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« Les structures fondamentales des sociétés humaines » (B. Lahire) : mon compte-rendu

Paru ce jour, sur le site de la revue Contretemps, mon compte-rendu du récent livre de Bernard Lahire, sous le titre « Les sociétés humaines, entre dominations et solidarités ». Je le reproduis ci-dessous :

On dit souvent des grandes idées scientifiques qu’elles peuvent être exprimées de manière très simple et qu’elles apparaissent après coup si évidentes qu’on se demande pourquoi personne ne les avait énoncées plus tôt. À l’aune de ces deux critères, le monumental travail de Bernard Lahire est incontestablement le fruit d’une grande idée.

Une grande idée

Celle-ci peut être résumée ainsi : la tradition sociologique a toujours utilisé indifféremment les concepts de « social » et de « culturel », en les réservant à l’espèce humaine. Or si tout ce qui est culturel est nécessairement social, l’inverse n’est pas vrai. Homo sapiens est certes la seule espèce vivante à être significativement culturelle, mais très nombreuses sont les autres espèces sociales. Il est donc non seulement possible, mais nécessaire, de ne pas limiter le comparatisme aux seules sociétés humaines, ainsi que l’ont fait les plus grands esprits de l’anthropologie (tels Alain Testart, auquel B. Lahire se réfère abondamment), mais d’y inclure l’ensemble des formes sociales expérimentées par le vivant.

Seule cette démarche permet de prendre la mesure des contraintes qui ont pesé sur les sociétés humaines, dont la diversité ne s’est jusqu’ici déployée qu’au sein d’un espace finalement restreint. Et seule, elle oblige à prendre au sérieux des faits qui apparaissent d’ordinaire comme des évidences qui n’auraient besoin d’être ni relevées, ni expliquées. Pêle-mêle : pourquoi aucune société humaine n’a-t-elle jamais organisé la domination des femmes sur les hommes, ou celle des jeunes sur les aînés ? Pourquoi, plus largement, toutes les sociétés humaines sont-elles pétries de rapports de dépendance ? Pourquoi sont-elles également toutes pétries de liens de solidarité au sein du groupe et de rivalité (ou d’hostilité) vis-à-vis des groupes extérieurs ? Pourquoi y observe-t-on l’omniprésence du don et du contre-don en tant que ciment des relations sociales ? Etc.

Comme B. Lahire le dit lui-même, le caractère novateur de son travail concerne bien moins les connaissances stricto sensu, que le paradigme qui les organise et les éclaire sous un jour inédit, en révélant des propriétés jusque-là négligées, afin d’en finir avec une « cécité collective à l’égard de nos conditions générales d’existence en tant qu’humains » (p. 905).

Le texte, d’une vaste érudition, embrasse des disciplines rarement réunies sous une seule plume et se divise en trois grandes parties.

La première représente un « manifeste pour la science sociale » (pour reprendre le titre d’un article du même auteur). Celui-ci dresse l’impitoyable réquisitoire d’une sociologie et d’une anthropologie qui, de nos jours, ont tourné le dos aux ambitions et au programme qui avaient motivé leur existence en tant que disciplines scientifiques. Inversement, il propose un vibrant plaidoyer pour renouer les fils rompus de cette tradition :

Théologiques, les sciences humaines et sociales le sont au sens où elles développent de profondes tendances antiscientifiques : pour elles, pas de lois de l’histoire, ni de logiques de transformation d’un type de société vers un autre (les sciences sociales contemporaines sont très largement antiévolutionnistes), pas de mécanismes généraux qui structurent les sociétés les plus variées, mais seulement des sociétés qui varient dans l’histoire en fonction d’un mixte de « choix » opérés par les hommes et de contingences, ou en fonction de mécanismes qui seraient propres à chaque type de société donnée (p. 34).

