Les femmes, la chasse et le cherry-picking
Un récent article paru dans Plos One, assez largement repris dans la presse internationale et qui s'inscrit dans une veine désormais bien établie, entend déconstruire ce qu'il appelle le « mythe de Man the Hunter » [l'homme chasseur, titre d'un fameux ouvrage collectif sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs paru en 1968]. Il s'agit donc de dénoncer comme illégitime la vision d'une division du travail sexuée qui, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, réserve la chasse aux seuls hommes ; les données ethnologiques démontreraient en effet que les femmes sont (et, probablement, étaient aussi dans le passé) largement investies dans cette activité.
Dans le résumé qu'elles proposent de leur article, les auteures de l'étude (Abigail Anderson, Sophia Chilczuk, Kaylie Nelson, Roxanne Ruther et Cara Wall-Scheffler qui, curieusement, semblent être bien davantage des biologistes que des anthropologues) annoncent ainsi que :
Ces résultats entendent modifier le paradigme homme-chasseur / femme-cueilleuse afin qu'il tienne compte du rôle important des femmes dans la chasse, ce qui modifie radicalement les stéréotypes en matière de travail et de mobilité. (mes soulignés)
Qu'en est-il au juste ?
L'illustration de l'article de Geo, qui relaye les conclusions de l'étude sans la moindre distance critique. |
1. L'article : thèse, méthode et résultats
La méthode adoptée a consisté à utiliser D-place, une base de données en ligne notamment construite d'après l'Ethnographic Atlas de Peter Murdock et ses 1291 sociétés. Au passage, c'est un détail, mais l'article attribue étrangement cet Atlas à Lewis Binford, alors que celui-ci avait construit sa propre base de données de 339 sociétés, également présente dans D-place. Quoi qu'il en soit, les auteures ont identifié 391 sociétés de chasse-cueillette et exploré les sources qui s'y rapportaient. Les auteures disent avoir conservé uniquement les cas mentionnant que les femmes « allaient chasser » ou participaient à la mise à mort, et avoir éliminé ceux qui évoquaient simplement le fait qu'elles accompagnaient les chasseurs.
Elles ont trouvé des informations concernant l'implication des femmes dans la chasse dans 63 d'entre elles. Dans 13 cas, les femmes ne chassaient pas du tout ; sur les 50 cas restants, 45 donnaient de surcroît des informations sur la taille du gibier chassé, que les auteures ont réparti en trois catégories (petit, moyen, gros). Elles aboutissent aux chiffrages suivants :
Le type de gibier chassé par les femmes varie selon les sociétés. [Sur les 45 sociétés où l'information est disponible] dans 21 (46 %) les femmes chassaient le petit gibier, dans 7 (15 %) celui de taille moyenne, dans 15 (33 %) le gros gibier, et dans 2 (4 %) elles chassaient les gibiers de toutes tailles. Dans les sociétés où les femmes chassaient seulement de manière opportuniste, cette chasse ne concernait que le petit gibier dans 100 % des cas. Dans celles où les femmes chassaient de manière volontariste, elles chassaient toutes les tailles de gibier, et le plus souvent le gros.
De ces faits, les auteures tirent ces conclusions :
La prédominance des données relatives aux femmes qui chassent s'oppose directement à la croyance courante selon laquelle les femmes se consacrent exclusivement à la cueillette tandis que ce sont les seuls hommes qui chassent, et que la division sexuelle du travail implicite de « chasseur/cueilleur » est inappropriée. Étant donné que ce paradigme bimodal a influencé l'interprétation des preuves archéologiques, notamment la réticence à distinguer les outils à projectile trouvés dans les sépultures féminines comme destinés à la chasse (ou au combat), cet article se joint à d'autres pour insister sur la nécessité de réévaluer les preuves archéologiques, de réévaluer les preuves ethnographiques, de remettre en question l'utilisation dichotomique de « chasse-cueillette » et de déconstruire en général le discours sur « l'homme chasseur » [Man the hunter].
Et un peu plus loin, elles insistent sur le fait que :
Les données collectées concernant la chasse féminine contredisent frontalement le paradigme traditionnel selon lequel les femmes pratiquent exclusivement la cueillette, et les hommes exclusivement la chasse.
2. Éléments critiques généraux
Avant même d'en venir à certains points plus précis, il faut relever que ces passages soulèvent deux problèmes majeurs.
