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Une critique de « Au commencement était... » (D. Graeber et D. Wengrow) par Axel Paul

L'ambitieux ouvrage de David Graeber et David Wengrow, intitulé en français Au commencement était... a suscité un grand intérêt et beaucoup de commentaires élogieux. Il s'est également attiré de sévères critiques, de la part de militants mais aussi d'historiens académiques. La plus convaincante (et dévastatrice, malgré ses précautions rhétoriques) est celle écrite par Walter Scheidel, un spécialiste reconnu d'histoire romaine, qui enseigne à Stanford. Je ne lui trouve à peu près que des qualités, et j'en prépare actuellement une traduction pour la revue Sociétés plurielles, qui devrait être disponible dans quelques mois.
En attendant, j'ai également tenté de traduire une autre critique, qui la rejoint sur plusieurs points importants, rédigée pour sa part par Axel Paul, professeur à l'université de Bâle. Même si je ne suis pas toujours convaincu par certains développements, il s'agit d'un texte qui mérite d'être versé au débat, dans la mesure où il ne se contente pas de contester tel ou tel point de détail, mais où il discute du fond de l'affaire, à savoir la place du déterminisme dans l'évolution des sociétés humaines. Je dois bien avouer que j'ai eu fort à faire avec ce texte ; d'une part parce que je suis un très piètre germaniste, d'autre part parce qu'il multiplie les phrases empilant les propositions subordonnées et longues comme un jour sans pain. Bref, j'ai fait de mon mieux en évitant d'y passer trop longtemps, et en espérant avoir produit un résultat qui à défaut d'être réellement acccompli, est au moins lisible.

Nouvelles idées pour une histoire générale
dans une perspective mondiale.

Les histoires de l'humanité ont le vent en poupe. Dès avant le best-seller mondial de Yuval Noah Hariri, Une brève histoire de l'humanité, se sont multipliés les livres de vulgarisation écrits pour le grand public, qui ne se contentent pas de raconter l'histoire d'époques, de périodes ou d'événements, de régions, de pays ou de lieux particuliers, ou encore, à travers le temps et l'espace, d'objets isolés (comme le sel) ou d'abstractions (comme le communisme), mais qui donnent un aperçu global très large de l'histoire de l'humanité, sans se perdre dans le maquis des détails, mais en traçant des lignes claires et générales. Outre Harari, il convient de citer à titre d'exemple, parce qu'il est mentionné dès la première note de bas de page du livre dont il est question ici (p. 599, note 1), l'ouvrage de Ian Morris, Foragers, Farmers and Fossil Fuels : How Human Values Evolve, dont le récit commence bien avant l' « invention » de l'agriculture, à partir d'environ 10 000 avant J.-C., et s'étend jusqu'à l'époque actuelle. De même, la « nouvelle histoire de l'humanité » de David Graeber et David Wengrow – dans l'original anglais The Dawn of Everything, un titre qui aurait été mieux traduit par « Les débuts de tout » plutôt que par « Les débuts », à ceci près que ce titre pour le moins ambitieux avait déjà été donné à un livre tout aussi excellent et également historiquement universel de Jürgen Kaube paru en 2017 – commence il y a un peu plus de 30 000 ans, au Paléolithique supérieur, soit la fin de l’âge de la pierre taillée, et se termine vers 1800 avec le siècle des Lumières qui, comme nous l'apprenons, n'est peut-être pas si européen que cela.

Leur livre se focalise sur des formations sociales complexes, non hiérarchiques, mais de grande envergure, regroupant souvent des dizaines de milliers de personnes, qui sont assez méconnues, mais qu'il considère comme typiques de la plus longue période de l'histoire. D'après Graeber et Wengrow, la démocratie (de base) pour et dans les grandes sociétés ne représente pas seulement un projet politique souhaitable à l'heure actuelle. Au contraire, elle a été un modèle récurrent, voire dominant à travers les âges, de la société des 30 000 dernières années. L'autodétermination collective, la solidarité et la prospérité générale dans les grandes sociétés ne sont pas, selon les auteurs, des promesses d'avenir utopiques. Ce sont des réalités historiques qui ne sont pas possibles uniquement sur la base de la production agricole et de l'organisation seigneuriale, mais qui ont toujours été mises en œuvre par des hommes libres partout dans le monde, avant et indépendamment de celles-ci. Ils se démarquent des travaux comme ceux de Morris, ainsi que des récits de progrès historiques universels et des théories de l'évolution socioculturelle, en affirmant que l'histoire n'obéit à aucune logique, ne suit aucune direction et n'est pas prédéterminée. Selon leur message central, la domination en général, et l'État moderne en particulier, ne constituent des formes d'organisation sociale qui ne sont ni les seules, ni nécessaires. Pour eux, ce qui est en cause et qui constitue le point de désaccord, n'est pas le fait que l'histoire de l'humanité ne puisse en aucun cas se résumer à de grandes lignes ou mieux, à des modèles, mais que les structures étatiques, en particulier, soient des acquis civilisationnels ou même simplement inévitables.

Graeber et Wengrow prétendent toutefois présenter avec leur livre « une vision entièrement nouvelle de l'évolution des sociétés humaines au cours des 30 000 dernières années » (p. 16) qui, à la différence des narratifs standard prétendument dépassés, bien que dominants, et expressément dénoncés comme faux, ennuyeux et politiquement catastrophiques (ibid.), proclame au contraire une vérité pleine d'espoir et même réjouissante : « La liberté du plus grand nombre est possible parce qu'elle a toujours été possible ». Le livre est écrit rapidement – trop rapidement certes en de nombreux passages, notamment lorsque des affirmations péremptoires prennent le pas sur des arguments nuancés – et il est également bien traduit. Dans cette mesure, et aussi parce que les auteurs, qui sont sans aucun doute extrêmement bien informés et qui connaissent bien leur sujet, se réfèrent certes à des montagnes de littérature mais évitent toujours les discussions théoriques et conceptuelles, leur livre de 550 longues pages n'est, contrairement au volume déjà évoqué de Morris ou aux histoires du monde « erronées » d'un Harari (p. 111, 255, 536) ou d'un Steven Pinker (p. 26-28, 30-32), « qu'un simple » ouvrage de fond et non un livre spécialisé. Certes, de nombreuses données et informations sur lesquelles s'appuient les auteurs, voire la plupart d’entre elles, sont vraies ou probables. Les interprétations et les conclusions qu'ils en tirent ne le sont cependant pas pour autant.

Le livre comprend douze chapitres, dont deux sont consacrés aux sociétés de chasseurs-cueilleurs (chapitres 3 et 5), deux à la naissance et au développement de l'agriculture (chapitres 6-7), deux aux grandes cités ou villes plus ou moins libres de tout pouvoir (chapitres 8-9), et un – de loin le plus long avec environ 80 pages – aux origines de l'Etat (chapitre 10). Le chapitre 11 contient une sorte de condensé d’exemples empiriques illustrant les raisonnements historiques précédents. Dans le chapitre 12, les auteurs tirent leurs conclusions théoriques et normatives. Ces deux chapitres ne dispensent en aucun cas de la lecture de certains chapitres principaux, mais ils orientent mieux les lecteurs que l'introduction (chapitre 1) ou que la table des matières plutôt « lyrique » sur ce à quoi il faut s'attendre en termes historiques. En outre, le chapitre 11 fournit en quelque sorte la base de la « superstructure » du chapitre 2, où Graeber et Wengrow présentent de fins observateurs indigènes de la culture européenne qui s'est étendue à l'Amérique du Nord aux XVIIe et XVIIIe siècles ; dans ce chapitre, ils reconstruisent les fondements historico-politiques qui ont permis à ces observateurs, au-delà de leur contact colonial avec les Européens, de procéder à des analyses et à des jugements approfondis. Le chapitre 4 est un peu en suspens ; il lui manque un contenu sur lequel se focaliser. Il est néanmoins important, car c'est là que les auteurs introduisent leur concept « substantiel » (p. 152) de la liberté – c'est-à-dire la triple liberté de quitter sa communauté d'origine, de s'opposer aux ordres et de vivre dans des organisations alternatives (p. 154) – et qu'ils expliquent vouloir rechercher historiquement des sociétés libérales plutôt qu'égalitaires sur le plan matériel.

Il est intéressant de noter que Graeber et Wengrow considèrent que les inégalités matérielles sont presque inévitables, mais qu'elles ne sont pas déterminantes pour l'apparition d'inégalités sociales ou, dans un sens plus large, politiques (ibid.). C'est la domination durable de l'homme sur l'homme qui constitue pour les auteurs une sorte de chute historique. Notons que, tout comme l'inégalité matérielle, ce n'est pas la domination ou même la simple autorité en soi qui est l’objet de leur jugement politique et moral, mais sa pérennisation. « Notre question (...) est la suivante : pourquoi les êtres humains ont-ils presque totalement perdu la flexibilité et la liberté qui caractérisaient manifestement nos organisation sociales par le passé, et sont-ils enfermés dans des relations permanentes de domination et de soumission ? » (p. 162) Disons-le d'emblée : Le livre n'offre pas de réponse claire et nette. Mais il va de soi que cette appréciation exige également d'être dûment argumentée. Prenons donc les choses dans l'ordre.

Après une remarque préliminaire d’ordre conceptuel (1), je passerai en revue les quatre points principaux, historiques et matériels, traités par le livre – les sociétés de chasseurs-cueilleurs (2), l'agriculture (3), les villes (4) et l'Etat (5) – en vue de dégager des idées ou des connaissances tout à fait remarquables – des résultats positifs, en quelque sorte –, les aspects importants pour l'argument général des auteurs ainsi que les objections possibles et nécessaires. De la même manière que Graeber et Wengrow fondent la critique autochtone de l'État européen moderne en tant que prétendu sommet de la civilisation par l'histoire nord-américaine, de la culture Hopewell à la Confédération iroquoise (6), je fonderai ma critique de leur histoire « nouvelle » ou plutôt alternative des 30 derniers millénaires à partir d'un examen plus approfondi du livre lui-même, et je terminerai ainsi par un plaidoyer pour ne pas jeter par-dessus bord les concepts évolutionnistes, en m'appuyant sur un exemple « précoce » dédaigné par Graeber et Wengrow (7).