La deuxième partie pose le cadre général du raisonnement, en montrant la nécessité et l’intérêt de replacer les sociétés humaines au sein de l’ensemble, plus vaste, des sociétés animales :

La sociologie n’aurait jamais dû, en tant que science générale des faits sociaux, se cantonner à l’étude des faits sociaux humains. (p. 264)

Si la volonté de bâtir un pont entre les sciences sociales (humaines) et les sciences du vivant (en particulier l’éthologie) n’est certes pas inédite, il faut souligner que la voie suivie ici est tout à fait originale. Elle se démarque en effet soigneusement des tentatives précédentes, notamment la sociobiologie ou à la psychologie évolutionniste, qui se voient vertement critiquées pour leur réductionnisme génétique ou pour le peu de crédibilité de leurs lourdes hypothèses. Pour autant, entre les positions incarnées dans un débat célèbre entre M. Sahlins et E. Wilson, il importe de dégager une troisième voie :

L’Homme est à la fois le produit naturel d’une longue histoire évolutive, biologique et sociale, et le résultat spécifique d’une mutation progressive mettant la culture au cœur de son évolution propre (histoire). C’est pour cette raison qu’il est aussi légitime de regarder l’ensemble du monde du vivant (de la bactérie à l’Homme) sous l’angle de la vie sociale, même minimale, qui s’y déroule, car tout être vivant perçoit son environnement, interagit avec les différents éléments de celui-ci et communique des informations, que de considérer cette vie sociale comme soumise à des variations culturelles. (p. 279)

Des « lignes de force » caractéristiques de l’espèce humaine

Cette mise en perspective permet de dégager un certain nombre de lois, de tendances ou de « lignes de force », liées aux caractéristiques de notre espèce, et qui se sont ainsi exprimées dans ses constructions culturelles et sociales dont la troisième partie explore les principales dimensions.

La plus fondamentale de ces caractéristiques est selon B. Lahire « l’altricialité secondaire », un terme technique qui recouvre à la fois l’état de dépendance prolongé du petit humain pour sa survie, et celui de l’enfant et de l’adolescent qui doivent assimiler connaissances techniques et sociales afin de trouver leur place d’adulte. La domination des parents sur leurs enfants apparaît dès lors comme la « matrice » de l’ensemble des rapports de domination qui se sont déployés dans les sociétés humaines.

Tant qu’on ne saisit pas le lien intime entre ces différentes propriétés de l’espèce humaine, on ne peut véritablement comprendre que l’altruisme, l’empathie et la forte capacité d’apprentissage, autant de traits qu’à peu près tout le monde s’accorde à trouver « positifs », et la dépendance ou la domination, qu’on perçoit souvent comme des traits négatifs, ne sont que les deux faces d’une seule et même pièce. Aucun mammifère altriciel, et les humains pas plus que les autres, n’échappe à cette équation, même si l’espèce humaine est la seule à pouvoir la juger et la critiquer. (p. 566)

Est-il besoin de le préciser, la démarche de B. Lahire est empreinte d’un matérialisme rigoureux. C’est à partir de la réalité – en particulier, celle de la dépendance du jeune humain – qu’il s’agit de comprendre certaines formes idéalisées ou fétichisées, en particulier dans le domaine magico-religieux :

On ne verra pas un hasard, par conséquent, dans le fait que certaines de ces sociétés envisagent la possibilité que l’esprit des ancêtres puisse se réincarner dans les nouveau-nés, comme dans une préfiguration symbolique ou une métaphore des processus effectifs de transmission d’un capital culturel ancestral. (p. 633)

C’est une même démarche matérialiste qui lui permet de relier le dualisme omniprésent dans les systèmes de représentations humains à la dualité biologique des sexes :

Tout se passe comme si le système des oppositions symboliques prenait appui notamment sur cette partition biologique fondamentale qu’est la partition sexuée. Et ce n’est donc pas un hasard si, à l’opposition masculin/féminin, vient s’accrocher toute une série d’oppositions que les travaux anthropologiques structuralistes ont très largement contribué à mettre en évidence : haut/bas, supérieur/inférieur, dessus/dessous, dehors/dedans, droite/gauche, clair/obscur, dense/vide, lourd/léger, chaud/froid, etc. (p. 755)

Parmi les analyses opérées par B. Lahire sur des dimensions sociales fort diverses, certaines apparaîtront sans doute plus convaincantes que d’autres. Pour ne parler que de thèmes sur lesquels j’avais moi-même tenté de réfléchir, les développements concernant la domination masculine, la division sexuée du travail, ou ce qu’on pourrait appeler les formes élémentaires de la coopération et de l’inimitié sont particulièrement fructueux, et me conduisent à reconsidérer d’un œil neuf une partie de mes propres réflexions.

