Un compte-rendu de Casus Belli sur le blog de L'Humanologue

Merci à Jean-François Dortier, alias l’Humanologue, pour ce beau compte-rendu de mon dernier travail. La publication originale est à retrouver sur son blog, et j’en recopie ici le texte :
La guerre avant la guerre
Dans son dernier livre Casus belli. La guerre avant l’État (La Découverte, 2025), Christophe Darmangeat renouvelle entièrement l’approche des origines de la guerre.
Les origines de la guerre posent d’épineuses questions qui sont autant de casse-tête historico-anthropologiques : quand a-t-elle commencé et pourquoi ? Ces interrogations en entraînent une autre, étroitement liée : qu’appelle-t-on une guerre ? La réponse apparemment évidente – un conflit armé entre deux communautés – ne l’est plus dans les sociétés dites « sans État », où les affrontements meurtriers sont fréquents, mais de nature différente : un raid vengeur destiné à réparer un préjudice, un duel ritualisé entre deux groupes, une razzia, ou encore une expédition visant à se procurer un singulier trophée : une tête ou un scalp.
L’intérêt du livre de Christophe Darmangeat, Casus belli. La guerre avant l’État, est d’offrir un riche dossier synthèse sur le sujet. Dans la première partie, l’auteur propose une classification des différents types de conflits armés. Une distinction majeure oppose la guerre proprement dite – qui vise à soumettre un ennemi par la force – à d’autres formes d’affrontements, très présentes dans les sociétés sans État, qui relèvent des représailles menées contre un groupe pour venger une offense ou un préjudice. C’est le cas, par exemple, des fréquents conflits entre Aborigènes d’Australie au sujet des femmes. À la suite d’une rivalité entre deux hommes à propos d’une femme, l’un tue l’autre ; la famille de la victime réagit alors en menant une expédition punitive pour tuer l’auteur du meurtre ou un de ses proches. On comprend aisément que ce cycle de vengeance puisse entraîner une spirale sans fin de représailles. Les anthropologues désignent ce type de conflit privé, opposant deux familles ou deux clans, par le terme « feud », qui vient d’un vieux mot germanique, « Fehde », datant du Moyen Âge.
À partir de cette distinction fondamentale entre guerre et feud, Christophe Darmangeat construit une typologie très détaillée des conflits selon leur mode de résolution (par victoire, par catharsis, par équilibrage, par sanction ou compensation) et selon leurs motifs (acquisition de biens matériels, humains ou symboliques). Chaque cas est illustré de nombreux exemples issus de la littérature ethnographique.
La deuxième partie est consacrée à l’évolution des conflits violents, de la préhistoire à l’apparition des États. Concernant les débuts des conflits armés, les données archéologiques récentes ne laissent guère de doute : dès le Paléolithique, des massacres de petits groupes ont eu lieu, suivis parfois d’actes de cannibalisme.
Quels sont alors les motifs qui poussent les hommes à s’entretuer ? Sur ce point, l’auteur remet en cause bien des évidences : l’appropriation des ressources est loin d’être la raison première de nombreux conflits. Chez les Aborigènes ou chez les Jivaros, populations pourtant très belliqueuses, les affrontements ne visent jamais à occuper un territoire ennemi. Si la possession des femmes est le déclencheur de nombreuses confrontations (les deux tiers chez les Aborigènes), il n’existe presque jamais de rapts organisés en vue de s’accaparer des épouses. La guerre ne serait-elle qu’un moyen de se glorifier auprès des siens ? C’est ce que suggère la chasse aux têtes pratiquée par les Jivaros : les têtes réduites étaient exposées dans les habitations comme trophées, à la manière des chasseurs de sangliers ou de cerfs. Mais l’auteur souligne aussi que cette pratique visait avant tout à s’approprier des forces vitales : une motivation magique donc, et non simplement la recherche de prestige guerrier. À noter que les Iroquois menaient eux aussi souvent des expéditions à longue distance dans le seul but de ramener des scalps ou des prisonniers, lesquels, une fois au village, étaient torturés, tués et parfois dévorés. Cette « petite guerre » iroquoise engagée contre des populations lointaines se distingue nettement des autres guerres menées par les tribus indiennes voisines ou des « guerres indiennes » contre les colons européens.
La diversité et l’imbrication des motivations qui poussent les hommes (presque jamais les femmes) à se battre ne sont donc pas faciles à déterminer et l’auteur se garde bien de trancher.