1. Des types et des séquences

Il est bien connu que David Graeber est ethnologue de formation, mais qu'il s'est également distingué en tant qu'historien dans son grand livre sur l'histoire de la dette. Il est décédé subitement en septembre 2020, mais avait pu auparavant terminer le manuscrit de Au commencement était… en collaboration avec David Wengrow. Wengrow, quant à lui, est archéologue. Ce n'est plus une nouveauté depuis longtemps (si tant est que cela ait jamais été le cas), mais il est tout aussi méritoire que nécessaire que les ethnologues et les archéologues coopèrent, qu’ils s'aident mutuellement à interpréter leurs découvertes matérielles et muettes. Cette coopération peut s’étendre aux sciences naturelles, par exemple l'archéogénétique, en s'inspirant des pratiques sociales et culturelles de communautés récentes, souvent sans écriture ou « récemment lettrées » attestées par l'ethnographie et modélisées par l'ethnologie ; de même, les ethnologues s'appuient de plus en plus sur le matériel et les modèles archéologiques pour donner une profondeur historique aux communautés qu'ils étudient, souvent « sans écriture et donc sans histoire ». Ce ne sont pas seulement les « limites » disciplinaires « objectives » des deux disciplines (comme de toutes les disciplines en général) qui plaident en faveur d’une telle coopération, mais aussi, et bien au-delà, la parenté structurelle ou l’air de famille entre des formes sociales qui ne sont pas liées directement par l'histoire et la généalogie, ressemblances fort bien constatées depuis longtemps, malgré toute la diversité documentée par l'archéologie et l'ethnographie. Ainsi, il existe des similitudes entre l'organisation sociale des communautés de chasseurs-cueilleurs en Afrique et celles d'Amérique du Nord, bien qu’elles n'aient jamais été en contact. De même, les royaumes de la Chine et de l'Égypte anciennes n'étaient pas « totalement différents » ; au contraire, ils comportaient tous deux des rois, des prêtres, une bureaucratie et des paysans soumis à des taxes. Hernán Cortés a été surpris par la richesse de Tenochtitlán, mais pas par le fait que les Aztèques étaient gouvernés par Moctezuma. Cela semble trivial, mais cela ne l'est pas, car cela permet de prouver que les sociétés ne se développent pas n'importe comment, mais qu'elles opèrent avec un inventaire de formes manifestement limité et dont on peut dresser une typologie, et que ces formes, par exemple les pratiques matrimoniales et les modes de production, entretiennent en outre des rapports sinon nécessaires, du moins probables.

Il va de soi qu'aucun idéal-type de système de parenté, de forme de domination ou de « société » ne couvre toutes les variations empiriques et que l'on pourrait souvent, et à juste titre, établir d'autres types, mais cela ne change rien au fait que les sociétés ou les cultures - contrairement à ce que le relativisme culturel postmoderne voudrait parfois faire croire – ne sont pas des toiles vierges sur lesquelles on pourrait peindre tout ce qui plaît à leurs « créateurs ». Graeber et Wengrow rejettent également explicitement un culturalisme excessif (p. 229) ; plus encore, ils présentent eux-mêmes dans leur chapitre sur l'État une sorte de théorie politique élémentaire, à partir de laquelle ils classifient aussi bien les interactions quotidiennes que les associations qui en résultent, et ils les classent même de manière phylogénétique ou du moins ordinale. Cela signifie que, tout en s'efforçant d'aiguiser le « sens des possibles » (p. 36) avec leur histoire, ils attirent concrètement l'attention sur le fait qu'il y a eu et qu'il peut y avoir historiquement davantage que - oui, que quoi au juste ? – en tout cas pour les deux auteurs, d’une part des sociétés de chasseurs-cueilleurs égalitaires, mais simples, petites et, si ce n'est pas nécessairement pauvres, du moins matériellement limitées, et d’autre part de grandes sociétés hiérarchisées ou seigneuriales, agraires et toujours étatiques. Ils n'arrivent finalement eux aussi « qu'à » corriger de simples oppositions et surtout des séquences. Graeber et Wengrow ne nous disent pas quel(s) auteur(s), quel(s) spécialiste(s) prétendent aujourd'hui que les hommes n'étaient égaux et libres que lorsqu'ils étaient de simples chasseurs, mais que l'inégalité et la domination furent scellées une fois pour toutes dès lors que l’on pratiqua une agriculture technologiquement avancée engeandrant ainsi inévitablement des surplus. Honnêtement, je n'en connais aucun. Les titres de Francis Fukuyama et de Jared Diamond auxquels ils font référence dans ce contexte (p. 22-24), si populaires soient-ils, ne suffisent en tout cas pas à refléter l'état de la recherche ou même « l'opinion dominante ». De tels raccourcis « rousseauistes » se retrouvent certes dans les histoires du monde mentionnées, comme certainement dans beaucoup d'autres « résumées » ; cependant, ils ne sont même pas fondamentalement faux, en dépit de la masse de données que Graeber et Wengrow mobilisent pour compliquer le rapport historique et évolutif entre la taille des groupes ou des sociétés, les modes de production et l'organisation politique. Les deux auteurs écrivent eux-mêmes, même si cela reste purement rhétorique : « On pourrait objecter que l'agriculture n'a certes pas tout changé du jour au lendemain, mais qu'elle a tout de même posé les bases des systèmes de domination ultérieurs »(p. 473). C'est exactement ce qui s'est passé.

Les États n'étaient pas une conséquence inéluctable de l'agriculture, mais les premières civilisations avancées ou les premiers empires sont nés sur cette base. L'agriculture était une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour la formation de l'État. Il n'y a là aucune téléologie dépassée. Les structures étatiques ne devaient pas nécessairement voir le jour. Elles ont cependant vu le jour et se sont imposées, même si ce n'est que de manière superficielle et fragmentaire à certains endroits, tout comme l'agriculture et l'élevage, là où ils étaient possibles. L'histoire a une direction, même si elle n'a pas de but. Elle ne suit pas ou ne décrit pas une ligne droite, mais les hommes qui la font – dans les conditions qu'ils ont trouvées, cela va de soi – expérimentent bien des possibilités alternatives, sur lesquelles nous apprenons quelques choses chez Graeber et Wengrow. Mais certaines de ces expériences s'imposent par leurs résultats, d'autres sont éliminées. Cela peut être un malheur d'un point de vue moral et politique, mais ce n'est en aucun cas inexplicable, même si, comme les auteurs le supposent eux-mêmes, c'est « seulement » le « pouvoir » qui est recherché par certains et finalement imposé avec succès aux autres, « seulement » pour laisser place à long terme par « davantage de pouvoir » (p. 459, 524). Quelles étaient les alternatives ?

2. Le mouvement pendulaire des chasseurs-cueilleurs

Le chapitre 3 rapporte, dans une perspective archéologique, que des communautés du Paléolithique supérieur datant de 50 000 à 15 000 av. J.-C. se manifestent déjà par « des enterrements princiers (…) et des constructions grandioses (…) » (p. 103). Les individus inhumés dans les tombes de Sunghir, dans le nord de la Russie, et de Dolni Věstonice, dans le sud de la Moravie, datant de 28 000 à 36 000 ans – les tombes collectives puis les cimetières n'apparaissent qu'au début du Néolithique, au Levant à partir de 15 000 av. J.-C. – étaient richement décorés ; on a trouvé des objets funéraires fabriqués à grand renfort de travail, dans des matériaux exotiques et donc probablement déjà prestigieux à l'époque. Ces communautés connaissaient donc, pour quelque raison que ce soit, des individus d’exception, même ou surtout lorsqu'ils étaient morts, et elles avaient la volonté et la capacité de les vénérer, ce qui nécessitait beaucoup de temps et de ressources. Ces groupes ne pouvaient donc pas être pauvres au sens strict du terme et uniquement préoccupés par la survie ; et de toute évidence, ils n'étaient pas non plus strictement égalitaires, car seules certaines personnes étaient enterrées à grands frais.

Par ailleurs, Graeber et Wengrow font état de constructions en défenses et en os de mammouths pour certaines vieilles de 25 000 ans, trouvées le long du glacier situé à l'époque entre Cracovie et Kiev, qu'ils considèrent comme des « monuments » : « soigneusement planifiés et construits pour commémorer la fin d'une grande chasse au mammouth (et la solidarité du groupe élargi de chasseurs) » (p. 109). Dans une note (p. 608, note 28), ils admettent certes que de tels sémaphores ont pu avoir d'autres fonctions, mais cela n'entame en rien l’assurance de leur interprétation dans le texte principal ; un « procédé » auquel ils restent fidèles en de nombreux endroits de leur livre : bien des conclusions se présentent comme des certitudes, alors qu'elles constituent au mieux une possibilité d'interprétation, voire une spéculation hasardeuse. Mais même s'il ne s'agissait pas des monuments ainsi décrits, il ne fait aucun doute, et c'est important pour l'argument du chapitre, que ces constructions n'ont pas été érigées ici ou là par quelques groupes de chasseurs mobiles et donc de petite taille, mais sur de très longues périodes, sur des lieux de rassemblement traditionnels de plusieurs de ces groupes. Il devait donc exister un sentiment d'appartenance, une identité collective de « toute » une culture de chasseurs qui dépassait les groupes individuels. Les communautés de chasseurs du Paléolithique supérieur n'étaient pas (nécessairement) pauvres, ni (forcément) petites ou limitées à de petites hordes isolées dans la nature.

Ce n'est pas tout. L'imposant site rituel de Göbekli Tepe, construit aux 10e et 9e millénaires avant notre ère par des chasseurs-cueilleurs et taillé dans le roc à l'aide d'outils en pierre, dans le sud-est de l'Anatolie, prouve que ses constructeurs, quel qu'ait été leur véritable objectif, ont non seulement célébré des « fêtes » communes à grande échelle et pendant des siècles, mais aussi et surtout qu'ils devaient être en mesure de coordonner d'énormes quantités de travail, c'est-à-dire aussi de « libérer » et de fournir des spécialistes. Selon Graeber et Wengrow, Göbekli Tepe témoigne d'une « hiérarchie sociale complexe » (p. 108).

Le point commun des constructions mentionnées ci-dessus est qu'elles ne constituaient pas, en tout cas pas de manière permanente, des habitations, mais des centres de congrégation ou de rituels utilisés de manière périodique. Comme il n'a pas été possible de prouver qu'il existait autour de ces centres un approvisionnement ininterrompu de grands groupes comprenant des centaines, voire des milliers de personnes, ni même que ceci aurait été possible à l'ère préhistorique, leurs constructeurs et leurs utilisateurs, à l’instar des fameux Esquimaux décrits par Marcel Mauss, dont la structure sociale oscille entre de grands camps d'hiver fixes et des camps d'été temporaires de quelques familles, ont dû osciller entre des phases de mode de vie dispersé et mobile et des phases de vie concentrée et temporairement sédentaire. Robert Lowie a décrit une oscillation similaire entre différents états d'agrégation « politiques », entre anarchie et autoritarisme (p. 128), à propos des confédérations tribales indigènes des Grandes Plaines. Pour Graeber et Wengrow, d'une part ces exemples ethnographiques constituent la clé de l'interprétation du matériel archéologique, d'autre part, ils prouvent la longévité, voire la généralité des métamorphoses socio-structurelles et politiques réversibles. Ils en concluent que l'histoire ne commence pas avec l'égalitarisme ou la hiérarchie, mais avec la « saisonnalité » politique (p. 123-125), une alternance entre « différentes possibilités sociales » (p. 135) qui ne serait pas, ou du moins pas principalement, d'origine environnementale (p. 127), mais qui serait délibérément désirée et due à l'envie de procéder à des expériences en matière politique.