Quelques réserves

D’autres points, en revanche, m’inspirent certaines réserves. C’est le cas du chapitre sur l’État, lui aussi analysé comme une extension du rapport parental. À lire B. Lahire, on éprouve le sentiment que l’État ne ferait en quelque sorte que concentrer des fonctions qui existaient déjà en-dehors de lui, sans en exercer de radicalement nouvelles.

Or en portant ainsi l’accent sur la continuité, on néglige une dimension essentielle de l’Etat, qui n’existe précisément pas dans les sociétés qui en sont dépourvues : la préservation des rapports sociaux en dernière instance par l’exercice de la violence – fonction qui n’est jamais mieux exprimée que lorsqu’on évoque les « forces de l’ordre ». En concentrant entre ses mains la violence légitime, l’État n’est pas seulement le dépositaire d’un type de domination qui traverserait toutes les sociétés : il est le vecteur d’un type de domination inconnu jusqu’alors.

Plus généralement, l’accent placé sur les continuités tend inévitablement à faire passer au second plan certaines ruptures, au risque de provoquer quelques illusions d’optique ; ainsi, même si l’idée n’est jamais formulée de cette manière, la lecture du texte donne parfois le sentiment que les sociétés humaines devraient composer avec une quantité invariable de rapports de domination, dont elles ne pourraient que modifier la forme.

À la suite d’A. Testart, B. Lahire insiste par exemple sur l’importance des relations de dépendance au sein des sociétés sans richesse, notamment australiennes. Il y accrédite même l’idée de hiérarchies entre hommes adultes et de la présence d’authentiques « chefs », jouissant de privilèges matériels de capacités de commandement, et en se fondant sur les affirmations de J. Dawson. Ce témoignage fait pourtant figure d’exception fort douteuse sur un continent dont les premiers habitants ont été régulièrement qualifiés d’anarchistes, tant ils refusaient toute forme d’obéissance et de coercition dans le domaine séculier.

On peut donc se demander si, à insister sur l’existence bien réelle de certaines dominations dans toutes les sociétés humaines, on ne perd pas un peu de vue que ce n’est pas seulement leur forme, mais aussi l’étendue et le poids de ces dominations qui ont considérablement varié au cours de l’évolution sociale.

D’une manière encore plus générale, B. Lahire donne par moments le sentiment de forcer sa démonstration, en poussant un peu trop loin le pouvoir explicatif de ses catégories. Le fait religieux, par exemple, se présente sous un jour très différent d’un type de société à un autre, en particulier en ce qui concerne les propriétés attribuées aux êtres surnaturels et les relations que les humains doivent entretenir avec eux. S’il ne faire guère de doute que « Dieu le père » ou les ancêtres auxquels on voue un culte constituent des formes idéalisées de l’autorité parentale, peut-on réellement en dire autant, par exemple, des êtres du Temps du Rêve australien ? La question (sans aucun doute, aussi vaste que difficile) mériterait un examen attentif.

Quoi qu’il en soit, ces inévitables discussions sur l’analyse de tel ou tel phénomène social ne constituent en rien un argument contre l’idée centrale du livre. De même qu’une fois posés les principes généraux du matérialisme historique, seuls des travaux minutieux – et éventuellement contradictoires – peuvent permettre de découvrir la manière dont ils s’exercent dans chaque situation historique concrète, les lignes générales mises en évidence par la comparaison inter-espèces constituent des guides pour le raisonnement et non des solutions toutes faites qui permettraient en un tournemain de déchiffrer tous les rapports sociaux humains en nous dispensant de les étudier. Et si l’on peut penser que sur tel ou tel aspect, les développements de B. Lahire mériteraient d’être complétés ou nuancés, ces considérations n’invalident nullement le cadre général que son ouvrage a l’immense mérite de proposer.

Quelles conclusions politiques ?