Le premier est qu'on ne sait guère quel est ce « discours sur l'homme chasseur » qu'il s'agirait de déconstruire, et qui affirmerait donc que les femmes sont partout et toujours exclues de la chasse. Ce n'est en tout cas pas du tout ce qui figurait dans le fameux livre Man the hunter, dont le titre sert ici de repoussoir. On pouvait notamment y lire sous la plume de Watanabe, page 74 :
La chasse féminine aux petits animaux n'est pas un phénomène rare. Chez des peuples comme les Shoshoni (Steward, 1938) et les Aborigènes australiens (Berndt et Berndt, 1964 ; Spencer et Gillen, 1927), il s'agit en fait d'une occupation féminine. Dans le cas de mammifères relativement grands, des informations provenant de divers peuples indiquent que les femmes participent à des chasses collectives (Turnbull, 1965a, 1965b). On connaît des cas ponctuels de femmes chassant seules de grands mammifères. Certaines femmes esquimaudes du cuivre (Jenness, 1922) chassaient sporadiquement le phoque et le caribou ; les femmes et les enfants aïnous (Watanabe, 1964a) chassaient parfois le cerf avec des bâtons, des cordes et/ou des chiens lorsqu'ils en avaient la possibilité. Il n'existe cependant aucune société dans laquelle la chasse individuelle ou non collective des grands mammifères soit l'occupation régulière et socialement reconnue des femmes. C'est cette chasse individuelle des grands mammifères qui est invariablement la tâche des mâles. Les chasses collectives, cependant, n'excluent pas toujours les femmes.
Chez les chasseurs-cueilleurs modernes, l'exclusion des femmes de la chasse individuelle aux grands mammifères semble être étroitement liée à la fabrication et à l'utilisation d'armes de chasse, ainsi qu'aux conceptions économiques et/ou religieuses qui y sont associées. Les femmes ne possèdent pas d'armes propres conçues spécifiquement pour la chasse aux animaux. Si elles veulent chasser, elles doivent le faire à mains nues ou bien avec des armes de fortune comme des bâtons. Il est rare qu'elles utilisent des armes spécialement conçues pour la chasse, telles que des harpons ou des lances, bien qu'elles puissent les emprunter temporairement à des hommes. Dans ces conditions, les activités de chasse des femmes se limitent à la chasse aux petits gibiers, aux chasses collectives auxquelles elles participent en tant que rabatteuses et, très rarement, à la chasse individuelle aux grands mammifères.
Ainsi, le « paradigme traditionnel » évoqué précemment, et que cet article ferait voler en éclats, tient-il bien davantage de l'homme (ou de la femme ?) de paille.
Mais indépendamment même du fait que la thèse que l'article prétend abattre ait réellement été défendue par quiconque, l'autre question est de savoir dans quelle mesure les données qu'il rassemble l'invalideraient. Car – et c'est là le deuxième problème majeur que soulève sa conclusion – identifier la participation des femmes à une activité (en l'occurrence, la chasse) ne signifie nullement que cette participation se fait à la même hauteur que celle des hommes, ni qu'elle s'effectue selon les mêmes modalités.
Il est tout à fait possible (spoiler : c'est bel et bien le cas) que dans de nombreuses sociétés, les femmes chassent occasionnellement tel ou tel gibier, mais que ce qui est pour les hommes une occupation centrale reste pour elles une tâche accessoire ou ponctuelle. Et ce que montrent maintes données ethnologiques, mais que la méthode suivie dans l'article invisibilise totalement, c'est que femmes et hommes peuvent parfaitement participer à une même activité (ici, une chasse collective) sur une base genrée – de manière très banale, les femmes procèdent au rabattage et les hommes à la mise à mort. Dire en pareil cas que les femmes ne chassent pas serait certes trompeur. Mais dire qu'elles chassent au même titre que les hommes l'est au moins autant. C'est un peu comme si l'on pointait les villes de France où existe un club de football féminin et qu'après en avoir trouvé un certain nombre, on en déduisait qu'il faut remettre en question l'idée dépassée selon laquelle le football est un sport genré.
Ainsi, lorsque des archéologues attribuent a priori des outils d'armes perçantes ou tranchantes à des hommes, ils prennent certes un raccourci ; il faudrait, dans chaque cas, vérifier si possible cette attribution et ne pas se contenter de la présumer. Mais cette attribution n'est pas arbitraire : elle correspond à un schéma très général. En le niant, on ne fait pas avancer notre compréhension de la réalité, tout au contraire. En d'autres termes, c'est une question d'arbres et de forêt.
3. Quelques points plus précis
Il est d'autant plus important de prendre la mesure de ces questions qu'en science, il est un principe général selon lequel la révision d'un savoir constitué exige des preuves d'autant plus abondantes et solides que cette révision est radicale. Or, dans le cas présent, un rapide examen de ces preuves permet d'en douter.
