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Les haches-femmes des Dani, un chaînon manquant ?

En préparant un exposé et, par contrecoup, une future exposition, je suis récemment tombé sur un objet extraordinaire, non pour ses qualités esthétiques (encore que...) mais pour les raisonnements qu’il permet d'illustrer.

Il s’agit d’une de ces lames de haches polies utilisées par de nombreux peuples – en l’occurrence, les Dani de l’Ouest de la Nouvelle-Guinée, dont j’avais déjà eu l’occasion de parler à propos de leurs combats, sur lesquels nous disposons d’une abondante et très informative documentation. Mais les Dani ont aussi été étudiés sous d’autres aspects, notamment leurs lames de haches dites parfois « cérémonielles » : celles-ci ressemblent à des outils, mais elles n’en sont pas. Leur seule fonction est de servir de moyen de paiement, en particulier lors des mariages. Elles sont le véhicule de ce que l’ethnologie connaît sous le nom de « prix de la fiancée » et qui, c’est l’occasion de le rappeler, est l’inverse de la dot, puisque c’est le futur mari qui doit indemniser la parenté de sa femme afin de pouvoir l’épouser.

Les lames de paiement des Dani sont notamment connues en raison de l’étude minutieuse que Pierre et Anne-Marie Pétrequin leur ont consacrées ; celle-ci a de surcroît permis d’élaborer l’hypothèse, fort convaincante, que les lames similaires retrouvées en archéologie et qui datent de l’époque néolithique, dans la mesure où elles étaient elles aussi dépourvues de toute trace d’usure, exerçaient très probablement les mêmes fonctions : bien davantage que de « biens de prestige » (une dénomination bien vague) il s’agissait de moyens de paiement, c’est-à-dire d’une forme primitive de monnaie.

Or parmi les lames de haches des Dani, certaines possèdent une caractéristique tout à fait remarquable, à laquelle on n’a semble-t-il pas prêté assez attention : elles sont « parées », c’est-à-dire qu’elles sont décorées d’un attribut végétal qui évoque un pagne. Les Dani le disent eux-mêmes : ces lames, qui servent à acheter des droits sur les femmes, sont elles-mêmes des femmes. Je ne crois pas m’aventurer trop loin en écrivant qu’un tel objet constitue en quelque sorte le « chaînon manquant » du processus par lequel les sociétés humaines en sont venues à établir une équivalence entre un droit de propriété sur une chose (ici, une lame de hache) et des droits sur des humains (que ceux-ci interviennent dans le cadre du mariage ou dans celui de justice). Cette mise en équivalence, qui se trouve au cœur même du processus de l’invention de la richesse, a peut-être nécessité, au moins en certains lieux, une étape intermédiaire consistant à penser (et à dire) que pour posséder la même valeur, il fallait partager une même identité. Pour valoir des femmes (et s'échanger contre elles), les pierres polies devaient être des femmes.

Les lames du Néolithique, ou au moins certaines d’entre elles, étaient-elles ainsi « parées » ? Nous ne le saurons probablement jamais, les matières végétales se conservant extrêmement mal sur de longues périodes. Quoi qu’il en soit, il serait fort intéressant de poursuivre l’enquête en recherchant d’autres exemples qui s’inscriraient dans la même idée et qui montreraient qu’ailleurs aussi, les mêmes causes avaient produit les mêmes effets...

13 commentaires:

  1. Très intéressant ! ... petit détail cependant, le prix de la fiancée n'est pas tout à fait l'inverse de la dot, puisque, dans le premier cas, la somme revient à la famille de la future mariée, alors que, dans le cas de la dot, la somme revient au futur mari. En fait, ce détail n'est pas mince du tout puisque, dans le cas du prix de la fiancée, la somme sera utilisée pour marier les frères de la future mariée !

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    1. Tu as parfaitement raison Marcello. En voulait faire vite (et simple), j'ai sacrifié un peu de rigueur. Cela dit, l'utilisation du prix de la fiancée est variable : il y a des pères qui s'en servent pour acquérir une épouse supplémentaire, soit qu'ils n'aient pas de fils à marier, soit qu'ils s'assoient sur les intérêts matrimoniaux de leur progéniture de sexe masculin !

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  2. Billet très intéressant !
    Des défilés de mode, encore taillés dans la pierre, qui devraient intéresser l’archéologie expérimentale ! 😅

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  3. Ton idée est géniale, Christophe ! Si, si.
    Il n'est pas plus absurde de dire qu'une hache est une femme, que de tendre un billet de banque en disant "Voici vingt livres", c'est-à-dire mot à mot : voici environ dix kilos de métal fin.
    (Bon, il y a eu d'importantes dévaluations... Mais peut-être qu'au Néolithique aussi, il a fallu de plus en plus de haches-femmes pour une seule fiancée ? ;-)
    Je me demande si on ne peut pas rapprocher cette idée de celle du travail, et de la valeur au sens marxiste. Il faut sans doute un bon moment, pour polir une belle hache qui ne servira à rien d'autre qu'à payer. De même qu'il faut beaucoup d'efforts pour extraire de l'or, ce métal qui ne sert à rien sauf à payer. Et à faire des couronnes dentaires.