Dès lors, on pourrait se demander quelles conclusions politiques – au sens le plus large du terme – se dégagent d’une telle entreprise. L’époque assimile volontiers le fait d’identifier des déterminismes à une position conservatrice : énoncer les causes d’un phénomène, surtout si celles-ci plongent leurs racines dans un passé lointain, reviendrait ainsi à le légitimer ou à proclamer son caractère inéluctable. Inversement, l’attitude émancipatrice consisterait à nier les déterminismes pour proclamer notre liberté. S’inscrivant dans une tradition qui est aussi celle de ce que K. Marx et F. Engels, eux aussi abondamment cités, appelaient le « socialisme scientifique », B. Lahire prend le contrepied de telles assertions :

En tant que scientifiques, nous n’avons d’autre choix que de nous confronter au réel, d’être prêts à remettre en question nos conceptions si elles se révèlent fausses et de chercher à rendre raison des constats quand ils sont à peu près établis ; mais en tant que réformateurs ou révolutionnaires, nous nous devons aussi de ne pas mépriser les faits, même si nous pouvons éprouver une jouissance quasi enfantine à les détruire par un simple effort d’imagination, et de nous interroger sur ce que nous pouvons en faire pour nous donner une chance de les contester dans la réalité. (p. 914)

Ajoutons à cela une idée qui traverse l’ouvrage de part en part, mais sur laquelle on ne saurait trop insister : si l’espèce humaine, tout comme n’importe quelle espèce vivante, a dû et devra encore composer avec les déterminismes qui pèsent sur son existence, sa capacité à produire une culture cumulative lui permet également de s’émanciper, partiellement ou totalement, de ces déterminismes.

On pense évidemment à l’exemple de la domination masculine, mais B. Lahire le souligne également à propos de l’opposition entre « nous » et « eux » – sans doute, un des passages les plus réussis de sa démonstration, où il écarte le facteur génétique pour montrer que le ciment de ces groupes tient avant tout aux liens de proximité tissés durant la période altricielle. À l’instar d’autres animaux sociaux, les humains sont ainsi enclins à former des groupes coopératifs hostiles les uns aux autres ; mais dans notre espèce, le progrès économique et technique a peu à peu étendu la taille de ces groupes en même temps qu’il réduisait leur nombre (p. 859), au point de faire émerger depuis deux siècles la perspective de la dissolution des divisions nationales et la constitution d’une véritable unité politique humaine.

Pour finir, on comprend parfaitement les raisons qui ont poussé l’auteur à multiplier les sources et à développer ses arguments dans un écrit aussi ample : pour défendre des idées si largement à contre-courant de l’opinion académique dominante, au moins dans les disciplines de sciences humaines concernées, il lui fallait faire la démonstration qu’il s’appuyait sur un vaste corpus de données qui tissent un consensus. Le volume qui en résulte, bien qu’il soit écrit dans la plus simple et la plus limpide des langues, possède une taille qui a malheureusement de quoi intimider bien des lecteurs. Souhaitons donc de voir paraître au plus vite un texte qui, sans en trahir les nuances, en présente les idées principales sous une forme plus ramassée, et qui pourra ainsi trouver le large public qu’elles méritent.

26 commentaires:

  1. Je pense que vous allez un peu trop vite en postulant l'observation de la nature et ses déterminismes (Bois des cerf contre biches inermes) comme origine ou ancrage de comportements humains; il me semble que l'Humain doit à lui-même et à ses ancêtres ses propres déterminismes, comme la domination masculine; elle est présente chez nos cousins Chimpanzés, quasi absente chez notre autre cousin Bonobo (ce qui nous encourage à espérer une évolution dans notre propre espèce ???). Encore ne savons-nous pas combien de changements de ces comportements il y a eu chez ces deux espèces au cours des environ 7 Méga- années qui nous séparent d'eux ( je sais, c'est un peu plus compliqué...) .D'autres branches humaines, au vu de leur dimorphisme sexuel, pourraient avoir exploré d'autres voies. Je ne nie pas que l'Humain ait pu se sentir justifié en s'appropriant symboliquement ces comportements animaux, mais c'est à mon avis beaucoup plus tardif que leur apparition( si apparition, et non héritage, il y a.). La gamme des comportements chez les primates (et particulièrement les hominoïdes), est assez vaste, et j'aimerai savoir si elle a été étudiée en rapport à des comportements de survie ou de compétition sexuelle (c'est net chez l'Orang-outan,p.ex.). Je n'ai pas lu ce bouquin, mais je suis sûr ( je fais confiance à Christophe!) de son intérêt. Fait-il une relation entre ces déterminismes humains et l'apparition (tardive) de l'exploitation au sens marxiste? Et vu son coût, serais-je obligé de le voler? En attendant que nos bibliothèques provinciales le mettent en rayon... Voilà, c'est du vrac à chaud...

