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Robert Carneiro, Alain Testart et la naissance de l'État

Le cycle de la guerre et de ses cousins plus ou moins éloignés étant désormais (provisoirement ?) refermé, je me plonge dans d’autres thématiques, notamment celles qui sont liées à la future exposition « Richesse et pouvoirs » du Musée de l’Homme. Parmi celles-ci, celle des structures politiques des différentes sociétés humaines, dont l’État – je dois d’ailleurs écrire un texte d’ordre général sur le sujet dans les prochaines semaines pour un recueil lié aux recherches sur l’Âge du bronze. Comme d’habitude, ma boussole dans cette exploration tient dans l’idée qu’on ne pourra avancer sérieusement tant qu’on n’aura pas correctement repris la question des définitions et des classifications.

Pour n’en rester qu’à l’État, on reste en effet perplexe devant le fait que certains collègues puissent discuter à l’envi de la présence ou de l’absence de l’État dans certaines sociétés – par exemple, les Celtes de l’Âge du fer – tout en expliquant qu’on n’a nul besoin de définir l’Etat en général, et qu’il suffit pour cela de savoir que chaque État possède ses spécificités (je parle d’expérience, ayant eu cette discussion de vive voix il y a quelques mois sans que mes arguments entament la moindre certitude de mon interlocuteur). Sur de telles bases, on ne voit pas bien ce qui interdit de défendre n’importe quelle position, et comment pourrait se bâtir un authentique savoir scientifique.

Quoi qu’il en soit, j’ai récemment repéré une revue académique aussi intéressante que méconnue : Social Evolution and History. D’une manière relativement confidentielle, celle-ci continue depuis des années de maintenir la flambeau d’une anthropologie qui ambitionne tout à la fois d’édifier un authentique savoir objectif et de traiter les « grandes » questions qui étaient au cœur de l’anthropologie sociale lorsque cette discipline fut fondée, il y a un siècle et demi, et qui sont dorénavant regardées avec indifférence, si ce n’est avec mépris, par une bonne partie des chercheurs. Toujours est-il que cette revue a rassemblé quelques signatures importantes, pour l’essentielles américaines et russes, ce qui ne surprendra guère. Une des figures marquantes est d’ailleurs celles de Peter Turchin, auteur de plusieurs ouvrages remarqués sur l’évolution sociale, et dont je découvre à cette occasion qu’il est d’origine russe et qu’il a anglicisé son patronyme.

Il y a quelques années, une grande figure de l’anthropologie américaine, Robert L. Carneiro, a publié une série de textes dans cette revue, dont un en particulier qui proposait une version améliorée de sa théorie dite de la conscription. Parmi les commentateurs qui discutèrent cette proposition dans les colonnes de la revue figurait Alain Testart, et la confrontation (abrupte) des deux points de vue ne manque pas d’intérêt.

La théorie de la conscription revisitée

Commençons donc par la proposition de Carneiro, exposée dans cet article. Pour la résumer succinctement, elle consiste à proposer un lien de causalité entre la présence d’un environnement contraint, rendant l’émigration coûteuse, et l’émergence de l’État.

Le premier point, qui mérite d’être salué, est celui de la défense par l’auteur d’une authentique démarche scientifique. Carneiro rappelle que la naissance de l’État n’est pas un phénomène unique, qui se serait ensuite diffusé, mais qu’il s’agit d’une convergence, qui s’est produite de manière indépendante en plusieurs lieux et époques. Par conséquent, le devoir du scientifique consiste à « rendre compte du plus grand nombre possible de cas avec le plus petit nombre possible de facteurs » (p. 6). Il polémique également de manière explicite contre les points de vue idéalistes qui expliquent la construction de l’Etat par la simple volonté générale – critique qui, par ricochet, vise aussi ceux, tels Pierre Clastres, pour qui l’absence durable d’État est à l'inverse le fruit d’un refus tout aussi conscient. Rejetant les visions selon lui iréniques d’une construction de l’État résultant d’un consensus, Carneiro y voit au contraire nécessairement le fruit d’une contrainte : « Aucune unité politique, quelle que soit sa taille, n’abandonne jamais sa souveraineté de son propre chef. Seul l’exercice de la force, ou la menace d’y recourir, peut l’amener à le faire. » (p. 10)

Carneiro reformule ses écrits précédents en introduisant deux nuances importantes. Pour commencer, le caractère conscrit de l’environnement ne doit plus être vu comme la seule variable agissante. Il faut y associer la concentration des ressources – les deux termes n’étant pas synonymes (p. 21 sq.). Ensuite, conscription et concentration des ressources ne doivent pas être comprises comme des conditions nécessaire de l’émergence de l’État, certains États étant apparus dans des environnements non circonscrits : « Grâce à des cas tels que les Olmèques et les Maya, où des chefferies complexes, sinon des États pleinement achevés, émergèrent en l’absence de toute conscription environnementale stricte, nous sommes forcés de conclure qu’une étroite constriction géographique, si elle favorise grandement la fortmation de l’État, ne lui est pas absolument nécessaire. » (p. 12) La conscription, poursuit Carneiro, agit littéralement comme une cocotte-minute, accélérant le processus même s’il n’en est pas le déclencheur. Le mécanisme de la construction de l’État est alors détaillé :