- De même que l'attribution de l'Ethnographic Atlas à L. Binford, il s'agit peut-être d'un détail, mais je ne parviens pas à comprendre comment parmi les 63 sociétés de chasse-cueillette (foraging societies) retenues, on trouve des cultivateurs tels que les Kikuyu ou les Iroquois.
- Plusieurs sources utilisées, telles Brightman (1986), sont de seconde main, et l'on ne voit pas pourquoi un tel travail s'est dispensé d'aller systématiquement chercher les informations auprès des témoins directs. Mais il y a plus gênant : je n'ai évidemment pas procédé à une vérification systématique, mais dans au moins un cas, celui des Lardil du Golfe de Carpentarie, en Australie, le codage déforme clairement les données. Deux sources sont fournies à l'appui de l'idée que chez ce peuple, les femmes chassaient. L'une est une base de données appelée DICE. Or, on y trouve la phrase suivante :
Les hommes chassent et pêchent, les femmes prennent soin des jeunes enfants, cueillent ou font de l'artisanat.
Tournons-nous donc vers l'autre source, l'article de Memmott et al. (2008), qui porte sur les pièges à poissons. S'il contredit l'affirmation précédente en soulignant la participation des femmes à la pêche, il ne souffle pas un mot de leur éventuelle activité à la chasse, qui n'entre pas du tout dans son propos. - l'article ne précise à aucun moment quels critères ont présidé à la délimitation entre petit, moyen et gros gibier. La lecture de certaines phrases laisse penser que la notion de « gros gibier » a été maniée de manière assez lâche. Ainsi, les auteures ont-elles assumé que les femmes Matses, un peuple d'Amazonie, chassaient le gros gibier du seul fait qu'elles étaient armées de lourds bâtons et de machettes. Je ne suis pas particulièrement connaisseur de la faune amazonienne en général et de celle qui entoure les Matses en particulier, et je m'aventure peut-être en terrain mouvant. Mais par curiosité, je suis allé consulter un article qui donne une liste des gibiers chassés en Amazonie du sud-ouest. Il apparaît que la plus grosse proie est le tapir, avec 150 kg. On tombe ensuite directement à deux espèces pesant respectivement 30 et 18 kg, toutes les autres étant situées sous les 10 kg. Le gabarit du tapir égale donc celui du renne, et reste donc fort loin de celui de l'élan ou du cheval, sans parler du mammouth.
- l'article évoque au passage le fait que ses résultats constituent
un élément supplémentaire aux données établissant que les femmes contribuent de manière disproportionnée à l'apport calorique global de nombreux groupes de chasseurs-cueilleurs.
Il y a pourtant là une double erreur. La première, déjà signalée, consiste à confondre le nombre de groupes dans lesquels les femmes chassent avec l'importance de cette activité (pour filer la comparaison employée plus haut, à confondre le nombre de villes qui comptent des clubs de football féminins et le pourcentage de femmes parmi les licenciés de la FFF). La seconde erreur consiste à présenter comme un fait établi l'apport calorique « disproprotionné » de la part des femmes. Je ne crois pas qu'on regorge de statistiques fiables sur ce point, mais les quelques éléments dont on dispose indiquent une réalité tout autre. Fabrien Abraini, qui anime l'excellent blog Anthropogoniques, avait par exemple dressé l'esquisse suivante à partir des données de F. Marlowe, « Hunting and Gathering. The Human Sexual Division of Foraging Labor », Cross-cultural research, 41-2, 2007 :
En conclusion
Pour terminer, l'article souhaite explicitement contribuer à :
(...) reconnaître la division non sexuée du travail en ce qui concerne la chasse et la cueillette, afin de développer un cadre inclusif pour comprendre la culture humaine.
Cependant, comme on l'a vu, les données qu'il rassemble ne permettent en aucun cas de conclure, contre des décennies d'observations convergentes, à une « division non sexuée du travail » dans les sociétés de chasse-cueillette. Et je ne peux que répéter une fois de plus ce sur quoi j'ai maintes fois insisté dans d'autres écrits, à savoir qu'il est séduisant, mais illusoire, de plaquer sur le passé les revendications actuelles, si légitimes soient-elles, en croyant ainsi leur donner de la force. L'émancipation des femmes n'a pas besoin de s'appuyer sur le fantasme d'un matriarcat révolu, ni celle des Noirs sur des pyramides électrifiées. Les aspirations à un monde non genré sont le fruit des bouleversements introduits par le capitalisme, et non le retour à une prétendue nature humaine. Se bercer d'illusions sur l'absence prétendue de division du travail chez les chasseurs-cueilleurs ne rendra pas le monde actuel plus inclusif ; cela contribuera au contraire à affaiblir le camp de ceux qui aspirent à un tel avenir, en les empêchant de comprendre correctement pourquoi et comment ce modèle de société est devenu pensable.