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    1. Je vais certes un peu vite, mais c'est juste un présupposé théorique: l'humain appairait en étant entouré d'animaux sexués et cela ne peut pas ne pas avoir eu d'influence sur sa propre élaboration sociale (ou sociétale, j'ai jamais pu faire bien la différence :-/). Je ne suis pas du cénacle des chercheuses et chercheurs qui postent ici sur ce forum, mais en tant qu'ex-villageois tourangeau, il me semble que l'élevage et la chasse ont dû immanquablement marquer la compréhension du mâle-femelle / féminin-masculin. Il m’intéresserait de savoir des historiennes et historiens si le début de l'élevage, ce n'est pas systématiquement et obligatoirement ça : gérer les sexes (en particulier tuer les mâles car il sont plus agressifs, foutent le bordel sans donner ni lait ni œufs, n'en garder que quelques uns; la castration est aussi un moyen que les éleveurs ont découvert (sans doute plus tard, mais il me manque l'avis des préhistoriens...) pour faire face aux problèmes que les mâles posent dans presque tous les cas). Voilà comment j'imagine les rapports primitifs de l'humain à son environnement animal. En ce sens, je ne parle pas de l'héritage des bonobos ou chimpanzés. L'humain en Europe il y a 15 000 ans n'en avait certainement aucun souvenir. Par contre, au moment de tuer un auroch, j'imagine bien que nos ancêtres n'ont pas dû manquer de se mettre d'accord pour attaquer plutôt une femelle, car n'ayant pas de testicules (et donc pas de testostérone) et des muscles moins développés, on avait plus de chance de réussir et moins de chances de se blesser. De là, je trouverais très bizarre de ne pas envisager que ces pratiques aient eu de l'influence sur les conceptions préhistoriques du masculin/féminin. Mais excusez ces réflexions d'un vieux ex-villageois :-//... Tony

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  2. Merci, je l'ajoute à la pile.
    Dans sa première partie, j'ai l'impression de voir un approfondissement de certaines thèses de "Le Paradigme perdu" d'E. Morin.
    C'est une hypothèse mineure, mais je ne suis pas convaincu du tout par le lien supposé entre certains dualismes de représentations du monde physique et le dualisme sexuel. C'est davantage étayé dans le texte ?

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  3. J'ai du mal à saisir comment un matérialiste marxiste peut en arriver à nier que l'art vient de l'observation de la nature et de sa reproduction (alors que concernant l'art c'est justement LA thèse matérialiste).

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    1. Je ne sais pas à qui s'adresse ce commentaire. Ni le livre de Benard Lahire, ni ma recension n'abordent le sujet de l'art (sur lequel je me déclare totalement incompétent).

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  4. Vous dites : "si l’espèce humaine, tout comme n’importe quelle espèce vivante, a dû et devra encore composer avec les déterminismes qui pèsent sur son existence, sa capacité à produire une culture cumulative lui permet également de s’émanciper, partiellement ou totalement, de ces déterminismes.".

    Il serait plus juste de dire, à mon avis, que nous échangeons des déterminismes contre d'autres. Mais nous ne pouvons pas nous émanciper des déterminismes (à moins de postuler le libre-arbitre ce qui est absolument anti-matérialiste pour le coup).

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    1. Il faudrait que j'y réfléchisse davantage, mais vous avez probablement raison ! ;-)

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    2. Si cela peut nourrir cette réflexion, à mon avis ce qui peut donner cette illusion de se libérer des déterminismes est le fait que le cerveau humain est beaucoup plus plastique et aussi qu'une bonne part des déterminismes est internalisée dans les circonvolutions du cerveau.

      Le premier point se manifeste par exemple par une période de développement (marquée par un élagage synaptique, une myélinisation des axones ou la formation de nouvelles synapses) beaucoup plus long. Dans le cortex frontal celui-ci s'étend jusqu'à 20-25 ans.

      Le deuxième est illustré par le fait que nous nous éloignons énormément des comportements les plus basiques de types stimulus - réponse. Ce qui, à mon avis, signifie que ces traitements cérébraux supplémentaires se basent massivement sur la mémoire (et / ou sur l'interoception / la perception de l'état de notre organisme). Forcément vu qu'on en ignore encore beaucoup sur le fonctionnement du cerveau on est bien incapable de comprendre la majeure partie de ce déterminisme cérébral. Mais si l'avenir me le permet j'aimerais en découvrir plus précisément sur ce sujet.