Il est tout à fait vrai que les sociétés simples de chasseurs-cueilleurs, qui n'ont pas été découvertes à la fin des années 1960, mais qui ont fait l'objet de recherches systématiques, et dont les San ou les Bochimans d'Afrique du Sud-Ouest vivant dans les savanes arides peuvent être le prototype, ne peuvent pas être traitées tout de go comme des survivants du Paléolithique, comme si des dizaines de milliers d'individus étaient passés devant elles sans laisser de traces. Au contraire, beaucoup, si ce n'est la plupart, des populations récentes de chasseurs-cueilleurs n’ont été repoussées par leurs voisins agriculteurs et éleveurs dans des régions inhospitalières ou difficiles d'accès qu’au moment de la diffusion de l'agriculture. Avant « l'invention » de l'agriculture, le monde était plus vide, dans un sens quantitatif et qualitatif. Il y avait moins d’individus et il n'y avait pas de concurrence pour les meilleures terres, due aux différents modes de production. C'est pourquoi il est très probable, et Graeber et Wengrow ne sont pas les seuls à l’avoir bien documenté, que des sociétés complexes de chasseurs-cueilleurs, des communautés caractérisées par la constitution de réserves, une mobilité limitée, une densité de population relativement élevée, des hiérarchies sociales, des droits de propriété corporatifs, une culture matérielle riche, des rituels différenciés, une pratique fréquente de la guerre et parfois même de l'horticulture, étaient globalement beaucoup plus répandues que les cas connus par l'ethnographie.

Deux (groupes) d'entre eux, les tribus côtières californiennes et « canadiennes » (en particulier les Yurok et les Kwakiutl), sont décrits par Graeber et Wengrow dans le chapitre 5, non pas en tant qu'exemples de sociétés complexes de chasseurs-cueilleurs, mais pour illustrer un processus de « schismogenèse » (p. 73) qui, pour les auteurs, revêt une importance générale dans l'histoire mondiale. Les tribus du nord vivaient principalement de la pêche et étaient semi-sédentaires. En hiver, elles s'installaient dans de grands villages côtiers où elles organisaient des fêtes exubérantes et célébraient des rituels de surenchère débridée, appelés potlatch. Leur art de la sculpture, qui se manifeste dans des masques et des totems élaborés ainsi que dans des façades de maisons et des canoës magnifiquement décorés, est également impressionnant. Les communautés étaient stratifiées avec des chefs à leur tête, il existait des « maisons » plus nobles et plus riches, qui comprenaient non seulement les parents d'une même lignée, mais aussi des esclaves capturés lors de campagnes militaires. L'éthique des habitants de la côte nord-ouest était aristocratique, dépensière, honorifique et agonale. Les Yurok, leurs voisins installés plus au sud dans la région du fleuve Klamath, le long de la frontière actuelle entre l'Oregon et la Californie, étaient également des pêcheurs, des chasseurs et des cueilleurs. Toutefois, contrairement aux estuaires et aux cours inférieurs du fleuve Columbia et de ses affluents, la Californie est une zone extrêmement variée sur le plan écologique ; la pêche n'y jouait donc qu'un rôle secondaire. Les Yurok vivaient dans des villages dont les maisons étaient relativement modestes. Les sculptures somptueuses étaient absentes ; leur culture matérielle se caractérisait plutôt par des paniers décorés habilement tressés. Contrairement aux habitants de la côte nord-ouest, les Yurok ne faisaient pas la guerre et ne possédaient pas d'esclaves. Leur éthique était aussi et surtout diamétralement opposée à celle des tribus canadiennes. L'assiduité, l'économie et l'ascétisme étaient très appréciés. Ils s'efforçaient de multiplier les biens, qui pouvaient certes être vendus, mais qui ne devaient en aucun cas être dilapidés dans des surenchères coûteuses. Ce n'est pas un hasard si leur ethnographe Walter Goldschmidt a eu l'idée de qualifier la mentalité des Yurok de puritaine.

Graeber et Wengrow posent la question légitime de savoir comment expliquer une telle opposition et annoncent qu'ils vont examiner successivement si les institutions peuvent expliquer l'ethos, l'ethos les institutions, ou si les facteurs écologiques peuvent expliquer à la fois l'ethos et les institutions (p. 206). Comme c'est souvent le cas, ce projet n'est cependant pas traité de manière convenable (articulée). En effet, l'argumentation commence par se perdre dans l'à-peu-près, avant que les auteurs ne concluent – de manière remarquable, à la suite de Marcel Mauss – qu'aucune de ces explications ne fonctionne, et qu’il faut attribuer ce développement (cette divergence) « schismogénique » (p. 221) au rejet conscient du mode de vie de l'autre culture. L'occultation des « modes de production » tout à fait différents, ici une activité de cueillette qui dure plus ou moins toute l'année, là une « pêche » saisonnière de grands bancs de poissons migrateurs, me semble problématique. Mais il ne faut pas pour autant remettre en question le fait que les processus schismogéniques génèrent également des différences culturelles, voire socio-structurelles et politiques. Graeber voit également une schismogenèse à l'œuvre dans les relations entre les communautés ou cercles culturels du début du Néolithique dans le sud-est de l'Anatolie d'une part, et dans le sud du Levant d'autre part (chap. 6).

Dans ce contexte, il convient de noter de manière critique que de tels processus de différenciation constituent pour les auteurs un « facteur important » (p. 537) dans l'émergence de l'Etat et du patriarcat qui le précède non seulement dans le temps, mais aussi, d'une certaine manière, dans sa structure. Critique, non parce que l’émergence de l'autorité et de la masculinité – « toxique » – ne pourrait pas se faire en réaction à des modes de vie « féminins »et égalitaires, mais parce que l'idée selon laquelle l'institutionnalisation de la domination – car c'est bien de cela qu'il s'agit dans ce livre – est sinon toujours, du moins régulièrement, « secrétée » par une démarcation ostentatoire par rapport à des voisins épris de liberté, respectueux de l'égalité des sexes, voire de la féminité, cette idée donc, devrait au moins être énoncée, et au fond soigneusement discutée. Mais ce n'est pas le cas, ni dans le chapitre 5, ni dans le chapitre 6, ni dans le chapitre 10 (sur l'État), ni dans la conclusion. Ce que l’on apprend dans le chapitre 5, c'est que la domination commence toujours « chez soi » (p. 231), car les habitants de la Côte Nord-Ouest étaient certes des propriétaires d'esclaves, mais ils n'avaient pas de gouvernement au sens propre ou fort du terme – on ne sait malheureusement pas ce que cela signifie exactement. Leur « théorie » – qui, répétons-le, n'est nulle part développée, et encore moins soigneusement étayée sur le plan empirique – est la suivante : le patriarcat précède l'État, qui à son tour précède l'esclavage domestique, mais ceci d'une manière particulière, encore typique de l'État moderne, dans la mesure où, avec l'esclavage, un rapport de domination absolue s'installe au milieu d'une sphère d'intimité et d'assistance (p. 213 et s., 438, 441, 543, 547 et s.). L'esclavage lui-même trouve ses origines dans la guerre (p. 232). Les personnes réduites en esclavage sont celles qui ont été vaincues dans un combat à mort, qui n'ont certes pas été tuées, mais qui ont été gardées par les vainqueurs comme des morts en puissance (p. 210). Selon Graeber et Wengrow, cela ne se produit pas pour des raisons économiques ou démographiques, mais pour des motifs « politiques » ou plutôt idéels, pour des « idées sur un ordre social adéquat » (p. 221), qui ne s’incarnent toutefois que dans une « simple » démarcation schismogénique, non pas en premier lieu normative, mais formelle, par rapport aux autres sociétés. En ramenant le raisonnement à un schéma, on aurait : volonté de différence → esclavage → patriarcat → État. Il faut certes se frayer un chemin à travers l'ensemble du texte pour mettre au jour l'argumentation extraordinairement fragmentée, se rendre finalement compte que ce que les auteurs développent à partir des Yurok et des Kwakiutl n'est pas une interprétation ethnologique basée sur l’étude de ce seul cas, mais une thèse générale anthropologique ou historico-sociologique (dont on ne voit d'ailleurs pas bien comment elle s'inscrit dans le modèle esquissé au chapitre 10 – nous y reviendrons plus loin).

3. De l'agriculture ludique

Les chapitres 7 et 8 ont pour thème le développement et la mise en place de l'agriculture. Le premier met en lumière les processus à l’œuvre dans le Croissant fertile, la région qui s'étend en demi-cercle du Levant méditerranéen aux plaines mésopotamiennes en passant par le plateau sud-anatolien et les pentes des monts Zagros, et qui constituent donc les débuts les plus précoces de l'agriculture sur la planète. Le second s'étend à l'échelle mondiale et décrit le processus étalé dans le temps, hésitant et souvent franchement bloqué, de sa « marche triomphale » globale. Ceux qui sont arrivés jusqu'ici, que ce soit dans le livre ou dans ce compte-rendu, ne seront guère surpris d'apprendre que Graeber et Wengrow considèrent que l'émergence de l'agriculture est tout sauf une fatalité. En outre, ils tiennent à ce que l'on ne mette pas sur le compte de l'agriculture l'apparition des inégalités et des civilisations avancées, des empires ou des premiers États. Leurs principaux arguments contre ce lien sont, d'une part, la longue durée, parfois millénaire, qui sépare certains foyers indépendants les uns des autres, des premières tentatives de culture et d'une véritable domestication, en premier lieu des plantes, mais aussi des animaux (p. 259). D'autre part, ils soulignent non seulement la résistance ou, du moins, la réticence de certaines sociétés et d'autres aires culturelles, comme les habitants du bassin amazonien, à faire dépendre l'approvisionnement alimentaire principalement de la culture des plantes (p. 294-296), mais aussi et surtout le fait que les organisations seigneuriales ou étatiques ne sont pas apparues partout là où l'agriculture a été pratiquée, même dans un sens large. On peut même aller plus loin et considérer, même sur la base des faits mentionnés ci-dessus, que l' « invention » de l'agriculture est un « événement » révolutionnaire dans l'histoire de l'humanité. En fin de compte, c'est aussi ce que font Graeber et Wengrow, mais ils feignent le contraire. Ils considèrent certes comme un mythe le discours sur la « révolution néolithique », ainsi que Gordon Childe avait qualifié l'invention de l'agriculture dans les années 1930, mais ils parlent eux-mêmes, en ce qui concerne l'agriculture et l'élevage, d'un « phénomène paradigmatique » (p. 270) avec « un potentiel de croissance extrêmement important » (p. 302). Ils expliquent noir sur blanc que la mise en valeur de régions qui seraient autrement restées inexploitées, « des populations toujours plus importantes et plus denses » ainsi que la production systématique d'excédents, dont un appareil de domination étatique peut et doit se nourrir, sont des effets à long terme de l'agriculture (p. 301). Leur « objection » consiste simplement à dire que ces effets ne se sont pas produits partout et qu'ils ne devaient pas nécessairement se produire pour cette raison. D’accord ! Mais le constat que le passage de la production agricole à des structures seigneuriales – tout comme lors du passage de « l'activité ludique » à « l'activité de production » (p. 293) –, ne procède pas d’une nécessité historique –, n’autorise pas à nier, comme ils le savent et l'écrivent eux-mêmes, que l'agriculture ait été une condition préalable à la formation de civilisations avancées.