Lorsque la population augmente dans une région étroitement enclavée par des barrières physiques telles que des montagnes, des déserts et des océans, la pression exercée par cette population croissante ne peut se dissiper en s’échappant vers les régions environnantes. L’effet initial de cette pression accrue est d’augmenter la fréquence et l’intensité des guerres, les villages se disputant des terres de plus en plus rares. L’effet ultime de ces guerres est un changement radical dans la structure politique de la population enclavée. Le changement le plus marquant est l’effondrement de l’autonomie politique des villages concernés et leur fusion en entités politiques supra-villageoises. (...) En termes généraux, le processus à l’œuvre peut être résumé comme suit. La pression démographique exercée sur les villages d’une région touchée les amène à s’opposer les uns aux autres avec plus de force que cela n’aurait été le cas dans une zone non circonscrite. En conséquence, la série d’étapes conduisant à la formation d’unités politiques multi-villageoises – d’abord des chefferies, puis des États – se déroule plus rapidement et aboutit plus tôt qu’en l’absence de conscription. (p. 13, mes soulignés)

Le « carburant » du processus est donc la guerre. Mais la guerre précédant la formation des « chefferies » et des États, comment se fait-il que son résultat, à un point donné du processus évolutif, aboutisse à la formation d’unités supra-villageoises ?

Un premier élément est le changement des objectifs des opérations militaires :

Au départ, les motifs ordinaires pour partir à la guerre entre villages autonomes étaient du même ordre que ceux qui sous-tendent les guerres conduites par les indigènes de Nouvelle-Guinée ou d’Amazonie dans un poassé récent. Ces guerres portaient sur des offenses banales telles que des meurtres, des accusations de sorcellerie, des vols de femmes et autres choses du même genre – motifs qui, sans aucun doute, remontent au Paléolithique. (...) À un certain point de l’évolution, toutefois, la pression démographique agissant comme un déclencheur particulièrement efficient, un changement radical intervint dans les raisons qui engendraient les guerres. On commença à présent à ne plus simplement les mener pour les raisons précitées, mais aussi pour des avantages écologiques et le gain économique. Plus précisément, la guerre fut redirigée vers l’acquisition de terre arable, laquelle, à mesure que la population croissait, devenait de plus en plus rare. Un stade précoce de ce type de guerre survint dans les Hautes-Terres de Nouvelle-Guinée où les Mae Enga (Meggitt 1977 : 14) chassaient l’ennemi défait de ses terres et se les appropriaient. Toutefois, bien que vaincus sur le champ de bataille, et souvent forcés de s’enfuir, les perdants de tels conflits n’étaient pas encore incoporés à la communauté politique des vainqueurs. Cette issue survint seulement à un stade plus tardif, lorsque la pression des populations humaines sur la terre était devenue encore plus forte. (p. 19)

Ce changement dans le résultat des guerres ne concerne pas seulement les relations entre communautés politiques ; il intervient également au sein des communautés politiques elles-mêmes :

À mesure que la guerre était pratiquée, devenant de plus en plus fréquente et intense, les villages alliés avaient tendance à rester sur le pied de guerre la majeure partie du temps. Cette situation offrait ainsi au chef de guerre (...) de nombreuses occasions non seulement d’exercer ses pouvoirs militaires, mais aussi de les renforcer et de les consolider. Et, plus important encore, de les conserver après la fin des hostilités. Il était soutenu par une coterie de guerriers redoutables qui, après avoir servi sous ses ordres à maintes reprises et avoir bénéficié de ce service, lui étaient devenus personnellement fidèles. Grâce à leur soutien, le chef de guerre temporaire put finalement s’imposer comme le chef permanent – tant sur le plan politique que militaire – des villages qu’il avait menés avec succès à la guerre. Quelle que soit la résistance rencontrée par sa volonté de prolonger et d’étendre ses pouvoirs pléniers au-delà de la période de guerre, ses guerriers loyaux lui permirent d’en venir à bout. (p. 17-18, mes soulignés)

En d’autres termes, écrit Carneiro, l’intensification de la guerre impose peu à peu l’émergence de chefs suprêmes de fait, qui ne tardent pas à le devenir de droit. Pour terminer, l’auteur résume ainsi sa théorie :

Une occurrence plus fréquente de la guerre de conquête, causée pour une bonne part par l’augmentation de la pression démographique, donne lieu à la formation d’une succession d’unités politiques de plus en plus larges, les villages autonomes étant suivis par les chefferies, et le processus culminant dans certaines zones par l’émergence de l’État.