NB : d'autres collègues ont commencé à réagir à cette étude, sous des angles divers. On pourra notamment consulter ce texte, rédigé par Vivek Venkataraman (en anglais) qui revient en détail sur les sources ethnographiques concernant les chasseurs-cueilleurs et ce qu'elles disent réellement.
Superbe travail critique, merci !
RépondreSupprimerCeci est une lecture de hotte
RépondreSupprimerSoit il y a une faute de frappe, soit c'est un jeu de mots qui m'échappe totalement...
SupprimerI believe the intent was to say "This is good reading".
SupprimerBon?
I don't know...
SupprimerDonc 50 sociétés où les femmes participaient à la chasse, sur un échantillon de 391, ça fait à peine 13%... Un mythe s'écroule !
RépondreSupprimerNon, on ne peut pas faire ce ratio : d'après les auteures (et je ne vois pas de raison de douter de leurs affirmations sur ce point), l'information sur la participation ou la non participation féminine n'était disponible que dans 61 des 391 sociétés concernées. Le bon ratio est donc 50 sur 61 (si l'on met de côté la bizarrerie de voir figurer les Kikuyu, les Iroquois et peut-être d'autres dans cet échantillon).
SupprimerUn aspect que je n'ai pas non plus évoqué dans ce billet, parce que je ne voulais pas être trop long : comment classe-t-on la pêche ? (rappel : par défaut, dans la mer, prendre des mammifères est qualifié de chasse, prendre n'importe quoi d'autre s'appelle la pêche).
Les comités de rédaction des revues scientifiques devraient filtrer les textes tels "The Myth of Man the Hunter: Women’s contribution to the hunt across ethnographic contexts" produits par les membres d'une coterie dans un but d'auto-glorification mais au mépris des règles du genre : objectivité du regard, test systématique des hypothèses. Le parallèle fait par Demangeat avec les "pyramides électrifiées" d'il y a quelques dizaines d'années est tout à fait pertinent : chaque époque produit certaines thèses polémiques correspondant à l'esprit du temps mais ne reposant sur aucun fait et donc condamnées à l'oubli.
RépondreSupprimerC'est toujours un peu navrant de voir les gens s'échiner à chercher des confirmations dans des sophismes tels que "l'appel à la nature" ou le "Argumentum ad Antiquitatem". Même si le patriarcat existait depuis 30 millions d'années ça n'en constituerait pas une validation. Et même si l'égalité homme-femme avait été parfaite pendant 3 millions d'années avant le Néolithique, ça n'aiderait pas pour autant à créer l'égalité aujourd'hui.
RépondreSupprimerJ'ai été frappé par le profond accord que j'ai avec cette dame que je ne connaissais pas, et qui cite d'ailleurs Emmanuel Todd (mon maître :) et... Christophe Darmangeat :
https://elucid.media/societe/la-realite-oubliee-derriere-l-emancipation-des-femmes-vera-nikolski/
Oui, cet argument est absolument juste, et je le répète régulièrement (en constatant qu'il sous-tend souvent les prises de positions, même de la part de gens qui sont censés se situer sur un terrain beaucoup plus rationnaliste).
SupprimerQuant à Vera Nikolsky, nous avons pris contact et avons pu constater certaines profondes convergences de vues (mais aussi, quelques solides divergences, notamment en ce qui concerne la partie prospective).
Bonjour,
SupprimerBeotien , je me permet tout de même d'intervenir.
Je n'ai pas encore lu le livre de mme NIKOLSKY , mais le rapprochement fait par Emmanuel Florac m'a aussi frappé ( mêmes références ) et l'allusion que vous faites a vos divergences en ce qui concerne la partie prospective titille ma curiosité.
Sur ce point un Jean Marc Jancovici alerte, par allusions, sur le sort des femmes dans une société future engagée dans la "sobriété subie" (en fait la pauvreté) due a la déplétion de pas mal de ressources (energie , mais pas que).
Je suis très curieux de connaitre votre sentiment a cet égard , si bien sûr vos divergences avec NIKOLSKY portent sur ce sujet.
