, c'est-à-dire aux droits que les juristes disent patrimoniaux, parce qu'ils possèdent une valeur et sont susceptibles d'être revendus. Il existe des droits extrapatrimoniaux, qui ne portent ni sur des objets (non humains), ni sur des humains, tel de nos jours le droit à une nationalité. C'est pourquoi, et c'était le sens d'une remarque précédente de BB, il semble plus juste de ne pas intégrer les sanctions judiciaires dans la catégorie des droits sur les personnes. Un tel choix permet également d'adjoindre les impôts en biens matériels à la liste des phénomènes relevant de la richesse, ce qui paraît tout de même assez logique. Quant aux statuts, ils me paraissent avoir leur place dans cet inventaire, les paiements pour l'accession à des distinctions plus ou moins honorifiques ou pour l'adhésion à des associations (secrètes ou non) figurant parmi les manifestations les plus évidentes de la richesse dans certaines parties du monde II.
  6. reste enfin le cas épineux des voies informelles de la conversion de P¬H en rapports sociaux. Il me semble que cette voie se limite, comme au moins en partie dans le cas Tareumiut, à des dons réciproques entre biens (en l'occurrence, des parts de pêche) et du travail. S'il s'agit effectivement de la seule forme de ce genre, autant la faire apparaître comme une sous-catégorie d'achat de travail – on peut aussi penser aux « fêtes de travail » rappelées par BB dans un récent commentaire. Je me demande néanmoins si cette voie informelle n'existe pas également pour les titres, les honneurs, etc. voire si, en pareil cas, elle ne se confond pas avec la précédente : en échange d'un don de nourriture, un riche mobilise un don de travail, qui résulte non seulement en un produit matériel, mais en une distinction sociale non formalisée. Il faut encore y réfléchir mais, en toutétat de cause, il s'agit d'un point de détail.

...Une idée de la suite

Il me semble que dans les lignes principales au moins, ce tableau récapitule de manière satisfaisante les données du problème, et montre qu'on peut (qu'on doit !) appréhender le phénomène de la richesse via celui des formes économiques, celui en quelque sorte de l'interopérabilité des différents types de droits. Si, comme je l'espère, il constitue (enfin !) une base solide, il permettrait d'aborder ensuite trois séries de questions autour du basculement de la richesse :
  1. quel est, ou quels sont, le(s) facteur(s) techno-économiques(s) susceptibles d'être à la racine de ces mutations ? Mon intuition : l'hypothèse des biens W, que j'avais avancée pour rendre spécifiquement compte du passage aux paiements de justice et de mariage, pourrait sans doute également fonctionner pour les autres manifestations de la richesse élargie. Dans ce cas, on aurait une même cause générale au fondement d'un même effet général, mais dont les modalités d'actions se déclineraient selon des situations particulières
  2. les éléments de cette synthèse ne représenteraient-ils pas un point d'entrée pour une classification interne aux mondes II-III ? Ne peut-on envisager que la prééminence ou l'absence de telle ou telle forme de richesse étendue constitue un bon identifiant pour un type donné de société ? Une réponse solide à cette question passerait par la constitution d'une base de données précise, à la manière dont A. Testart avait procédé pour les paiements de mariage. Peut-être une telle base de données laisserait-elle d'ailleurs apparaître certaines régularités, corrélations ou exclusions, entre formes particulières de la richesse étendue.
  3. sur la base de ces formes premières, quels sont les facteurs qui libèrent ou, au contraire, qui freinent, l'action différenciatrice de la richesse ? Comment expliquer que parmi les sociétés à richesse socialement efficiente, certaines deviennent des « ploutocraties ostentatoires » tandis que dans d'autres, les inégalités de fortune semblent à peine perceptibles ? Autrement dit, comment, à partir du recensement des formes, penser les différentes dynamiques empruntées par les formations sociales ? Il va de soi que cette question – qui rejoint celles autour du pouvoir conféré par la richeesse, dont j'avais à tort voulu faire le critère du passage au monde II – serait d'autant moins difficile à résoudre que la précédente, celle de la classification, aurait déjà été défrichée.
Reste enfin la douloureuse question de la démarcation des mondes II et III, c'est-à-dire de la définition des classes, sur laquelle j'avais déjà attiré l'attention dans un billet précédent. Mon espoir secret était qu'une bonne définition formelle de la richesse suggère une piste dans ce sens. Je dois bien l'avouer, cet espoir est pour le moment totalement déçu.

6 commentaires:

  1. Pour la situation intermédiaire de bien contre des services, il y a un cas (qui est peut-être semblable aux "fêtes de travail" évoqué par BB ; j'ai dû louper son message) chez les Bena où un homme qui possède beaucoup de bière (bien typique de la richesse dans cette société) invite les femmes (rarement les hommes) à venir travailler ses champs puis organise une beuverie. C'est bien assimilable à un service et non à un travail puisque la récolte n'est pas vendue mais distribuée au sein de la famille étendue du riche pour satisfaire leur besoins et non pour être revendue.

    Il n'y a pas de métayage, ni de location ni aucune autre forme de faire-valoir indirect. De plus c'est justement dans cette société que la "vente de terre" est assimilée à la vente du travail qu'elle contient (défrichage, labour). Le service de défrichage est par ailleurs requis par des hommes trop vieux ou malades contre d'autres biens. Mais dans un tel cas, il faudrait peut-être parler de travail puisque la personne peut ensuite revendre la terre défrichée (?) Pourtant ce n'est pas surprenant qu'elle le puisse : elle récupère simplement le prix qu'elle avait payer pour le défrichage (c'est d'ailleurs ce qui est souligné : c'est le travail qui est revendu, et non un nouveau bien qui serait : la terre défrichée). Ou alors il faudrait peut-être introduire l'idée - pour les distinguer - que si la personne se fait un bénéfice dans l'achat-vente c'est du travail, tandis que si elle n'en fait pas, c'est du service.