La carte de la page 279 montre en effet bien plus de foyers de domestication des plantes et des animaux indépendants les uns des autres qu'il n'y a eu de civilisations ou d'empires archaïques, mais tous ces empires, que ce soit en Amérique centrale, dans les Andes, au Proche et au Moyen-Orient, en Inde ou en Chine, se sont infailliblement développés dans des régions pratiquant l'agriculture. Chaque champ ne voit pas un palais s’édifier tôt ou tard à côté de lui, mais tous les palais se trouvent au bord d'un champ. Je ne vois pas quel auteur sérieux pourrait affirmer davantage et autre chose. La révolution néolithique n'est bien sûr pas, au sens strict, une révolution, un renversement plus ou moins soudain de conditions préexistantes et tenues pour acquises, et elle n'est pas, Graeber et Wengrow ont également raison sur ce point, un bouleversement purement ou simplement économique, mais « plutôt (...) une rupture qui était aussi sociale et qui englobait tout, de l'horticulture à l'architecture, des mathématiques à la thermodynamique et de la religion à la redéfinition des rôles des sexes » (p. 266). La question de savoir si elle était « plutôt », c'est-à-dire avant tout, une rupture, est laissée en suspens – de même qu'il est probable qu’aucune explication de la révolution néolithique qui ramènerait ses causes, ou même son déclenchement, à un unique facteur, n'est convaincante. Il est en revanche tout à fait exact – c’était déjà une évidence pour Childe – que le passage à l'agriculture n'est pas un événement purement technique et économique, mais qu'il englobe également des dimensions sociales et idéelles. Il n’y a rien d’aberrant à placer, ainsi que le font Graeber et Wengrow, les installations rituelles de Göbki Tepe, y compris leur symbolique menaçante et les cultes présumés des crânes, dans le contexte de l' « invention » de l'agriculture (p. 267-270) ; mais il n’y a là aucune nouveauté. Même si ceux qui les ont bâties étaient « encore » des chasseurs-cueilleurs, il est probable qu'ils cultivaient déjà les céréales et qu'ils vivaient, comme leurs voisins levantins, dans un monde postglaciaire d'abondance naturelle qui, en Anatolie, permettait de « détourner » les ressources vers des projets de constructions monumentales et des festivités de grande envergure, tandis que plus au sud, pour la première fois, des villages ont été créés dans lesquels, ou plutôt à partir desquels, on se livrait avant tout à une agriculture occasionnelle et au commerce de spécialités culinaires et artisanales locales.

Les températures moyennes ont augmenté massivement après la fin de la dernière période glaciaire, il y a environ 15 000 ans, avant de se stabiliser à un niveau comparable à celui d'aujourd'hui, malgré le changement climatique actuel, après une nouvelle vague de froid il y a environ 13 000 ans. La faune et la flore ont littéralement prospéré. La sédentarité devint pour la première fois une possibilité, du fait que les terrains de chasse et de cueillette étaient désormais beaucoup plus productifs. Le rythme climatique stable qui a accompagné cette hausse des températures – dans le bassin méditerranéen, une alternance d'étés chauds et secs et d'hivers frais et humides – a en outre favorisé la croissance d'herbes annuelles, les ancêtres de nos céréales, qui pouvaient désormais être récoltées « ponctuellement » à la fin de l'été et être consommées ou transformées une fois séchées, y compris des semaines ou des mois plus tard. Bien entendu, ces circonstances et ces possibilités n'ont pas immédiatement débouché sur une authentique vie paysanne. Les expériences montrent qu'une domestication des céréales sauvages aurait été possible en quelques générations, mais les analyses archéobotaniques révèlent que ce processus a duré près de 3 000 ans. Il est donc tout à fait justifié de souligner que durant une très longue période, l'agriculture est restée expérimentale.

En Mésopotamie, selon Graeber et Wengrow, l'agriculture s'est peut-être imposée précisément parce qu'il était possible d'y pratiquer sur une grande échelle une culture humide, productive et relativement aisée, sans avoir à construire des canaux qui auraient nécessité des travaux collectifs coordonnés de manière centralisée. Dans d'autres endroits, même et surtout en dehors du Croissant fertile, la première introduction de l'agriculture a spectaculairement échoué – par exemple en Europe, avec les représentants de la culture du Rubané – et en d'autres lieux, comme en Amazonie ou en Mélanésie, elle n'est jamais devenue le mode de production dominant. Il est également exact et tout à fait remarquable que de nombreuses sociétés de chasseurs-cueilleurs auraient été tout à fait en mesure, du point de vue de la nature et de la « technique », de passer à l'agriculture, mais qu’elles ne l'ont pas fait, probablement – car il va de soi que l'on peut aussi supposer que les chasseurs-cueilleurs ont un comportement rationnel, sans pour autant en faire des utilitaristes avant la lettre – parce que cela aurait signifié un approvisionnement alimentaire moins diversifié et, à long terme du moins, davantage de travail. L' « écologie de la liberté » p. 298) invoquée par Graeber et Wengrow était donc aussi une écologie du « temps libre ». Il est prouvé, et cela va à l'encontre des préjugés victoriens sur la supériorité fondamentale d'une existence agricole par rapport à une existence sauvage, que l'état de santé et l'espérance de vie des agriculteurs se sont régulièrement dégradés par rapport à ceux des chasseurs-cueilleurs. Au lieu de se demander pourquoi l'agriculture s'est imposée dans certains endroits du monde, si ce n'est par la violence et l'autoritarisme, du moins comme mode de production de base, Graeber et Wengrow ne voient en elle qu'une extension du répertoire matériel et reproductif que les acteurs historiques pouvaient ou non utiliser à leur guise. Comme nous l'avons vu, les auteurs savent que la croissance démographique régulièrement plus élevée des communautés agricoles, en dépit de la détérioration qualitative de l'approvisionnement alimentaire, permet à ces communautés de s'étendre structurellement, bien que le principe de l'agriculture constitue, d'un point de vue économique, l'augmentation du rendement pour une surface donnée. Ils s'intéressent néanmoins aux débuts parfois laborieux et à l’évolution souvent bloquée, tant pour des raisons écologiques que politiques, qui ont conduit de l'horticulture d’appoint à la prédominance de l'agriculture.

4. Notre (pas si petite) ville

Il n'est donc pas étonnant qu'aucun lien ne soit établi entre les premières villes, auxquelles sont consacrés les chapitres 8 et 9, et l'agriculture, et qu'il soit même suggéré qu'elles n'en avaient pas besoin, du moins pas sous une forme « intensive »; il en va de même de la « métallurgie avancée »et des « technologies sociales telles que les actes administratifs », censées ne pas constituer des conditions préalables aux premières communautés urbaines (p. 312). C'est certes vrai dans un sens à la fois strict et large ; « strict », dans la mesure où l'apparition de grandes agglomérations ne s’est pas effectuée sur la base de ces seuls éléments, et en même temps « large », dans la mesure où l'on assimile invariablement les vastes agglomérations à des villes. Et c'est précisément ce que font les auteurs : ils adhèrent à une définition « archéologique » de la ville, appliquant ce terme à toute agglomération couvrant plus de 150 ha (p. 628, note 11). Bien qu'une telle définition puisse être pertinente sur le plan archéologique, elle n'évite pas de se demander si ce qui fait la ville est uniquement la superficie, ou également un certain nombre d'habitants. Et elle occulte le fait que les villes dépendent bel et bien d'une production agricole excédentaire, qu'elles induisent presque inévitablement la spécialisation artisanale (et pas seulement métallurgique) et que, dans un certain nombre de cas, elles apportent aussi des innovations administratives. Une fois de plus, Graeber et Wengrow ne nient pas l'existence de tels liens. Au contraire, ils signalent que dans l'environnement de toutes les villes qu'ils étudient – dans le chapitre 8, il s'agit surtout des grandes cités de la culture Cucuteni-Tripolje et des villes mésopotamiennes, dans le chapitre 9 des villes mésoaméricaines Teotihuacán et Tlaxcala – on pratiquait l'agriculture, il existait un commerce et des spécialistes de l'artisanat, ainsi que des tâches administratives qu’il fallait résoudre.

Ils se refusent pourtant généralement à évoquer les causalités historiques ou sociologiques, ou même les similarités de forme, et en particulier à spécifier les facteurs techniques, économiques, écologiques et autres facteurs « matériels » responsables de l'émergence, de la (dé)formation et du développement des organisations sociales. Graeber et Wengrow sont des idéalistes historiques. Pour eux, il s'agit moins de rapports de détermination que de marges de liberté. Bien sûr, dans une présentation historique, on peut au choix plutôt mettre en lumière les contraintes qui pèsent sur des acteurs ou les latitudes dont ils disposent (p. 230). Mais les marges de manœuvre sont par nature limitées. Au lieu de les restituer, les auteurs donnent l'impression, en dépit de leur critique des positions postmodernes et relativistes, que pendant l’essentiel de leur histoire, presque tout a toujours été possible pour les « hommes », du moins en ce qui concerne l' « aménagement » politique de leurs communautés (p. 21, 139).