En conclusion, il s’interroge : si la compétition pour les ressources (terres, biens matériels ou femmes) ne s’avère pas la cause principale des conflits guerriers, quelle en est la véritable origine ? N’y aurait-il pas une conflictualité intrinsèque à l’existence même des petits groupes humains ? Christophe Darmangeat semble le penser : « Tout indique que, même en l’absence de toute convoitise concernant les ressources, les groupes humains peuvent développer des relations d’inimitié du seul fait qu’ils existent de manière autonome et séparée » (p. 304). Dès lors, la seule façon de surmonter cette tendance naturelle des petites communautés à s’affronter serait de constituer des unités politiques plus vastes, capables de dépasser la fragmentation des groupes et de limiter leur confrontation. Tel est, selon l’auteur, le rôle de l’État en tant que gardien de l’ordre et unique représentant de la violence légitime. Cette conclusion me paraît ici un peu rapide et expéditive, elle mériterait sans doute un débat. Elle ne remet nullement en cause l’apport essentiel d’un livre qui sera désormais une référence incontournable sur l’étude des origines de la guerre et des conflits armés.



"Dès lors, la seule façon de surmonter cette tendance naturelle des petites communautés à s’affronter serait de constituer des unités politiques plus vastes, capables de dépasser la fragmentation des groupes et de limiter leur confrontation.Tel est, selon l’auteur, le rôle de l’État en tant que gardien de l’ordre et unique représentant de la violence légitime." Christophe, je n'ai pas encore lu Casus Belli, mais avez-vous déjà laissé entendre que là est le rôle de l'état? Vous ai-je mal lu depuis ces années? L'état serait primordialment né POUR pacifier, et ne serait donc pas construit POUR d'autres cobjectifs nécessitant la pacification?
RépondreSupprimerJe propose de discuter à partir de ce que j'écris, et non à partir de ce qu'écrivent les gens sur ce que j'écris, car c'est déjà assez compliqué comme cela... ;-)
SupprimerEn tout cas, je ne sais pas très bien répondre à la question « pour quels objectifs l'État s'est-il construit ». Tout le monde partageait-il les mêmes objectifs ? Et surtout, les objectifs atteints étaient-ils ceux qui étaient subjectivement recherchés ? En tout cas, ce que je dis - mais c'est une banalité - c'est que l'État bannit en son sein l'exercice de la vengeance privée, tout comme il bannit l'exercice privé de toute violence, et qu'il construit ainsi un espace partiellement pacifié. Et que par ailleurs, il existe une tendance historique à la croissance de la taille de ces espaces partiellement pacifiés. Cela laisse entrevoir la possibilité que l'humanité, depuis toujours déchirée par des conflits plus ou moins sanglants, mais récurrents, puisse un jour vivre de manière apaisée. En ce sens, l'État constitue, comme dirait le grand ancêtre, une étape progressiste de l'évolution sociale.
D'une part, j'entends bien que l'auteur du compte-rendu vous fait dire ce que vous n'avez pas dit, ou pas exactement dit, ce qui est un bon point. D'autre part si il est vrai que les conflits inter-étatiques sont proportionnellement moins ravageurs que les conflits entre chasseurs-cueilleurs, il n'en reste pas moins que sur le nombre c'est un cataclysme. A chaque fois, à chaque moment de climax, ce sont des millions de vies brisées, et pour des raisons que quelques années plus tard, plus personne ne comprend (voir les "Papous à Verdun"). J'ai donc toutes les peines du monde à conférer un poil de vertu pacificatrice à l'état. Le monopole de la violence, ce n'est d'ailleurs pas la paix. Si on y ajoute les génocides (ou presque génocides) coloniaux et la répression interne (violence faite aux réfractaires en tout genre), le tableau peut faire regretter quelques hécatombes faites à la main... Imaginons des sociétés de chasseurs-cueilleurs n'ignorant pas que la mortelle chute de l'arbre de pépé ne peut en aucun cas être attribuée aux capacités de sorcellerie du voisin, et voilà que le niveau de violence chute (lui aussi! ) en dessous de celui du plus quiet des états.
RépondreSupprimerC'est bien pour cela qu'il est difficile de répondre à la question de savoir si l’État a diminué ou augmenté le niveau de violence. Posée dans des termes aussi généraux, elle est insoluble. Là où en revanche il me semble qu'il y a quelque chose d'incontestable, c'est le fait que l’État a fait reculer (voire disparaître) l'antique sentiment qu'il était normal et légitime que chacun soit armé et qu'il se fasse justice lui-même. Et cela, c'est tout de même un sacré progrès - et même les intéressés le disent. Quant à imaginer une société de chasseurs-cueilleurs qui n'exerce pas la vengeance (voire la guerre d'extermination) et qui considère la sorcellerie comme un non-sens, nul doute qu'elle serait paisible. Le seul hic, c'est qu'on n'en a jamais vu aucune, et ce n'est pas pour rien...
SupprimerCet effet pacificateur de l'Etat de façon générale est très récente, a peine un siècle. Avant cela (et encore), tous les États avaient des modes de violences privées autorisées, simplement stratifiées par types de victime... Il était "légal" de tuer un serf, une femme, un étranger , un hérétique, un sauvage, etc... La capacité à faire justice soi même a longtemps perduré dans ces Etats de façon stratifiée et différenciée.
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