Je vais peut-être écrire une bêtise (et dans ce cas qu'on veuille bien me pardonner et aussi m'expliquer en quoi c'est est une), mais il me semble qu'un point qui n'est jamais abordé est celui de la reproduction biologique du groupe. Oubli qui m'étonne, et d'autant plus quand on tente d'aborder le problème de la division sexuelle du travail (ici, de la fourniture de nourriture) d'un point de vue matérialiste.
RépondreSupprimerLa chasse au gros gibier est nécessairement épuisante et possiblement dangereuse. Or avoir des mâles en quantité compte assez peu, du point de vue de la reproduction : chez les mammifères, un seul mâle peut engendrer une quantité phénoménale de descendants, alors peu importe si quelques-uns sont tués ou blessés puisque la reproduction sera toujours assurée.
Tandis que la vie de chaque femelle en âge de procréer est infiniment précieuse, puisqu'au cours de sa vie elle mettra peu d'enfants au monde, dont de surcroît peu survivront : dans un contexte où la population est très restreinte, où la durée moyenne de vie (et donc le temps de fertilité des hommes comme des femmes) est faible et où on imagine un taux de mortalité périnatale élevé, un groupe humain mettant ses femmes en danger — par exemple en leur faisant chasser du gros gibier ou en les envoyant à la guerre — ne survivrait pas longtemps.
On n'imagine par ailleurs pas qu'une femme enceinte parte chasser l'auroch... ou alors ces gens étaient fous à lier, mais rien ne semble l'indiquer sérieusement. Un autre problème est celui de la lactation : Mme Cro-Magnon tenait-elle sa sagaie d'une main tandis qu'elle donnait le sein de l'autre ? Ou bien M. et Mme Cro-Magnon mettait-ils les bambins en nourrice quand la chasse au mammouth était ouverte ? Ou alors il y avait déjà des crèches, pourvues de biberons et de chauffe-biberons ? Je blague bien sûr, mais si les femmes partent à la chasse au gros gibier, que se passe-t-il pour leurs enfants encore à la mamelle ? Et si la mère meurt ou est blessée, comment on fait pour l'allaitement ?
Et même en admettant, idée à mon sens absurde, que ces groupes ne souhaitaient pas préserver leur reproduction, combien de temps disponible au cours de sa vie une femme en bonne santé avait-elle pour la chasse au gros gibier, depuis sa puberté jusqu'à sa mort, entre les règles parfois invalidantes, les grossesses, les relevailles, l'allaitement ?
Alors voilà : qu'on fasse systématiquement l'impasse sur ces données élémentaires de la reproduction biologique m'intrigue toujours autant.
En fait, c'est un point qui est disputé depuis longtemps. Pour simplifier, je dirais bien qu'il existe deux positions diamétralement opposées et que personnellement, il me semble que ni l'une ni l'autre ne rendent compte des faits de manière satisfaisante.
SupprimerLa première consiste à affirmer que les différences biologiques entre hommes et femmes n'ont rien à voir avec la division sexuée du travail, et que celle-ci est entièrement culturelle – comprenez : arbitraire. La seconde, que vous défendez, consiste à dire que la division sexuée du travail s'explique par les seules considérations pratiques liées aux contraintes de la reproduction.
Si je suis effectivement convaincu que les contraintes liées à l'allaitement et à la reproduction ont joué un certain rôle dans cette affaire, il y a à mon avis au moins deux grands arguments qui empêchent de s'en contenter, et qui obligent à réaliser que le problème est (beaucoup) plus compliqué que cela :
1. La division sexuée du travail n'affecte pas seulement la chasse aux gros mammifères, mais des dizaines de tâches dont on voit mal en quoi elles seraient nécessairement liées aux contraintes de la maternité : tailler la pierre, allumer le feu, travailler les matières souples, etc. Par ailleurs, je ne suis pas certain que le rôle réservé aux femmes dans les chasses collectives soit beaucoup moins dangereux que celui dévolu aux hommes (mais il faudrait creuser, spontanément je pense que c'est un peu vrai, mais pas tant qu'on croit souvent).
2. Je ne trouve guère trace dans la littérature ethnographique d'une attitude envers les femmes et leur grossesse qui laisse penser qu'aux yeux des chasseurs-cueilleurs, leur bien-être et leur sécurité étaient placés au-dessus de tout. Et bien souvent, je vois même le contraire. Même lors des raids où l'on pouvait capturer des femmes de l'autre groupe, il arrivait qu'on le fasse, mais il n'est pas rare que celles-ci soient joyeusement massacrées. Bref, l'idée que les femmes fécondes soient une ressource suprême et précieuse me semble être bien davantage un raisonnement ex-post qu'une observation sur les données elles-mêmes (mais je suis tout prêt à reconnaître qu'il s'agit là d'un sujet difficile).