En ce qui concerne les villes, cela signifie que selon Graeber et Wengrow – contrairement à ce qu'affirment les spécialistes des sciences sociales pour lesquels la hiérarchie est une conséquence inévitable, voire une caractéristique structurelle nécessaire des groupes de grande taille – elles peuvent fort bien se passer d'asymétries sociales et s'en sont dispensées pendant longtemps, notamment dans les plus anciennes d’entre elles. Contre Robin Dunbar, par exemple, qui part du principe que les groupes de plus de 150 personnes ne peuvent plus être stabilisés par de simples interactions, par le contact et le consentement mutuel entre les différents membres du groupe (p. 304, 306), ils mobilisent le théoricien Maurice Bloch, qui a montré que c'est la « capacité de modifier la taille des groupes » qui « distingue la cognition sociale de l'homme de celle des autres primates » (p. 36). 36] Empiriquement, cette proposition s’étend aux villes mentionnées précédemment, dans lesquelles des dizaines de milliers d'habitants semblent s'autogérer, et dont les ruines et les vestiges ne comportent aucun indice archéologique – du moins aucun indice clair – d'une domination institutionnalisée ou même d'une « simple » stratification sociale. Pour commencer, il n’y a rien de très étonnant à cela, car de même que l'agriculture ne débouche pas nécessairement sur l’urbanisation, c’est parfois bel et bien le cas ; Çatalhöyük en Anatolie, par exemple, existait déjà vers 7000 avant J.-C., soit peu après la première domestication de plantes et d'animaux dans l'histoire mondiale. Elle formait une agglomération composée de maisons en briques d'argile serrées les unes contre les autres, et comptait plusieurs milliers d'habitants (p. 236-238, 244-249). Quant aux premières grandes agglomérations, on y construisait déjà des palais.

D'autre part, et c'est là un point crucial, Graeber et Wengrow n'omettent pas de mentionner que les premières villes étaient aussi des centres religieux, ou du moins qu'elles en abritaient (p. 312, 327 s., 337). Mais une fois de plus, ils ne font rien de cette constatation, pas plus qu'ils n'évoquent le fait que leur inspirateur Bloch attribue à la religion la capacité spécifiquement humaine de former de grands groupes, en raison de ses pratiques et de ses rituels. Il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à considérer l’ensemble des villes primitives comme des centres religieux, mais il est évident que la religion, ou plus généralement les cultes, ont joué un rôle central dans beaucoup d'entre elles – et certainement aussi pour elles. Jéricho n'en serait qu'un exemple, non pas, bien entendu, parce que l'Ancien Testament en parle, mais parce que sa célèbre tour, érigée au 9e millénaire avant Jésus-Christ, était une construction rituelle et non militaire – si elle n’était pas un temple, elle n’était pas non plus un bâtiment profane. Göbekli Tepe, quant à elle, n'était pas une ville habitée par des milliers de personnes mais un lieu rituel où des milliers de personnes se rassemblaient régulièrement.

Le village (ou la ville résidentielle) de Çatalhöyük était également à dominante religieuse. S'il ne comprenait pas de bâtiments ou de lieux de culte centraux, les maisons « d'habitation »devaient toutes contenir des lieux de culte en principe similaires - si elles n'étaient pas purement et simplement de tels lieux de culte. La pièce principale, toujours sans fenêtre et accessible par un escalier depuis le toit plat, comportait un four ou un foyer ainsi que des bancs et des estrades encastrés dans les murs. Dans de nombreuses pièces principales, qui proviennent certes d'une série de fouilles particulière et donc d'une phase spécifique du site, on a trouvé des bucranes spectaculaires, des crânes de taureaux avec d'énormes cornes sortant des murs, ainsi que des peintures murales, principalement d'animaux sauvages. De toute évidence, ces pièces servaient notamment à l'inhumation et au culte des morts. La vie économique des habitants se déroulait principalement sur les toits.

Sans surprise, mais encore une fois au passage, Graeber et Wengrow mentionnent des « rituels domestiques » (p. 322) dans les grandes cités du 4e millénaire de la culture Cucuteni-Tripolje au nord de la mer Noire. La nature de ces rituels n'est pas mentionnée. Il est plutôt fait référence à la forme annulaire des grandes cités et au vaste espace vide situé en leur centre. En comparant avec les villages pyrénéens basques modernes – oui : modernes – qui sont également circulaires et qui utilisent cette structure spatiale comme base d'une « rotation saisonnière des tâches et des devoirs essentiels » (p. 323), comme principe d'organisation non hiérarchique sans contrôle ou administration centrale, les auteurs concluent néanmoins qu'une « organisation hautement égalitaire à l'échelle urbaine était déjà possible dans les grands ensembles ‘ukrainiens’ » (p. 325). Au lieu de se demander et de discuter si et dans quelle mesure la religion – une pratique cultuelle commune obligatoire, même décentralisée ou répartie sur des ‘foyers’ domestiques individuels – peut constituer un équivalent fonctionnel de la hiérarchie et, en tant que telle, jouer un rôle fondamental pour la cohabitation durable de grands groupes, ils extrapolent encore et encore dans les deux chapitres sur les villes, partant des modèles d’habitations en série pour en déduire des formes d'organisation démocratiques et coopératives.

De même, leur démonstration « diffusionniste », illustrée par le cas précédent, n'est qu'un exemple – particulièrement flagrant, il est vrai – de l'utilisation d'une base factuelle dont on avoue les lacunes (p. 330 et s.) pour en tirer des conclusions d'une audace impressionnante – par exemple, en ce qui concerne la Mésopotamie, l’idée que les cités, avant la construction des premiers palais, étaient gouvernées par des conseils de district, des assemblées d'anciens et de citoyens (p. 329), et que les corvées, même à l'époque dynastique, étaient une affaire joyeuse, plus carnavalesque que pénible (p. 327 et s.). Il est probable, pour ne pas dire certain, que le développement de la religion, le renforcement de l’appartenance à une collectivité par des rituels, des mythes ou des croyances communs, n'a pas été un processus totalement contraint et dépourvu de toute gaité. Néanmoins, un engagement solennel envers certains cultes, comme par exemple les puissances et les êtres invisibles, pour la prospérité des plantes et des animaux, pour le bien-être du groupe, est tout autre chose qu'une autodétermination démocratique. Pour Graeber et Wengrow, la religion a d'une certaine manière toujours été présente – ce qui est sans doute vrai, dans la mesure où l'éveil de la pensée symbolique et de la pensée religieuse ont la même origine –, mais elle n'interfère apparemment jamais avec la « politique », l' « imagination politique » et le « goût de l'expérimentation » des chasseurs-cueilleurs paléolithiques et des premiers habitants des villes. Elle n'est elle-même « qu'un jeu » (p. 533).

Les auteurs savent que les néolithiques qui ont expérimenté des techniques et des pratiques agricoles sont aussi ceux qui ont donné une nouvelle expression figurative à leurs représentations d'animaux particulièrement dangereux d'une part et de femmes fécondes et porteuses de vie d'autre part, qui ont peut-être même inventé les dieux selon Jacques Cauvin, dieux qui ne voulaient pas seulement être vénérés mais auxquels il fallait adresser des sacrifices – qui revendiquent donc d'une certaine manière la domination – (p. 333-337), mais ces sujets ne sont pas davantage abordés que l'apparition régulière, à travers les cultures et les époques, de temples et finalement de palais dans les villes. Le livre a le mérite d’apporter de nombreux exemples montrant que les villes, même si l'on entend par là non seulement des agglomérations denses, mais aussi des centres rituels et économiques, ont pu se passer pendant des siècles d'un appareil de domination politique au sens strict du terme et même perdre ou abolir un tel appareil s'il s'était formé – les auteurs décrivent ce dernier cas à partir de l'exemple de Teotihuacán (pp. 357-374). Mais de tels exemples ne prouvent ni que de tels centres constituaient des associations libres d'hommes libres, ni que l'urbanisation n'a pas été à la base de la stratification sociale et finalement de l'émergence d'États. « Dans l'ensemble, on pourrait penser que l'histoire s'est déroulée de manière uniforme dans une direction autoritaire. Sur le long terme, cela a été le cas ». (p. 352)

5. les États, ou quand l'histoire joue aux dés

Dans le chapitre 10, nous nous heurtons à des imprécisions similaires. D'une part, les auteurs nous assurent que l'émergence des États modernes n'était pas une nécessité historique, mais plutôt « plus ou moins le fruit du hasard » (p. 461), d'autre part, ils n'esquissent eux-mêmes rien d'autre qu'une théorie plus ou moins originale de l'émergence des États, qui s'arrête bien sûr bien avant une reconstruction historique de l'émergence des États modernes. Rien que pour cette raison, il est difficile d’apprécier leur position sur le hasard. Mais il ne s'agit pas du tout de hasard ou de nécessité ; il s'agit d'une fausse alternative. Du point de vue de l'histoire universelle ou de l'évolution, les États n'étaient pas plus nécessaires que la domestication du feu ou le développement d'homo sapiens. Comme on peut le voir – et comme le montrent également Graeber et Wengrow, bien qu’ils affirment le contraire – ils sont apparus à différents endroits du monde et à différents moments de l'histoire de manière tout à fait similaire, apparemment « socio-logique ». Plus encore : même si l'Etat moderne a entre-temps dépassé son zénith historique (p. 461), il s'est imposé au cours des derniers siècles, dans le sillage du colonialisme européen moderne, qui n'est en aucun cas unique en son genre, mais seulement par sa force et son étendue, face à des formes alternatives d'organisation sociale. Les auteurs font référence au premier point, mais ne traitent pas le second. L'histoire universelle ou les théories de l'évolution socioculturelle ne s'occupent pas de la découverte de nécessités a priori, mais a posteriori, de la mise au jour et de l'explication de régularités et de probabilités historiques. Dans ce contexte, les dépendances de sentier jouent un rôle tout à fait décisif. La domination ou la « simple »division du travail dans l'ensemble de la société ne sont pas des conséquences inéluctables de la densification spatiale et sociale, mais celle-ci est régulièrement la base sur laquelle elles se développent et, une fois qu'elles ont « grandi », même après des bouleversements et une désintégration sociale, elles ne disparaissent plus à long terme, c'est-à-dire en règle générale. Au fond, cette « logique », ce schéma, est banal. Mais il faut l’énoncer pour montrer clairement à quel moment Graeber et Wengrow, sans déformer les faits historiques, refusent d’en tirer les « séquences nécessaires ».

Leur théorie de l'État est censée répondre à la question « pourquoi sommes-nous restés enfermés » (p. 135, 141, 274, 536 - et probablement plus souvent), pourquoi l'imagination politique, de même que notre capacité à construire un ordre social nous permettant de nous déplacer librement, de désobéir aux ordres et de nous réorganiser sans cesse (154, 392) se sont éteintes, ou du moins ont été largement étouffées. Toutefois, ils n’apportent pas non plus la réponse dans ce chapitre, comme on l’a déjà « divulgué » plus haut – du moins pas explicitement ni de manière convaincante : tout au contraire, l’argumentation reste engluée dans une combinatoire inaboutie d'éléments de domination (p. 392-400).