      D'autant que ça me semble un point encore peu élagué de la théorie marxiste et sur lequel elle prête le flan à de nombreuses critiques : comment les conditions matérielles d'existence façonnent-elles la mentalité des individus ? Comment se fait-il qu'on peut distinguer une culture bourgeoise et une culture populaire et que les individus aient une plus forte probabilité de se retrouver dans l'une ou l'autre en fonction de leur classe sociale (et comment expliquer les exceptions comme les nobles et clercs qui ont soutenu la révolution française et la pensée humaniste) ?

      Concernant mon commentaire sur l'art ci-dessus il répondait à un autre commentaire qui me semble avoir disparu.

      Sinon vous m'avez donné envie de lire ce livre.

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    3. Est-il possible d'échanger un déterminisme contre un autre ? Voici une vision réductionniste du déterminisme: parmi les déterminismes fondamentaux devrait être citée la thermodynamique en son second principe (qui nous fait mortels) et aussi dans le constat fait par Prigogine que nous sommes thermodynamiquement loin de l'équilibre, ce qui détermine bien de nos comportements. Citons également de la gravité qui fait que l'espace sensible n'est pas homomorphe dans toutes les directions. Dans un texte inédit, je montre comment une "goutte liquide" de quelque chose dans un autre liquide de densité différente (ou bien de même nature mais la goutte enveloppée d'une membrane) fait de cette goutte une porte logique. Or, de ces "gouttes" - cellules - nous possédons des milliards et notre entendement repose (est déterminé par) ces unités fondamentales dans une composition logique vertigineuse, composition qui n'est pas sans règle, de part en part, et dont une bonne partie est probablement à jamais inaccessible pour fonder la possibilité justement de raisonner (Kant dit cela avec les moyens de son époque). Enfin, quel main ai-je sur la cataracte de neurotransmetteurs, de signaux électriques et d'enzymes lorsque je tombe amoureux ou suis en colère. Comment échanger quoi que ce soit alors que la possibilité même d'un tel supposé échange repose sur ces déterminismes d'ordre très fondamental ?

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  5. Merci pour ce compte-rendu.
    J’en suis à la moitié du livre, ça se lit très bien, l’épaisseur du volume ne devrait pas décourager le lecture que ce sujet intéresse. Les précautions prises par l’auteur semblent nécessaires quand on connait les réactions des sciences sociales lorsqu’on se risque à évoquer la biologie.
    D’ailleurs, peut-être parce qu’il veut un peu trop ménager ses collègues, je le trouve un peu sévère avec la psychologie évolutionniste qu’il accuse de faire du réductionnisme génétique.
    A ce propos, on peut ce reporter à cette vidéo qui tente de tempérer cette critique:

    https://www.youtube.com/watch?v=3CX6bj0qVkM&t=4431s&ab_channel=HomoFabulus

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  6. Sur la dynamique eux/nous, ca fait un echo profond avec les démonstrations de Patrick Tort (notemment dans "intelligence des limites" et "théorie du sacrifice"), sur le concept darwinien de "civilisation", comme processus d'extention indéfini du cercle de ceux qui sont considéré comme des semblables.

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    1. Merci en tout cas pour le compte rendu, j'ai pris et commencé le livre, c'est très enrichissant ! La distinction social - culturel - historique, est énormément féconde, en plus d'être terriblement simple

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    2. C'est aussi ce qui dit Jean-Jacques Hublin : « ces croyances communes en des choses qui n’existent pas vraiment, ce partage d’une langue, d’une religion, c’est ce qui uni bien au-delà du cercle familiale, du cercle du clan, ceux qui, sans se connaître, savent qu’ils appartiennent au même peuple »
      Et pour approfondir la notion de culture d'un point de vue darwinien, je recommande les livres de Kevin Laland

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    3. Cet auteur fait également partie des références sur lesquelles s'appuie B. Lahire.