Merci de votre réponse.
RépondreSupprimerJe ne suis pas entièrement convaincu par le point deux puisqu'il s'agit ici d'un groupe ennemi, dont on a probablement intérêt à diminuer la fertilité, ni vraiment par le point un à vrai dire, mais clairement c'est plus compliqué que le simple résumé que j'en avais fait (un détail : je n'ai pas avancé que seules les contraintes biologiques expliquaient la division sexuelle de la production de nourriture).
En tout cas merci pour votre travail; et pour ce blog à la fois instructif, stimulant, passionnant et tellement hors du mainstream idéologique qu'il redonne un peu d'espoir...
Merci pour les compliments ;-)
SupprimerPour en revenir au point 2, la question n'est pas « pourquoi cherche-t-on à affaiblir le groupe ennemi » mais pourquoi, dans bien des circonstances, ne montre-t-on pas davantage d'intérêt à adopter des femmes captives alors que rien ne paraît s'y opposer. J'ajoute que les femmes locales ne sont pas toujours beaucoup mieux considérées – me revient le témoignage de Narcisse Pelletier, au Cap York, qui rapporte au détour d'une phrase qu'untel avait deux femmes volées à des tribus voisines et qu'un jour, il en a tué une d'un coup de hache dans le crâne sur un simple accès d'humeur.
Les compliments sont justifiés, comme une bouffée d'air frais.
SupprimerConcernant vos deux remarques, évidemment très impressionnantes, je me souviens de la visite d'une grotte ornée au cours de laquelle la guide avait lâché négligemment, mais avec un petit sourire, que la paléontologie c'était formidable parce que dès qu'on croyait avoir trouvé une explication un peu générale de ce qu'on observait, dans les minutes qui suivaient on trouvait un contre-exemple démolissant (ou à tout le moins affaiblissant) cette si jolie théorie et vous ramenant à un peu d'humilité devant la complexité du monde.
Du coup, cette discussion me fait penser qu'il en va ainsi de la place éventuelle des femmes dans la chasse et la guerre... Raison pour laquelle le non-spécialiste que je suis ne s'épanchera pas plus longtemps pas sur ce sujet (même si j'ai des contre-arguments en magasin... - rires).
Je crois que dans toute démarche scientifique (comme dans toute enquête policière bien menée), il faut savoir déterminer des degrés de certitude ou de probabilité. Il y a ce que l'on sait de manière certaine, ou quasi-certaine ; ce qui est très probable ; ce qui est seulement possible, etc. L'erreur, c'est non seulement de confondre les hypothèses et les faits (établis), mais d'attribuer la mauvaise probabilité aux différentes hypothèses - soit, à un extrême, en considérant une simple possibilité comme une certitude soit, à l'autre extrême, en noyant toutes les hypothèses, des plus vraisemblables aux plus farfelues, dans un « tout se vaut ».
SupprimerMais il faut toujours s'efforcer de déterminer (et de dire) quel est le degré d'incertitude qui prévaut concernant telle ou telle interprétation. A titre d'exemple, et sur des sujets différents, je citerai comme des modèles de méthode le livre de B. Boulestin et D. Henry-Gambier sur les cadavres de la grotte du Placard, et celui de Jean-Loïc Le Quellec sur l'art paléolithique (« La caverne originelle »).
Cordialement
Bonjour,
RépondreSupprimerJe suis aussi curieux de connaitre vos points d'accord et de désaccord avec mme vera nikolski.
Si vous avez deja repondu a cette question je m'en excuse, vous pouvez simplement me situer l'endroit où trouver vos propos.
Merci pour votre travail.
Bonjour
SupprimerVous n'avez rien raté, je n'ai rien écrit sur ce livre spécifique. Et là, je l'avoue, j'ai beaucoup de travail sur d'autres sujets, donc il est peu probable que je le fasse...
on a toujours su que les chasseurs mâles sont majoritaires et qu'ils chassent plus que les femmes, mais ce sont des affirmations bizarres à amener ici, car il ne s'agit pas d'un débat quantitatif, mais qualitatif : les femmes partagent-elles les mêmes capacités (qualifications) pour chasser ? La réponse est oui.
RépondreSupprimerDans les sociétés où les femmes ne chassent pas, ce n'est pas à cause de la « biologie », mais à cause de la culture de ces sociétés et de certains facteurs environnementaux (type de proie, géographie, etc.).