Ils distinguent trois formes fondamentales de pouvoir ou de domination – deux termes qu'ils ne s'embarrassent pas de distinguer –, à savoir le contrôle de la violence, le contrôle de l'information et le charisme individuel, qui sont anthropologiquement universels et qui se sont imbriqués « plus ou moins par hasard » dans l'État moderne pour former un complexe de souveraineté, de bureaucratie et de concurrence politique. Sur la base de ces trois éléments de domination politique, les auteurs distinguent en outre trois types d'associations politiques : Les souverainetés de premier ordre, qui se contentent d'institutionnaliser l'un des trois types de pouvoir (p. 421), les souverainetés de second ordre, dans lesquelles deux des trois formes de pouvoir se combinent (p. 443) et enfin l'État moderne, dans lequel les trois entrent en jeu (p. 461). En principe, il n'y a rien à dire contre la différenciation des formes de pouvoir ni contre leur combinaison en types de domination ; au contraire. Seulement, il existe déjà des approches similaires, par exemple de Michael Mann et Heinrich Popitz (peu connus dans les pays anglo-saxons, mais que l'on peut tout de même découvrir depuis la traduction de ses processus de formation du pouvoir), qui ne sont cependant pas mentionnées ou discutées, comme de manière générale la littérature très complète et détaillée sur la formation des Etats, de la nationalité et des associations politiques. On pourrait apprendre de cette littérature non seulement qu'il est nécessaire de distinguer les (formes de) pouvoir et le pouvoir institutionnalisé ou la domination, mais aussi comment les processus d'institutionnalisation se déroulent, quelles conceptualisations alternatives d'associations politiques non-étatiques ou pré-étatiques existent et quelles relations systématiques et chemins de développement peuvent être observées.

Graeber et Wengrow en font également état, du moins en partie. À première vue, il semble que les dominations de premier ordre apparaissent simplement parce que quelqu'un réussit d'une manière ou d'une autre à pérenniser le pouvoir – les Olmèques du 2e millénaire avant Jésus-Christ pratiquaient des jeux de balle théâtralisés, c'est-à-dire expressifs et charismatiques, pour la compétition politique (pp. 413-416), les habitants du Chavin de Huántar pré-incaïque se livraient à « des épreuves individuelles, des initiations et des quêtes de vision »(p. 419) pour acquérir un savoir de domination ésotérique (p. 416-420) et les Natchez nord-américains des 18e et 19e siècles pratiquaient une violence excessive au service du roi divin (p. 422-426). Dans les faits et dans les descriptions des auteurs, les trois « dominations » possèdent bien sûr un fondement religieux. Cela vaut également pour les régimes de second ordre, qui combinaient la souveraineté et la bureaucratie dans le cas de l'Egypte ancienne (p. 429-439), la bureaucratie et la compétition politique dans le cas de la Mésopotamie (p. 439 s.) et la compétition politique et la souveraineté dans le cas des Mayas (p. 440-442), et qui déplaçaient « simplement » la troisième forme de pouvoir « de la sphère humaine vers les sphères cosmiques » (p. 444). Malheureusement, pour Graeber et Wengrow, l’affaire s’arrête là. Comme dans les chapitres sur la ville, le rapport entre religion et politique reste à nouveau totalement inexpliqué, tant sur le plan empirique que conceptuel.

Ce dont Graeber et Wengrow nous assurent en revanche, c'est que les dominations de premier ordre ne restreignaient pas encore les trois libertés fondamentales déjà mentionnées, que ceux qui étaient « soumis » à la domination pouvaient donc encore résister aux ordres, s'en aller et tenter leur chance ailleurs, sans domination (p. 426-429). Cela change, du moins en grande partie, dans les dominations de second ordre. Celles-ci « recourent systématiquement à des formes spectaculaires de violence » (p. 441), elles sont en mesure – il faudrait même ajouter : obligées – d'imposer régulièrement leurs ordres par la force, précisément parce que le pouvoir est encore faible, qu'il ne s'est pas encore banalisé et qu'il ne dispose pas non plus d'un appareil de sécurité qui lui permettrait de s'imposer sur le terrain. Il en va manifestement de même pour la liberté de quitter la communauté, et en sens inverse, des efforts des souverains pour en priver leurs sujets. Les auteurs soulignent avec Scott qu'il était tout à fait possible de s'enfuir et de devenir un « barbare », mais qu'il fallait s'attendre à être à nouveau soumis (p. 473-476). Mais ce qui est plus grave à leurs yeux, c'est que la bureaucratie qui, comme nous l'avons vu, est d'une part une institution élémentaire de domination, quelque peu contradictoire, mais qui d'autre part n'a rien à voir avec la domination, du moins au début (p. 449 s.), devient dans les premiers États l'instrument central pour abolir la troisième liberté – celle de se réorganiser politiquement de manière différente –, en ce sens qu'elle passe d'un mécanisme de coordination, supposé simple, d'engagements personnels à un registre impersonnel et donc non négociable de relations d'obligations (p. 465 s.). À un moment crucial, le texte renvoie au livre de Graeber sur la dette, sans toutefois qu’on y trouve ce qui est seulement envisagé ici, à savoir une réponse satisfaisante à la question « pourquoi nous sommes restés bloqués ». Il n'y est pas expliqué dans quelle mesure la transformation de la dette en argent tarit l'imagination politique, ni comment cette thèse se rapporte à celle précédemment « développée », selon laquelle l'Etat, en tant que combination de violence et d'assistance calquée sur le ménage patriarcal, commet cet attentat contre une pensée politique libre – une pensée libertaire. En bref, en ce qui concerne la combinatoire des éléments politiques, le chapitre sur l'État est inspirant ; en ce qui concerne les passages empiriques sur les dominations de premier et de second ordre, il est informatif, même si dans le détail il faut probablement le considérer avec prudence ; en tant que théorie de l'État, il est inutilisable.

6. Quod esset demonstrandum (Ce qu’il fallait démontrer)

Le chapitre qui suit (11), tout comme le chapitre 5 est « nord-américain », et récapitule l'histoire racontée jusqu'ici (en fait, seulement jusqu'au chapitre 9). Nous y rencontrons des cultures de chasseurs-cueilleurs organisées à grande échelle, ou du moins en réseau, et construisant d'imposants édifices, une agriculture « ludique », l'ascension et la chute d'une cité-État et des confédérations tribales dont les mythes évoquent une domination « étatique » que leur « constitution » sait empêcher. Graeber et Wengrow parlent de la culture Hopewell datant de 100 avant à 500 après J.-C., dont le centre se trouvait dans l'actuel État américain de l'Ohio, mais qui rayonnait apparemment très largement sur l'ensemble du continent nord-américain. Il est possible que le système de clans transcontinental, transcendant les tribus et les groupes linguistiques, se soit formé ici. Les archéologues ont découvert des ouvrages monumentaux en terre, utilisés de manière saisonnière et possédant une fonction rituelle. Des techniques et des pratiques agricoles, des méthodes de production de surplus ciblées étaient connues. Il n'y a cependant aucun signe de l'existence ou même du leadership d'une élite sociale.

Après le déclin de la culture Hopewell, quelle qu'en soit la cause, des « évolutions familières » (p. 495) se sont produites : le maïs cultivé est devenu l'aliment de base en de nombreux endroits, des conflits armés ont éclaté et, au lieu d'un nouveau réseau décentralisé, une communauté hiérarchisée s'est finalement développée autour de la ville de Cahokia, située près de l'actuelle Saint-Louis sur le Mississippi. Vers l’an mille, 10 000 personnes, et même 40 000 vers 1400, vivaient probablement déjà à Cahokia, la plus grande ville précolombienne au nord du Mexique. La population de la ville et de ses environs était divisée en nobles et en roturiers, avec à leur tête une élite dirigeante qui, à l'instar des premiers souverains partout dans le monde, procédait à des exécutions massives. Le « régime » n'a toutefois pas pu se maintenir. Après 1400, de plus en plus de gens se détournèrent de Cahokia ; comme nos auteurs le reconnaissent en passant, la faible densité de population du Midwest (p. 500), ainsi que le rôle toujours marginal de l'agriculture et le faible taux de natalité qui l'accompagnait (p. 503 et s.) ont permis de tourner le dos au centre urbain et à l'élite qui y résidait. Vers 1700, les petits royaumes avaient disparu du centre de l'Amérique du Nord.

Tout au contraire, les auteurs décrivent, à l'exemple des Osage installés dans la région de l'actuel Oklahoma, une société dont les institutions avaient été conçues pour empêcher le pouvoir arbitraire. Outre un conseil des sages responsable des décisions collectives contraignantes, il existait des assemblées quotidiennes de simples membres de la tribu, au cours desquelles les décisions du conseil étaient discutées et réfléchies. Des institutions démocratiques et délibératives comparables, ainsi que, selon Graeber et Wengrow, des antécédents « étatiques »comparables, se retrouvent chez les Iroquois d'Amérique du Nord-Ouest, qui n'avaient bien sûr aucun lien direct ou avéré avec les Osage. Le point décisif pour les auteurs est que les indigènes d'Amérique du Nord, les Iroquois, étaient tout aussi capables que les Osage, ou plus exactement que leurs « intellectuels », de penser politiquement, de réfléchir à des alternatives politiques fondamentales et d'aménager consciemment leurs communautés. Comme nous l'avons expliqué en détail au chapitre 2, cette capacité n'est donc pas un privilège, une découverte ou une conquête datant seulement des Lumières européennes (p. 527), mais d'un autre côté, une telle conscience politique s'éveille « seulement » et « uniquement » dans le contexte de l'expérience de la domination et de l'État (p. 518). L'observation selon laquelle la critique explicite de la domination et, plus largement, les « sociétés contre l'État » décrites par Pierre Clastres dès les années 1970 n'ont été possibles que parce que leurs membres avaient jadis connu quelque chose comme une domination « étatique » ou même simplement institutionnalisée, avait déjà été avancée par les auteurs dans un précédent article (p. 132 et suivantes). Je trouve cette remarque convaincante.