    C'est dans l'ouvrage des époux Culwick : Ubena Of The Rivers, 1935.

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    1. C'est aussi intéressant parce que la transition de ces fêtes vers du salariat informel est facile à concevoir : l'introduction de cultures d'appoint comme le coton.

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    2. Essayons d'y voir clair en décomposant les différents aspects.

      1. Chez les Bena, le possesseur du champ et de la bière procède bien à un échange contre du travail. Car il dispose du fruit de ce travail - qu'il ne le vende pas est une chose (je prenais un exemple, celui du travail dit "productif" dans la société capitaliste), mais il est dorénavant propriétaire de biens nouveaux qu'il peut utiliser socialement ; il n'en va pas autrement du propriétaire du bateau chez les Tareumiut, qui ne vendront pas la viande de baleine, mais qui n'en sont pas moins propriétaires, et qui peuvent la donner ou la prêter.

      2. Le truc, en revanche, c'est de savoir si ce qu'il donne aux femmes et le travail qu'elles lui fournissent sont exigibles (échange) ou si c'est informel, et s'il s'agit de dons réciproques. C'est la différence, je crois mineure, entre ce que j'appelle le salariat et le quasi-salariat.

      3. Le cas de la terre qu'on fait défricher et qu'on peut revendre est intéressant. Je crois que le fait qu'on en tire un bénéfice ne peut pas être un critère de ce qui est échangé. Là, tel que tu le racontes, et si je reste cohérent avec mes définitions, c'est incontestablement un échange "biens versus travail". En revanche, il y a des mécanismes, politiques ou économiques, qui empêchent apparemment que l'on puisse s'enrichir sur le travail effectué dans de telles circonstances.

      4. Je ne pige pas ta remarque sur les cultures d'appoint. Tu peux expliquer ?

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    3. Alors sur les cultures d'appoint ce n'est pas étonnant que tu ne le pige pas puisqu'on était visiblement pas d'accord sur le point de départ : est-ce du service ou du travail ? Bon personnellement je découvre ce problème en lisant ton billet, mais je ne suis pas sûr que la récolte (chez les Bena) soit "socialement utile" comme tu le dis. Chez les Bena, cet homme est obligé de redistribuer la récolte (et je n'ai lu nul part que cela lui apporte quoi que ce soit ; il donne la récolte à ses parents - mais je peux avoir oublié des détails), il ne la redistribue pas à des pauvres dans le besoin qu'il s'attacherait par ce moyen.

      Donc j'en concluais qu'il s'agissait bien d'un service et donc d'un cas intermédiaire. Tandis que dans le cadre d'un rapport équivalent (organisation de beuverie) avec culture de café, coton, ou tout autre produit destiné à la vente, on rentre dans une catégorie de quasi-salariat. ça parait un cas de figure assez propice pour décrire le passage d'un type à l'autre.

      Sur le degré d'obligation de la beuverie, je n'en ai malheureusement aucune idée.

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    4. Après réflexion, je me demande si avec cette distinction entre service et travail, je ne me crée pas davantage de problèmes que j'en résous. Certes, la transaction consistant à fournir des biens contre un travail peut prendre des contenus assez variés selon le contexte – cela me rappelle les joies de la discussion sur travail productif et improductif, dans mon Profit déchiffré. Mais après tout, il en va de même des échanges de biens matériels. Ici, le problème, c'est d'identifier les briques élémentaires du jeu social, quel que soient ensuite les constructions dans lesquelles elles s'insèrent.

      En plus de cela, comme le remarquait BB, le passage des prestations matrimoniales de "service (travail) contre droits maritaux" à "PnonH contre droits maritaux" peut (doit) être compris, en dynamique, comme une substitution, ou une équivalence, posée entre service (travail) et PnonH. Si le prix de la fiancée constitue une forme étendue de la richesse, alors l'échange de PnonH contre un service (du travail) soit fort logiquement l'être au même titre.

      Ensuite, une partie de ce qui m'embêtait, et qui représente une difficulté objective, c'est que cet échange existe aussi sous des formes un peu insignifiantes. Ainsi, quand on sollicite des amis pour une journée de déménagement et qu'on leur offre le repas, il est tout de même difficile d'y voir un véritable achat de travail - d'ailleurs, les amis viennent rarement parce qu'ils ont faim et que cet échange représente pour eux une transaction importante. Or, dans les sociétés primitives, j'ai l'impression que de tels pseudo-salariats sont très répandus, et qu'une véritable mise en œuvre du travail d'autrui contre rémunération est en réalité un phénomène assez tardif, lié justement au développement des inégalités qui rend les plus démunis dépendants des moyens de production d'autrui.

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    5. Je pensais justement à ça. Si on veut imaginer une transition (comme pour les prestations matrimoniales) du service vers du salariat ou du quasi-salariat, il est clair que ces formes ultérieurs ne sont jamais des modes dominants (même dans les cas africains que je connais le mieux et qui ont subit une assez profonde influence coloniale). Le salariat y est plutôt un dernier recours pour les riches quand ils ne disposent pas de clients ou d'esclaves.

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