Alors oui, le mythe du « chasseur d’hommes » et de la « cueillette de femmes » a enfin été démystifié.
Avez-vous lu l'article dont discute mon billet ? À aucun moment, il ne discute des aptitudes biologiques des hommes et des femmes pour la chasse, mais uniquement de la division sexuée du travail de la chasse telle qu'elle a été observée et qui aurait été en bonne partie une illusion d'optique.
SupprimerAprès (mais c'est un autre aspect), si la division sexuée du travail n'avait aucun rapport avec la biologie des deux sexes comme vous semblez le suggérer, je ne vois pas bien comment le type de proie, la géographie ou la culture pourrait suffire à l'expliquer, et à expliquer l'universalité de ses traits principaux.
Le livre « Man the Hunter » n’était pas tout à fait clair à ce sujet. Tout d'abord, il dit qu'il y a une division du travail (les hommes chassent, les femmes cueillent), mais ensuite il dit que la chasse des femmes n'est pas un « phénomène rare » parce que certaines sociétés autorisent les chasseuses. La conclusion du livre n'aurait pas dû être "les hommes chassent et les femmes rassemblent, mais certaines femmes chassent", mais "les hommes chassent et les femmes se rassemblent, mais dans de nombreuses sociétés, les femmes chassent aussi, donc la division du travail est flexible". C’est cette dernière affirmation que montre la nouvelle étude. Ou vas-tu me dire que tu savais qu'il y a des femmes chasseuses dans 50 sociétés à travers le monde ? CINQUANTE. Je savais qu'il y avait des femmes chasseuses (le paradigme traditionnel), mais je ne savais pas qu'elles étaient présentes dans 50 sociétés (et pourraient être plus).
SupprimerJ'ai lu la critique : il n'y a aucun préjugé. Nous savons tous qu’il y a plus de chasseurs masculins que de chasseuses. Mais la plupart des gens, dans le monde universitaire et en dehors, croient que seuls les hommes chassent et que seules les femmes rassemblent. La psychologie évolutionniste a fait carrière à plein temps en affirmant que la division du travail était si fixe qu'elle pouvait expliquer les différences entre les sexes en Occident dans les choix de carrière, les meurtres en série, entre autres comportements.
Alors oui, il y avait un mythe à ce sujet. Cela explique pourquoi il y a tant de débats autour de la nouvelle étude. Il y avait un mythe et les anthropologues étaient satisfaits de la thèse de « certaines femmes chassent » et ne se souciaient pas d'être plus précis. Maintenant que la chose leur a explosé à la figure, ils affirment "oh, mais nous n'avons jamais dit que seuls les hommes chassaient", oui, bien sûr, mais ils n'ont jamais dit le contraire non plus avec les mots appropriés.
J'ai quand même le sentiment que cet échange ressemble davantage à deux monologues parallèles qu'à une véritable discussion.
SupprimerSur ce qu'aurait dû être la conclusion de Man the Hunter, je suis désolé, mais le fait que dans de nombreuses sociétés les femmes chassent aussi ne montre absolument pas que la division du travail est « flexible ». Parce que derrière la généralité « les femmes chassent aussi , il faut voir un peu plus précisément ce dont on parle. Chassent-elles les mêmes animaux que les hommes ? Si oui, et dans le cas des gros animaux, accomplissent-elles les mêmes tâches ou effectuent-elles des tâches spécifiques telles que le rabattage ? Sont-elles exclues d'autres tâches, comme la mise à mort ? Peuvent-elles utiliser les mêmes outils ? C'est tout cela qu'il faut regarder avant de parler de division du travail « flexible ».
Quant à croire que si l'étude a fait parler d'elle, c'est forcément parce qu'elle est de bonne qualité et qu'elle apporte un regard nouveau et plus pénétrant, c'est là encore une déduction bien hâtive. Comment expliquez-vous qu'une étude de cette qualité supposée classe comme chasseurs-cueilleurs des peuples de cultivateurs aussi connus que les Iroquois ?
Enfin, quand vous expliquez que « les anthropologues » ont reçu leur ignorance en plein figure, envisagez quand même quelques instant l'hypothèse que ce soit vous qui ignoriez ce qu'ont écrit les anthropologues. Je vous conseille par exemple L'essai sur la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs d'Alain Testart, un texte qui a presque 40 ans, et qui vous réserve manifestement quelques surprises.