Elle prouve toutefois que les structures de domination, même sans être identiques à celles des États, ont dû être beaucoup plus courantes et répandues que ce que la présente histoire « anarchiste »de l'humanité veut nous faire croire. Certes, il ne s'agit pas à proprement parler d'une contradiction interne à l’exposé de Graeber et Wengrow, dans laquelle ils s’empêtreraient. Ils décrivent bien, en effet, et comme nous l'avons vu, que les sociétés de chasseurs paléolithiques étaient déjà capables de former des structures complexes et même hiérarchiques, au moins de manière saisonnière, sans toutefois les rendre permanentes. Il ne s'agit peut-être pas d'un point de vue tout à fait nouveau, mais c’est un élément que le livre souligne à juste titre. Elle banalise néanmoins les nombreuses tentatives de hiérarchisation, dont certaines furent interrompues ou annulées, mais dont certaines conduisirent à la création d'ensembles politiques capables d'englober et de gouverner des dizaines de milliers, des centaines de milliers, voire des millions de personnes. Ces entités, ces royaumes et ces empires, étaient également éphémères, tout comme l'État moderne l'est certainement aussi. À côté de ces ensembles politiques et entre elles, il existait des communautés qui n’étaient pas caractérisées par l'exploitation, l'oppression, les guerres et l'esclavage. Mais depuis que de tels empires existent, ils s'imposent au détriment de communautés dépourvues de domination, de la même manière que les groupes de cultivateurs, en dépit de toutes leurs difficultés initiales, s’étaient auparavant imposés face aux chasseurs-cueilleurs – non parce qu'ils sont meilleures ou qu'ils correspondent à une quelconque volonté humaine, mais tout simplement parce qu'ils sont plus puissants. L' « atout » des paysans est leur démographie, l' « atout » des Etats est l'organisation de la violence. Graeber et Wengrow se concentrent sur l'imagination politique, la volonté de liberté qui [passage incompréhensible] ne flotte pas aussi librement dans l’air qu'ils le suggèrent.

Cette appréciation vaut aussi mutatis mutandis pour la critique de la domination des Lumières européennes, ce qui nous amène à présent au thème du dernier chapitre. Il est sans doute exagéré d'attribuer le rejet du pouvoir arbitraire par les « Iroquois » à la démonstration logique et au brio rhétorique de leur « philosophe et homme d'État » Kondiaronk (p. 64), érigé en modèle de la culture du débat des Lumières, et même de présenter l'ensemble de ce courant comme un effet de la critique indigène des (institutions des) colonialistes européens (p. 61 s., 75). Il est vrai cependant que la figure de l'indigène, souvent américain, occupe une position clé dans la philosophie politique des Lumières, d'où la légitimité, pour ne pas dire la nécessité, de faire parler dans les sources les informateurs et interlocuteurs concrets des proto-« ethnographes » européens, conquérants, aventuriers et surtout missionnaires européens. Leur discours, leur critique des formes de pensée et de vie européennes, méritent d'être pris au sérieux en tant que critique indigène, afin de briser ainsi l'apparent monopole européen de la critique sociale, et d'alimenter la réflexion sur la question proprement politique de savoir dans quelle société l'on veut vivre et quelles institutions on veut se donner.

Toutefois, même si l'on prend acte du fait que les Lumières ne sont pas uniquement sorties de la tête de géniaux intellectuels européens, mais qu'elles doivent beaucoup à la confrontation avec des cultures extra-européennes et, plus encore, aux objections anticoloniales des populations soumises outre-mer, cette constatation doit être admise non seulement pour les XVIIe et XVIIIe siècles, mais déjà pour la critique du colonialisme de la fin de la scolastique au XVIe siècle. La conquête de territoires par l'Europe moderne a été avant tout un assujettissement par la force de continents et de peuples « étrangers » (même si la conquête rapide et le dépeuplement de l'Amérique en particulier sont dus en premier lieu aux agents pathogènes introduits par les Européens, issus de leur symbiose millénaire avec le bétail domestiqué). La « rencontre » européenne avec l'étranger se caractérise néanmoins aussi par un degré particulier ou, mieux, par une « sensibilité à l'altérité » : un type particulier de sensibilité à l'altérité, dont les origines remontent à l'Antiquité et qui remonte peut-être à une sorte d'expérience collective de second rang culturel.

D'une manière générale, c'est dans l'Antiquité, et pas seulement au siècle des Lumières, que l'ordre politique ou social est perçu comme une chose pouvant par principe être aménagée, surtout dans le contexte européen. Je crois entendre Graeber et Wengrow me crier : « C'est si tardif ! N'avons-nous pas montré que les hommes ont toujours fait des expériences politiques ? » – « Non, vous ne l'avez pas fait ». Car il y a une différence, fondamentale même, entre constater la variance et même la périodicité de formes de sociabilité historiquement lointaines et postuler une conscience de la possibilité d'alternatives politiques ne dépendant que de la libre décision des acteurs. Le premier point est parfaitement couvert par les données archéologiques et ethnologiques. Le second ne l'est pas, non seulement parce que les états de conscience, contrairement aux structures sociales diverses et saisonnières, ne laissent pas de traces archéologiques directes, mais aussi parce que les résultats de l'ethnologie, de la psychologie du développement et même de l'histoire au sens strict, c'est-à-dire de l'écriture, prouvent de manière irréfutable que non seulement nos techniques, nos formes d'organisation sociale et nos visions du monde ont évolué ; il ne fait aucun doute que nn seulement la maîtrise de la nature, la compétence d'organisation sociale ou politique et le « savoir humain » ont augmenté au cours de l'histoire mais que notre pensée, notre capacité de penser ou plus précisément nos formes de pensée sont elles aussi soumises à une sorte de logique cumulative. Certes, la capacité humaine à changer le réel s'éveille déjà avec le langage. Mais les hommes ne s'autorisent à changer totalement le monde qu'après avoir détrôné les dieux. Celui qui ne reconnaît dans la religion qu'une expérimentation ludique et non pas l'obligation profonde de préserver le monde tel qu'il est, ou tel qu'il doit être en raison de la volonté divine, passe à côté de cette réalité.

7. Des types et des séquences II

Dans sa Philosophie de l'argent, Christoph Türcke tance Graeber pour avoir uniquement traité, dans son livre sur la dette, des dernières 5000 années de l'histoire de l'argent et non des premières, alors que les origines de l'argent remontent bien plus loin, quelque part au fond de l'âge de pierre, voire même avant. Il n'est pas nécessaire de s'intéresser ici à ce qu'il faut penser de l'objection de Türcke. Quoi qu’il en soit, Graeber et Wengrow, dans le présent livre, remontent nettement plus loin dans le temps. La critique selon laquelle le récit commence trop tard s'applique cependant également (voire, plus encore) ici – bien sûr, pas dans le sens où tout ce qui arrive possède un antécédent sans lequel ce qui suit resterait incompréhensible, ou du moins incomplet. Chaque histoire doit débuter quelque part, et bien des éléments doivent être considérées comme acquis. De plus, les auteurs ont de bonnes raisons, qu'ils exposent eux-mêmes, de commencer par le Paléolithique supérieur. C'est à cette époque qu'apparaissent, d'après ce que nous savons aujourd'hui, les premiers monuments, les premières constructions témoignant de la religion (p. 179 s.). Le Paléolithique supérieur connaît donc déjà des sociétés complexes. Jusqu'ici, tout va bien. Et pourtant, ce « début » pose un problème fondamental, car il affecte l'ensemble de l'argumentaire du livre.

Bien que Graeber et Wengrow parlent eux-mêmes à plusieurs reprises de complexité sociale dès le Paléolithique, ils se refusent à utiliser la catégorie de « chasseurs-cueilleurs complexes » (p. 114, 130 s., 186), moins pour des motifs compréhensibles sur le fond que pour des raisons rhétoriques évidentes : Ce serait reconnaître que même les spécialistes qui pensent en termes d'évolution, ou du moins de typologie, observent de manière différenciée, et n’opposent pas ainsi purement et simplement des formes de socialisation « pauvres mais libres » à des formes « technologiquement avancées mais non libres ». Bien entendu, Graeber et Wengrow savent que la recherche n'utilise pas une dichotomie aussi simple, mais ils évitent, ici comme en général, une confrontation sérieuse et approfondie avec les approches évolutionnistes actuelles. La raison n’est pas qu’ils refuseraient d’enfermer la diversité empirique des sociétés et des cultures dans un corset classificatoire : c'est en effet ce qu'ils font eux-mêmes lorsqu'ils considèrent – à juste titre – que la naissance des villes ouvre un nouveau chapitre de l'histoire de l'humanité (p. 311) ou qu'ils établissent la distinction entre les systèmes de domination de premier, deuxième et troisième ordre. Graeber et Wengrow devraient plutôt admettre que les sociétés complexes de chasseurs-cueilleurs, même si elles ne sont évidemment pas des « survivances », des branches mortes de l'évolution socioculturelle qui, pour leur malheur, sont passées à côté du développement de l'agriculture, doivent être issues de sociétés de chasseurs- cueilleurs simples ou, en tout cas, nettement plus simples. Premièrement, dans un sens très basique et logique, la complexité présuppose toujours la différenciation, la mise en réseau ou la coévolution d'éléments plus simples – la construction de bateaux à balancier capables de naviguer, par exemple, suppose de « naviguer » sur des troncs d'arbres ou des radeaux. La complexité sociale ne tombe pas non plus du ciel : elle n'est pas simplement là depuis toujours. L'histoire ne commence pas de manière aussi hiérarchique qu'égalitaire, pour ne faire ensuite qu'osciller entre ces deux pôles jusqu'à ce que la domination et l'État triomphent à un moment ou à un autre.

Au contraire, l'histoire humaine commence de manière très égalitaire – métaphoriquement parlant, bien sûr, parce que, du point de vue de l'évolution, il n'y a pas de véritable début, pas d'état primitif, mais des transitions décisives, des sortes de trous d'épingle par lesquels on ne revient guère une fois qu'on s’y est « faufilé » –, que les groupes de primates humains se caractérisent, par rapport aux groupes de primates non humains, par un degré exceptionnel, voire spectaculaire, de disposition générale à la coopération ainsi que d'égalitarisme, en particulier entre les hommes, qui existe d'ailleurs aussi entre les sexes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs et en particulier les plus simples d’entre elles. Il va de soi que les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans ne sont pas nos ancêtres directs, mais que nous descendons d'ancêtres communs, dont certains se sont lancés sur le long chemin de l'hominisation il y a deux millions et demi d'années, avec ce que l’on présume être le développement le plus précoce de bifaces taillés. Contrairement à ce que Graeber et Wengrow insinuent (p. 98 et suivantes), « nous » sommes tout à fait en mesure, essentiellement sur la base de la découverte d'outils, mais aussi sur la base d'autres artefacts et des traces de vie de pré-humaine et de primates, d'écrire une histoire de l'humanité qui soit davantage qu’un récit inventé de toutes pièces, une spéculation dénuée de toute garantie empirique. Ils critiquent à juste titre le fait que l'on ne peut pas considérer l'explosion créative dans l'espace culturel franco-cantabrique, que l'on peut admirer dans les grottes d'Altamira, de Chauvet ou de Lascaux, il y a plus de 30 000 ans, comme l'acte de naissance de l'homme moderne, même du point de vue comportemental. Mais de même que la « floraison européenne » au Paléolithique supérieur pourrait être due – comme le pensent les auteurs à la suite de Schmidt et Zimmermann – à une densification des interactions due à des facteurs écologiques et climatiques, les sociétés complexes de chasseurs-cueilleurs pourraient être issues, dans des conditions environnementales tout aussi favorables, de communautés plus petites, donc plus simples du point de vue de la structure sociale, mais aussi plus égalitaires du point de vue matériel ou plutôt « artificiel ». Il faut le répéter : l'histoire humaine, qu'elle commence avec Graeber et Wengrow au Paléolithique supérieur ou plus tôt, par exemple avec la domestication du feu ou la chasse collective, débute de manière égalitaire et non hiérarchique. C'est pourquoi il est tout à fait possible de reconstruire historiquement et anthropologiquement dans quelles circonstances et par quels moyens la stratification sociale émerge, reflue et s'établit à long terme, du moins dans certaines communautés, une tâche que des générations de chercheurs ont d'ailleurs entreprise sur la base de nouvelles connaissances.