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    1. J'ai déjà suggéré que le travail se trouvait au cœur de la bascule vers la richesse, c'est-à-dire du fait que des droits sur une femme ou le rachat d'une vie humaine (dans la vendetta) puissent être considérés comme équivalents à des droits sur des choses. C'était mon hypothèse des biens W, que tu peux retrouver dans ce blog ou dans mon article « La pirogue et le grenier ».

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    2. Oui : merci pour cet article, que je n'avais pas lu.
      Ce que je trouve génial, c'est l'idée de chaînon manquant dans un processus d'abstraction, ou de décollage par rapport au réel (je formule mal...). Des "biens W" assez généralistes (qui pouvaient être des champs, des troupeaux, etc.) se concentrent surtout sur des biens meubles de petite taille, transportables, échangeables, thésorisables, et qui recèlent le maximum de travail mort. Les métaux rares étaient tout indiqués pour la suite du processus, d'abord sous la forme de bijoux qui pouvaient garder encore une certaine valeur symbolique.
      Le processus d'abstraction a continué (mais là, je m'aventure carrément !) avec le passage au papier-monnaie, qui ne s'est pas fait sans réticence. Et enfin le moment très récent où a été complètement rompue la référence au réel : la fin de la convertibilité, le dollar "as good as gold". Un dollar vaut un dollar, et non plus 1/36è d'once d'or. Et bien sûr le déclin du papier-monnaie : la richesse n'est plus notée que sous la forme d'impulsions électroniques.
      Je ne sais pas si je suis très clair...

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    3. Tu es très clair et je dirais bien que la monnaie a parcouru un double processus d'abstraction. D'une part, il a fallu établir l'équivalence entre des droits sur des choses et des droits sur des humains ; de manière significative, certains peuples n'avaient parcouru ce chemin qu'à moitié, en admettant que certaines choses précises pouvaient acheter certains droits précis, mais en ne permettant pas à un bien (une proto-monnaie) de devenir un équivalent général. Et puis, il y a un processus d'abstraction de la forme prise par la monnaie elle-même : au départ, les droits qu'elle ouvre sont une extension du droit de propriété sur un objet tangible. Et peu à peu la monnaie est devenue ce qu'elle est aujourd'hui : un droit pur sur la richesse social, presque entièrement dématérialisé et qui s'est affranchi du droit de propriété sur un objet tangible (une pièce d'or, et même un billet de banque).

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    4. Oui, c'est ce que voulais dire et tu le dis très bien. C'est l'apparition de cette proto-monnaie qui est fascinante, dans le cas des haches-femmes.

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  4. Intéressante idée. Répondons à la question suivante: que prouve au père (à la famille) de la femme convoitée un homme qui offre pareil objet? Et bien qu'il a le temps d'exercer une activité manufacturière (je rejoins donc Marc Guillaumie sur l'idée de travail) et qu'il s'y prend bien, que sa survie est pleinement assurée car il est un bon chasseur-cueilleur et/ou un bon petit agriculteur pas entièrement absorbé par ces tâches nourricières. Parallèlement, je me demande comment on passe d'une femme qu'on vole, qu'on achète ou qu'on échange à une femme qui paye (sa famille en fait) pour rejoindre la famille de son mari? Les pratiques se sont-elles succédé ou ont-elles toujours co-existé? Si les romains de la royauté légendaire ont enlevé les Sabines, ceux de la république dotaient leurs filles si je ne m'abuse...

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    1. Sur le rôle du travail dans la bascule vers la richesse, cf. la réponse ci-dessus à Marc Guillaumie. Pour ce qui est des diverses prestations matrimoniales, l'ordre chronologique est 1) contrepartie en travail ou échange de droits sur les femmes 2) prix de la fiancée 3) dot. Je renvoie aux nombreux travaux de Testart pour les détails et les arguments (guère contestables quant à l'ordre de succession). Le vol (rapt) de femmes, lui, existe depuis toujours, puisque lorsqu'il faut fournir une contrepartie, la tentation existe de ce soustraire à cette obligation. Mais le vol n'a jamais constitué le mode normal et légal de mariage.

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    2. Merci pour cette réponse quant à la chronologie. Mais sait-on ce qui motive socialement le remplacement du prix de la fiancée par la dot de celle-ci? Qu'est ce que cette inversion de la pratique peut dire du statut juridique ou coutumier de la femme? Existe-t-il (chez Testart?) des articles ou ouvrages consacrés à ce ce renversement de la charge financière/compensatrice ? Si il est assez simple de comprendre comment dot s'est chez nous édulcorée en "trousseau" avant de disparaître, a-t-on quelque compréhension de la mutation prix <-> dot?

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    3. Oui, sur le basculement du prix de la fiancée à la dot, Testart a écrit un triple article, malheureusement pas disponible en ligne (mais je dois pouvoir fournir cela par mail sur demande) : Testart, A. 1996-97 Pourquoi ici la dot et là son contraire? Exercice de sociologie comparative. Droit et cultures 32 (1ère partie) : 7-36 ; 33 (2ème partie) : 117-138 ; 34 (3ème partie) : 99-134.

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    4. Formidable, merci beaucoup! Je vous envoie un mail.

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