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Le cardeur scientifique

Avec l'aimable autorisation des éditions Matériologiques, je reproduis ici la contribution que j'avais écrite sous ce titre pour le recueil Qu'est-ce que la science pour vous ?, paru il y a quelques mois.
Réflexion faite, je me dis que j'aurais tout aussi bien pu – voire, que cela aurait été un choix plus judicieux – écrire quelque chose de plus politique, tel que : « La science, outil d'émancipation » (Marc Silberstein, si tu me lis et si un jour j'ai droit à un deuxième tour, tu as remarqué que je prends d'ores et déjà mon ticket). En particulier, j'aurais dit quelques mots de cette détestation de la science qui semble être devenu le nec plus ultra de l'anticapitalisme (des imbéciles, pour paraphraser August Bebel). J'aurais sans doute aussi évoqué l'absurdité de l'accusation devenue récurrente dans les milieux de gauche de « scientisme » pour disqualifier une position, et encore le fait que le rationalisme (c'est-à-dire le matérialisme) est le terreau en dehors duquel ne peuvent pousser que des fruits pourris.
Bon, mais ce qui est fait est fait, et ce qui n'a pas été écrit reste un projet. Voici donc mon petit chapitre :
Le cardeur scientifique
Remarquer un fil qui dépasse ; un nœud dans la pelote. Tirer un peu dessus, éprouver sa résistance. Y jeter un œil, les deux, dessus, dessous. Se demander si d’autres l’ont repéré. Rassembler ses souvenirs, relire un chapitre, un article, de ça, de là. L’examiner de plus près. Se convaincre qu’en voulant le dénouer, certains l’ont resserré. Ranger la pelote dans un coin, y revenir de temps à autre. Tirailler sur le fil, encore et encore. Et, un jour, relever le gant.
Collecter la matière première, un peu au hasard. Se griser d’accéder, d’une pression de l’index, à presque tout le savoir du monde. Rager qu’il demeure une propriété à l’accès monnayé. Survoler les textes les uns après les autres, se jeter sur le suivant sans avoir terminé le précédent, comme un enfant au pied d’un sapin bien garni.
En écarter, un peu, beaucoup. Explorer une jungle inconnue afin de débusquer sa loi. Baliser les arbres remarquables, prélever des échantillons. Ouvrir de nouvelles pistes, étendre la zone de la prospection. Là où les octets ne pénètrent plus, recourir aux bibliothèques. Contempler le dédale des rayonnages, des livres, des pages, des mots. Ressentir le vertige et frissonner devant l’immensité d’un inconnu à portée de neurone.
Se faire limier. Rouvrir une affaire classée dont les acteurs se sont tus à jamais. Dépoussiérer les comptes rendus d’interrogatoire des ethnologues. Disséquer les rapports de police scientifique des archéologues. Tout repasser au peigne fin. Imaginer les témoins, les paysages, les scènes, les protagonistes. Écarter les détails sans valeur, déceler ceux qui font sens. S’irriter des lacunes. Se désespérer des contradictions. Recouper. Soupeser. Recouper à nouveau. Se forger peu à peu une opinion, entre doute nécessaire et raisonnables certitudes.
Chercher l’ordre dans le désordre. Y penser en s’endormant, y penser en se réveillant. En faisant du vélo, en rêvassant à autre chose. Abandonner si rien ne vient, pour une semaine, un mois, un an. Y revenir.
Entrevoir une piste qui ne tient qu’à un fil. S’y accrocher comme à une ligne de vie. Débrouiller la pelote. Faire passer le fil à cet endroit, puis à un autre. Cent fois le perdre, cent fois le retrouver. Tirer sur l’écheveau, jamais par les cheveux. Défaire des boucles, des tours morts. En démêlant ici, emmêler là. Batailler contre les nœuds. Nœuds d’aiguille, nœuds d’anguille. Nœuds d’attaque, nœuds d’arrêt. Nœuds de traverse, nœuds d’écoute.
Puis délier, enfin.
Mettre au jour la trame.
Et commencer à tisser.
Esquisser les grandes lignes dans un billet de blog, ou deux ou trois. Solliciter des réactions, s’efforcer d’y répondre. Vérifier que l’ouvrage est solide, qu’il ne s’effiloche pas à la première tension, qu’il n’y a pas d’accroc.
Ecrire, alors. Un article ou un livre, pour un public savant ou profane. Par moments, sentir couler, presque sous la dictée, le flot des idées. Voir parfois le débit se tarir, chaque mot coûter, chaque phrase laborieusement achevée être aussitôt effacée. Buter sur un détail, s’arrêter net. Scruter s’il ne cache pas un trou, une béance, une crevasse. Retourner alors aux articles, aux livres. Tout reprendre, tout remettre en doute. Raccommoder le trou, souvent. Abandonner, parfois.
Patiner le texte. Ne pas le faire briller : le rendre transparent. Écouter son rythme et sa musique. Bannir tout jargon. Corriger, relire, corriger encore. Dix fois, cinquante fois, cent fois. Changer un paragraphe, une phrase, un mot, une virgule. Écrire simple. Écrire droit. Écrire fluide.
En terminer, enfin. Accomplir le rite ultime des références. Laisser les neurones en roue libre ; après l’ascension, profiter de la descente. Prendre plaisir à l’accessoire, au fastidieux.
Envoyer le résultat aux amis choisis. Guetter leurs réactions. Entendre de la bouche d’un autre les défauts qu’on subodorait sans se les avouer. Reprendre, travailler encore.
Si c’est un livre, faire équipe avec l’éditeur. Devenir complices, peut-être amis. Discuter ses suggestions. Méditer ses remarques. Voir le texte se mettre en habits du dimanche et épouser la maquette. Si c’est un article académique, attendre l’avis des rapporteurs durant des semaines, durant des mois. Les recevoir, enfin. Pester contre soi-même quand leurs remarques sont pertinentes, contre eux quand elles sont idiotes. Remettre l’ouvrage sur le métier. Retourner aux sources, reprendre, couper, bouger, modifier. Renvoyer le texte, à la même revue ou à une autre. Attendre encore. Enfin, un jour, signer le bon à tirer.
Guetter la parution. Toucher le papier, sentir l’objet. L’ajouter au rayonnage de sa bibliothèque. Ressentir une pointe de fierté. Se dire qu’on a apporté une pierre, un caillou, un grain de sable, à l’édifice du savoir humain. Un petit rai de lumière dans le lacis d’ignorance et de préjugés que nourrit une organisation sociale barbare. Se répéter, encore et encore, qu’on possède l’incroyable privilège d’avoir pour métier une passion utile.
Rencontrer un public. Dans un cours, un séminaire universitaire, à une radio, dans une conférence militante ou d’éducation populaire. Soigner sa présentation, trouver des illustrations. Faire voyager ses spectateurs dans le temps, dans l’espace, dans les idées. S’adresser à cinq personnes ou à deux cent. Transmettre. Éclairer. Surprendre. Convaincre. Répondre aux mêmes questions pour la centième fois, en affronter chaque fois de nouvelles. Redécouvrir un problème familier sous un angle insoupçonné. Ne pas cacher les doutes, savoir dire qu’on ne sait pas. Finir la soirée autour d’un verre, nouer de nouvelles amitiés, prolonger les échanges.
Et, quelques centimètres plus loin, avoir remarqué deux ou trois autres fils qui dépassent, deux ou trois nœuds dans la pelote…