La question centrale des deux auteurs, explicitement soulevée à plusieurs endroits du livre, à savoir à quel moment avons-nous été « bloqués », quand et comment l'humanité, ou du moins une grande partie de celle-ci, a désappris à penser en termes d'alternatives politiques, à imaginer - et à mettre en œuvre - un monde différent et plus libre que celui dans lequel nous nous sommes engagés avec la mise en place de structures étatiques stables, n'est donc pas moins mal posée que la question de l'origine de l'inégalité, qu'ils rejettent comme une fausse question (p. 135). Il n'y a pas d'origine unique, pas plus qu'il n'y a d'accident au cours duquel l'histoire a déraillé (p. 94, 154, 162). Ce qui existe, ce sont des processus d'accumulation et d'institutionnalisation du pouvoir, d'innovation technique, sans oublier l'ouverture mentale et médiatique du monde, qui commencent tous très tôt, qui sont en fin de compte des dimensions de l'hominisation et pas seulement de l'histoire, des processus qui marquent le rapport à la nature, le rapport social et le rapport au monde des différentes sociétés, mais qui les mettent inévitablement en contact les unes avec les autres, en dépendance les unes des autres, en opposition « schismogénique » et en outre dans un rapport de concurrence parfois guerrier. Souvent, ces relations se terminent en queue de poisson ou disparaissent, une désintermédiation succède à une interdépendance. Mais à certains moments – et c'est en ce sens que le discours sur les grandes transitions évolutives, la périodisation de l’histoire et les révolutions politiques modernes ou non, prend tout son sens, les aiguillages sont posés de telle sorte qu'un retour en arrière est toujours possible dans des cas isolés – même s'ils sont nombreux – mais devient somme toute extrêmement improbable.

Tout comme Kant disait de la Révolution française qu' « un tel phénomène dans l'histoire humaine ne sera pas oublié, parce qu'il a révélé une disposition et une capacité de la nature humaine à aller vers le progrès », il existe « d'autres » découvertes politiques ou socio-structurelles, mais aussi techniques et épistémiques qui, une fois qu’elles existent, ne peuvent pas être facilement effacées. Jusqu'à nouvel ordre, il est peu probable que l'on oublie que la Terre est ronde et non plate, pas plus que l'on n'oubliera que la fission nucléaire permet de libérer d'énormes quantités d'énergie. On peut regretter cette découverte, mais on ne peut pas l'effacer. L'Etat-puissance européen des temps modernes s'est peut-être développé par hasard, selon l'endroit où l'on commence à raconter son histoire, mais une fois développé, ce n’est pas du tout par hasard qu’il s’est répandu dans le monde entier ; pas nécessairement parce qu'il aurait « révélé une disposition et une capacité de la nature humaine à aller vers le progrès », mais bien parce que toutes les formations politiques connues et qui existaient jusqu'alors à ses côtés ne pouvaient pas lui faire pièce. Se refuse à comprendre cela, ou du moins à aborder la question de savoir pourquoi et dans quelle mesure on s'est trompé jusqu'à présent, obscurcit l'histoire au lieu de l'éclairer.

Un tel jugement à l'égard de l'ensemble du livre est bien sûr injuste. Car on apprend beaucoup de choses sur les acquis des chasseurs-cueilleurs, sur les débuts de l'agriculture et les diverses stratégies pour l'éviter, sur les premières villes et les premiers empires des différentes parties du monde - seule l'Afrique subsaharienne n'apparaît que de manière marginale chez Graeber et Wengrow, et l'histoire de la Chine ancienne est relativement brève - avec un coup de projecteur sur de nombreuses formes d'organisation sociale étonnantes, non hiérarchiques ou du moins non continues. Mais les auteurs ont tout simplement tort de nier les grandes tendances historiques, les irréversibilités structurelles et les modélisations, sinon convaincantes, du moins qui méritent le plus souvent d’être discutées.

17 commentaires:

  1. c'est vrai que la prose d'Axel est incroyablement emberlificotée; c'est une véritable travail de Bénédictin auquel vous vous êtes livré

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    1. Et encore, j'ai parfois tronçonné des phrases... Fort heureusement, Scheidel, en plus d'être magistral sur le fond, est pour sa part limpide sur la forme.

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  2. Effectivement, traduire ce texte, et le faire correctement en respectant la pensée de l'auteur, a dû représenter un sacré travail. Le résultat est clair et très lisible. Le texte est par ailleurs passionnant.

    Un bug de présentation : le titre « 4. Notre (pas si petite) ville » n'est pas formaté correctement.

    Je suis étonné de la phrase suivante : « La sédentarité devint pour la première fois une possibilité [il y a 13 000 ans] ». Homo Sapiens est apparu il y a au moins 300 000 ans, et a dû connaître des conditions écologiques très variées en Afrique bien avant de pénétrer sur le sol européen.

    Autre étonnement sur cette phrase : « cela aurait signifié un approvisionnement alimentaire plus diversifié et, à long terme du moins, davantage de travail [qu'en restant chasseurs-cueilleurs] ». Faut-il lire *moins diversifié* ? La phrase suivante rappelle bien que l'apparition de l'agriculture a été lié à une dégradation de la santé des individus.

    Sur la phrase : « un engagement solennel envers certains cultes, comme par exemple les puissances et les êtres invisibles, pour la prospérité des plantes et des animaux, pour le bien-être du groupe, est tout autre chose qu'une autodétermination démocratique ». Certes, l'autodétermination au sens le plus fort est une utopie dès que la taille du groupe dépasse un seuil probablement assez bas. Mais on peut citer l'exemple de la démocratie grecque antique (avec tous ses défauts), au sein de laquelle la religion était chose publique et fort sérieuse. À condition d'accepter le mot démocratie dans un sens imparfait, donc, religion publique et solennelle n'est pas incompatible avec démocratie. Par contre, il est clair que dans cet exemple la religion a partie liée avec la politique, contrairement à ce qu'affirment G et W.

    Dans la phrase « Les auteurs font référence à la première, mais ne traitent pas de la seconde », je ne suis pas sûr de comprendre à quoi font référence « la première » et « la seconde » (la force et l'étendue ?).

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    1. Merci de cet œil de lynx !
      1. La typographie du titrea été corrigée.
      2. Pour la sédentarité, j'imagine (sans en avoir la moindre preuve) que le raisonnement se focalise sur le Paléolithique supérieur... (et même dans cette hypothèse, il reste osé).
      3. Je plaide coupable pour l'erreur de traduction. C'est bien d'une alimentation moins diversifiée dont il s'agit.
      4. Sur les rapports entre religion et pouvoir, et bien que je ne sois guère spécialiste, j'ai le sentiment que la réponse de Paul passe aussi loin de la bonne question que celle de Graeber et Wengrow.
      5. Encore un souci dû à ma traduction. C'est « le premier point » (le caractère exceptionnel de l'Etat occidental) versus « le second » (si je comprend bien, le fait qu'une fois né, cet Etat ne pouvait que s'imposer).
      Toutes mes confuses...

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  3. Ha ha ! J'ai passé mon temps de lecture à fustiger intérieurement votre style exécrable (vous dont d'ordinaire j'apprécie justement la clarté), pour comprendre en relisant attentivement le tout début que c'était une traduction ! Ouf, me voilà rassurée.

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    1. Et je vous jure que j'ai fait de mon mieux pour la rendre lisible... Mais c'était mission impossible.

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  4. Merci. Bravo.Un travail de titan. J 'attends avec impatience la traduction de Scheidel.

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  5. bonjour et merci de vos recensions .
    Un gros étonnement ou incompréhension sur le sens de la phrase :'
    Dans d'autres endroits, même et surtout en dehors du Croissant fertile, la première introduction de l'agriculture a spectaculairement échoué – par exemple en Europe, avec les représentants de la culture du Rubané".

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    1. Oui, j'ai moi aussi tiqué sur cette phrase. Je n'ai trouvé aucune explication satisfaisante...

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  6. Ce n'est pas mon point de vue, mais celui d'Axel Paul (même si j'en partage certains aspects... mais certains aspects seulement). Je n'ai fait que traduire de mon mieux.

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  7. Je suis bien content de cette publication ! D'autant qu'en privé vous m'aviez annoncé ne pas prévoir de vous attaquer à une critique de ce livre. Je suis curieux de ce qui vous a fait changer d'avis.
    Aussi page 274 les auteurs se livrent à une réflexion sur le matriarcat primitif avez cous lu ce passage et qu'en dites vous ?

    Merci d'avance.

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    1. En fait, je n'ai toujours pas lu le livre en entier. Et les critiques ne sont pas les miennes ! Sur le matriarcat, il y aurait effectivement bien des choses à redire dans cet argumentaire, et un autre collègue historien s'y est employé (affaire à suivre) !

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    2. J'attends cette critique impatiemment. Vous la publierez sur ce blog ?

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    3. La critique sortira d'ici quelques semaines dans la revue Sociétés plurielles, accessible en ligne. Peut-être que j'écrirai aussi un billet sur ce point d'ici là (je participe fin janvier à une journée d'études sur le livre de G&W et la philosophie de l'Histoire qu'il y défend).

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  8. Bonjour, cette traduction française est disponible sur le web : https://www.partage-le.com/2022/10/15/sur-lidealisme-de-david-graeber-et-david-wengrow-par-walter-scheidel/

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  9. (traduction de la critique de Walter Scheidel, désolée pour l'oubli de cette précision dans mon précédent commentaire !)

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    1. Oui, je l'ai découverte après avoir fait la mienne... Bah, les internautes en auront deux pour le prix d'une seule (à savoir rien).

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