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  7. Ouvrage essentiel. Incite à lire les différentes sciences sociales et de la matière et à faire des liens. Le déterminisme probabiliste, résultat de Bourdieu sur la sociologie de l'école, avec les fortes nuances apportées par Lahire, peut caractériser beaucoup de résultats en sciences sociales. L'idéologie dominante qui occulte les structures de classes, présente chez Me Heinich, est justement critiquée. Cette idéologie est encore plus dominante chez les "economistes" neoliberaux, style Milton Friedman, vu les enjeux qui se chiffrent en milliers de milliards de dollars et en pauvreté pour la majorité de la population mondiale. Vive la vérité scientifique.

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  8. J'ai lu Une autre histoire du développement, d'Eric Mollard (dispo sur internet). Outre les deux premiers tomes sur le ton de l'économie politique, le troisième tome qui tente d'expliquer les niveaux de développement dans le monde est plus sociopolitique. Sans doute complémentaire avec l'ouvrage de B. Lahire, que je commence. Les deux auteurs partagent au moins une critique des sciences sociales disciplinées.

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  9. J'ai appris ça comme ça: le début de l'art, c'est là où l'humain fait autre chose que de reproduire la nature. Et l'humain fait cela dès le départ: il n'y a, dans les arts graphiques, aucune reproduction fidèle de la nature avant une époque assez avancée. Pour la musique, il est évident pour tout le monde qu'elle apparrait très détachée de la nature : on sifflote dans une flûte parce que c'est joli, on gratouille des cordes ou des peaux tendues parce que ça sonne bizarre et stimule l'intelligence. Nul ne soutien l'idée qu'on cherche d'abord à imiter l'oiseau ou le bruit du tonnerre. Tony

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  10. Un ouvrage hégélien de plus à l'éthologie animiste fréquentable. Un énième exercice théorique sur le recoupement des "magisters" entre biologie et culture dont ont sait qu'ils se recoupent peu.

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    1. "le recoupement des "magisters" entre biologie et culture dont ont sait qu'ils se recoupent peu". Comment pourraient-ils ne pas se recouper. La descendance d'un mâle est potentiellement infinie, et d'autant plus qu'il est plus puissant et riche (apte à nourrir un harem nombreux). La descendance d'une femme est fort limitée. Or avec le rejeton se transmettent valeurs, attitudes, habitus, comportements, statuts, position. En transmettant ses gènes le mâle transmet - et crée - une CERTAINE culture, transmission/génération bien moins efficace pour la femme. Ecrire que la terre est plate ou que sphères culturelles et biologiques ne se recoupent pas, c'est un peu la même chose? Là est un seul exemple et il faudrait s'attarder sur l'inceste ou bien les "noms de peau" aborigènes, etc.

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  11. Je n'ai pas lu le livre donc il se peut que je me trompe. Mais en prenant connaissance de la fiche de lecture de Christophe Darmangeat et des commentaires, je me demande si il ne manque pas un aspect fondamental justement chez Lahire: le récit. Pas le simple avertissement sonore "Attention! Prédateur" comme on le trouve, par exemple, chez des oiseaux ou des singes arboricoles, mais un agencement de signes que l'on pourrait décrire, pour être le plus général possible, comme une interprétation de la réalité (les faits perçus et les faits supposés) destinée à être partagée au sein du groupe (du familial à l'étatique et même au supra-étatique) et dont le but, jamais révélé, toujours ignoré, est d'asseoir les relations des individus autour d'une vision commune. Du mythe à l'histoire, officielle ou scientifiquement décrite, en passant par la rumeur, la légende urbaine, le culte des ancêtres, les modèles héroïques, la presse et les réseaux sociaux, ne sommes-nous pas d'abord des animaux de récits?

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    1. Vous devriez lire le livre. Il consacre un chapitre entier (le 13) à ces questions. Un bref extrait : « Le tour de force du langage réside dans le fait de pouvoir nommer, catégoriser ou classifier les choses, les personnes et les situations grâce à des moyens symboliques aussi détachables de ces réalités que transmissibles et réutilisables hors de la présence de ces réalités, formuler ou formaliser de simples régularités pratiques-comportementales, coordonner une action collective, raconter des mythes ou construire une idéologie pour donner sens au groupe, justifier un état de fait, et même, quand il est associé à du pouvoir, de contribuer à faire exister ce qui est énoncé (effet performatif), même quand ce qui est énoncé est une pure fiction (esprit, force, divinité, etc.). Toutes ces prouesses langagières reposent sur une propriété centrale appelée 'déplacement'. »

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  12. Je n'ai pas encore eu l'occasion de m'attaquer à cet ouvrage mais d'après les comptes rendus de lecture que j'ai pu parcourir, il rentre en total opposition avec le livre de Graeber et Wengrow "Au commencement était… Une nouvelle histoire de l'humanité " que je viens de terminer.
    Ces derniers remettent au centre la diversité des trajectoires des sociétés humaines en réfutant l'idée d'une évolution naturelle des sociétés. Qu'en pensez-vous ? Lahire vous a semblé plus convaincant que Graeber et Wengrow ?