5 commentaires:

  1. J'adore ce texte ! Merci pour cette métaphore filée, c'est le cas de le dire ha ha ha.
    Belle ode littéraire et donc transversale à la science.
    "Se répéter, encore et encore, qu’on possède l’incroyable privilège d’avoir pour métier une passion utile."
    Et moi qui suis dans l'ingénierie logicielle, je me fais tatouer ta phrase sur la colonne vertébrale. :)

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  2. Ah, oui ! Magnifique texte qui devrait faire école...

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  3. Olivier MONTULET13 novembre, 2017 11:36

    Excellent texte (comme souvent).

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  4. Très belle profession de foi scientifique!Juste une remarque en passant: "barbare" n'est que le mot qui spécifie un langage incompréhensible,par extension étranger:le sens péjoratif est relativement récent,à mon sens ce mot n'est pas à sa place ici,il faudrait peut-être se creuser un peu la cervelle pour en trouver un plus adapté.Il fait plutôt penser à Conan le Cimmérien qu'à un jeune loup de Wall Street en costard (d'ailleurs peut-être maintenant en jeans-sneakers...).Blague mise à part,c'est NOTRE organisation sociale,même si elle est éminemment criticable."Il faut réformer les dénominations" disait Quin Shi Huang Di(tout en faisant disparaître une grande part de la culture chinoise de son temps)en substance.Je digresse beaucoup,je sens...Je pense qu'il y a chez vous des envolées lyriques qui ne demandent qu'à envahir le ciel de ce blog pour compenser la stricte rationalité des écrits sur des sujets ayant à voir avec la science(votre métier et la raison d'être de ce blog,ce dont vous pouvez à raison être fier),qui en constituent l'assise terrienne.Les deux composantes me plaisent.

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