Ok merci, je vais réfléchir à tes paroles
SupprimerTiens, les réseaux sociaux me font tomber là-dessus un peu par hasard, mais c'est un témoignage de première main et qui donne à réfléchir sur la manière dont s'organisaient les rapports entre sexes chez les Iroquois, au-delà des généralités sur le pseudo « matriarcat » ou sur la flexibilité de la division du travail :
Supprimer« Il est vray que les Sauvages sont fort patiens, mais l'ordre qu'ils gardent en leurs exercices les ayde à conserver la paix dans leurs mesnages : les femmes sçavent ce qu'elles doivent faire, et les hommes aussi : et jamais l'un ne se mesle du mestier de l'autre : les hommes font le corps de leurs canots, les femmes cousent l'écorce avec de l'osier, ou un petit bois semblable : Les hommes font le bois des raquettes, les femmes la tissure : Les hommes vont à la chasse et tüent les animaux, les femmes les vont querir, les écorcent et passent les peaux : ce sont elles qui vont querir le bois qu'ils bruslent, bref ils se mocqueroient d'un homme qui hors d'une grande necessité feroit quelque chose qui deust estre fait par une femme. » Paul LE JEUNE, Relations des Jésuites, 1633.
Très intéressant ! Je me posais justement la question sur cet article, qui m'avait l'air plus conséquent que d'autres et surtout qui garde comme qualité de vraiment faire de la statistique. Le plus ironique, je trouve que c'est que le propos ne va pas du tout dans le sens des résultats : "dans 21 (46 %) les femmes chassaient le petit gibier, dans 7 (15 %) celui de taille moyenne, dans 15 (33 %) le gros gibier, et dans 2 (4 %) elles chassaient les gibiers de toutes tailles". Sauf que ça fait longtemps que le débat porte sur une division entre collecte (y compris le piégeage et la chasse au petit gibier" et chasse au gros gibier, pas juste entre chasse et collecte. Du coup on aboutit à un résultat qui dans cette optique est "seulement" de 33%, et reste à nuancer. A mon sens, c'est un résultat qui va contre l'idée d'une division stricte du travail genré, mais tend quand même à le confirmer (un peu comme "30 à 50% des tombes prehistoriques andines comptent des femmes chasseuses" : outre les points déjà discutables, ça reste moins de 50%, c'est quand même plutôt masculin au final).
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerJe viens de voir une vidéo de vulgarisation toute fraîche (https://youtu.be/5YG0E6J7reU?si=K_qqFtaF9MfU6JBR) dont l’auteur fait grand cas des données et réflexions de Lyn Wadley sur cette histoire d’apport alimentaire majeur par la collecte (petite chasse incluse) par rapport à la chasse au gros gibier. Si j’ai bien compris, il insiste (à la suite de Lyn Wadley ?) sur le fait que le gros gibier représente certes un gros apport calorique théorique ou en matières premières mais qu’il serait difficile à valoriser effectivement en quelques jours pour des groupes restreints, la viande se périmant rapidement, tandis que des charognes et petites proies, en plus de la collecte végétale, plus réguliers, moins dangereux, seraient potentiellement suffisants. Là c’est moi qui reformule, modestement : le monopole ou quasi-monopole masculin sur cette chasse n’en ferait-il pas une activité "ostentatoire" de la division sexuelle du travail, voire d’une domination sociale précoce ? (à l’image des groupes de lions - que les hommes du paléo ont eu sous les yeux même longtemps après la "sortie d’Afrique", en Europe et Asie du sud, où les lionnes rabattent et les mâles donnent le coup fatal, au moins dans l’imagerie populaire, quoiqu’elles soient chasseuses de plus petit gibier et guère inférieures en constitution physique aux mâles). Je poste ces mots ici en "touriste" à qui il semble n’avoir rien lu dans ton blog qui évoque cette hypothèse, fut-ce évidemment pour la ruiner. J’espère ne pas te faire perdre du temps avec des lieux communs ou des hypothèses stériles.
Je dois corriger ma comparaison avec la chasse des lions. Tombé depuis, au hasard de Facebook, sur ce très très mauvais article (https://trustmyscience.com/mythe-chasse-reservee-hommes-encore-refute/?fbclid=IwAR3j5aQE1Es3TBVq15vFfGyR_PCVOB7lMpmYwQobEjkvTU--C9YFNcDx64A) qui y fait également allusion, dans un sens tout différent, je me rends compte que l’idée populaire (et visiblement au moins en partie fausse) c’est que seules les lionnes chassent, le lion se réservant pour la défense du groupe.
SupprimerBonjour, Venkataraman et collègues ont publié cet article qui débunke l'étude originale, pour info
RépondreSupprimerhttps://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1090513824000497
Oui, c'est une très bonne réponse.
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