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    1. Infiniment plus. Graeber et Wengrow adoptent une position qui fait à la fois l'éloge de l'idéalisme (ce sont les opinions, librement décidées, qui gouvernent le monde) et de la contingence (il n'existe pas de tendances déterministes, tout peut toujours sortir de tout). C'est l'exact opposé de la tradition du matérialisme historique dont je me réclame... et j'aurai l'occasion de donner quelques arguments en ce sens vendredi prochain, lors de la journée d'étude de la SPF consacrée au sujet. Voir aussi mon article « Une évolution désorientée » récemment paru dans La Pensée.

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  13. A Seb.
    J'ai commencé à lire Lahire, et c'est précisément ce que j'avais remarqué. Il manque le récit.
    Plus exactement : Lahire parle bien de "récit" (en citant Testart page 69) mais pour lui (et pour Testart) ce qui porte le nom de "récit" 'est implicitement réductible à une information univoque, pour faire vite. Comme si le langage humain était, comme chez les oiseaux et les singes dont vous parlez, un simple développement des avertissements sonores. Il n'y a pas de différence dans le passage de Testart approuvé par Lahire entre ce qu'il appelle "récit", "mythe", "légende", "fiction" ; on trouve même comme synonymes "fantasme" et "imaginaire" ! (un peu plus loin dans la suite du même article de Testart, suite non citée là par Lahire). Tout cela étant l'équivalent d'erreur ou enfumage. En gros, il y a deux catégories seulement : l'information fiable, ou le baratin. Et le "récit", c'est la deuxième catégorie.
    ... Assimiler le fantasme et l'imaginaire au "récit", ça pose problème ! Tout simplement parce qu'il y a des images ou des scènes fantasmées qui ne sont pas des récits. Bref : il y a bien le mot "récit", mais il ne veut plus rien dire.
    Et pour faire encore plus vite, je dirai qu'il manque : la fiction, la création littéraire, la poésie, l'humour, l'allusion, le sous-entendu, l'ironie, l'implicite, l'équivoque, les jeux de mots, etc. Qui ne sont pas la même chose que l'erreur, le mensonge, la manipulation.
    Marc Guillaumie.

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  14. Crier, parler, écrire, calculer. Oui, nombreuses sont les aptitudes qu'ouvrent le langage. Toutefois, selon le dicton populaire que j'invente pour les besoins de la cause, thèse sans antithèse n'est que foutaise. Quelle antithèse: une fois ouvert, l'écrit peut fonctionner en roue libre, détaché de tout référentiel hors son propre signe, produire une philosophie obscure de l'Absolu, de l'Amour, du Pur, du Bien, du Mal (Wittgenstein, Russel), du Sacré féminin ou du Woke américain. Les mathématiques sont également un langage. Mais solidement ancrée dans le fonctionnement intime de l'esprit, mimant sa dynamique formelle, la mathématique parait toujours rencontrer le réel. C'est toutefois un abus de langage que de dire que les animaux ont des capacités mathématiques: ils ont des intuitions mathématiques non formalisées (sachant discriminer "un" de "deux" de "trois" de "beaucoup", ou encore distinguer une quantité paire plutôt qu'impaire, encore que là aussi le concept est bancal, puisqu'ils distinguent d'abord une forme symétrique (paire) plutôt qu'asymétrique (impaire) et ne sont pas capables EXPLICITEMENT d'étendre et d'amplifier ce formidable concept de symétrie. A noter le fait que le "langage animal" comporte des flexions et suffixe ("attention danger"+" venant des airs/du sol", ceci paraissant une amorce de double articulation et de syllogisme).

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  15. Je suis tombé sur cet article, qui essaie de penser les conséquences du livre de Lahire sur le marxisme : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2024-1-page-190.htm

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