La réponse d’Alain Testart

Parler de réserves à propos de l’accueil fait à ces lignes par Alain Testart relève d’un doux euphémisme. Sans reprendre l’intégralité de ses rudes critiques, la première et la principale d’entre elles porte sur la définition de l’État par Carneiro, selon lui parfaitement inadaptée :

[La théorie de Carneiro] oublie tout bonnement de se demander ce qu’est une société étatique. C’est une société où l’État détient le monopole de la violence, selon la définition bien connue de Max Weber. Bien que l’on puisse affiner cette définition classique (...) il existe aujourd’hui un large consensus autour de son idée principale. Seuls les chercheurs américains (en anthropologie sociale ou en archéologie, pas en histoire ou en sociologie) semblent l’ignorer. L’État n’est pas la même chose que la stratification sociale, que la presssion démographique ou que des unités politiques larges. L’État est un phénomène politique, qui signifie qu’on ne peut pas se faire justice soi-même : seul l’État qu’il s’agisse d’une République ou d’un roi) peut infliger des sanctions, en particulier la peine de mort (d’où le proverbe trouvé dans les États africains précoloniaux :« Le roi a le monopole du couteau »). (p. 105)

Dès lors, la problématique de l’émergence de l’État devient celle de la monopolisation de la force :

Imaginons (...) un homme puissant qui possède de nombreux partisans et gardes du corps, qui peut même disposer d’une armée privée, car il est fréquent dans les archives ethnographiques ou historiques de trouver des armées privées composées d’esclaves. La force totale de cet homme peut être supérieure à celle des lignages les plus influents et, si tel est le cas, il peut demander à tout le monde de ne pas faire la guerre sans son consentement, de ne juger ou tuer personne sans son propre jugement, ni d’utiliser des armes en dehors de ses armées. Ce faisant, il a inventé l’État, il en a créé un. Il n’y a rien de plus à expliquer à ce sujet. Ce qu’il faut expliquer, c’est comment il a pu trouver un nombre suffisant de partisans et de fidèles prêts à lui obéir, et pourquoi ceux-ci devraient-ils être un meilleur soutien que ses proches ? (p. 106)

Ce sur quoi Testart résume les propositions défendues dans son ouvrage La servitude volontaire, qui voit dans les esclaves les membres par excellence d’une telle garde rapprochée. Mais cette voie n’est qu’une des deux possibles vers l’État. Il en existe une autre, bien différente :

Une autre trajectoire possible est celle où des segments d’une même nation renoncent volontairement à leur droit de mener des querelles et créent ainsi une sorte d’État démocratique (ou embryonnaire). Les Indiens des Plaines en sont un exemple typique, sur lequel Lowie a fait des commentaires remarquables dans une leçon classique – et je ne comprends pas comment on peut écrire sur l’origine de l’État sans le citer. Évoquant la manière dont l’une des « sociétés secrètes » des Cheyennes agissait comme une « police » et, dans certains cas, conservait pour elle-même les sanctions imposées (comme une amende, qui doit être versée à l’État) plutôt que de les remettre à la partie lésée à titre de réparation, il écrivait : « Dans ce cas, ils étaient l’État » (Lowie 1948 :19).

Testart résume alors :

Ce premier point peut se résumer en deux propositions. Premièrement, l’émergence de l’État est un fait politique. Deuxièmement, un fait politique ne peut s’expliquer que par des faits politiques. Il ne peut s’expliquer par des facteurs écologiques ou par des considérations sur l’organisation du travail, qui sont au mieux des occasions de luttes politiques, des catalyseurs, et non des causes.

Quant au second point, il porte sur l’invisibilité archéologique de l’Etat. Selon Testart, en réalité, la théorie de Carneiro ne propose pas une explication des origines de l’État, mais une explication des cas (tels l’Egypte ou la Mésopotamie) où l’État devient visible sur le plan archéologique. Les deux phénomènes sont pourtant très différents, et Testart cite des exemples d’États attestés par des témoignages ethnologiques ou historiques, mais qui restent indétectables sur le plan archéologique.

Quelques rapides commentaires

Il va de soi que tout début de discussion sur un tel sujet tient par nature de la boîte de Pandore, tant les dimensions du problèmes sont nombreuses et enchevêtrées. Les quelques lignes qui suivent, dans ce billet déjà copieux, ne seront donc qu’une simple esquisse, qui appelleront à n’en pas douter bien des développements ultérieurs.

  1. Le reproche fait à Carneiro d’expliquer le politique par autre chose que le politique paraît bien immérité, à au moins deux titres. Pour commencer, prise au pied de la lettre, l’idée que le politique ne pourrait et ne devrait s’expliquer que par du politique ferme la porte à toute explication matérialiste faisant intervenir l’environnement, le niveau technique de la société, ou quoi que ce soit du genre. Ensuite, lorsque Testart concède que l’environnement peut jouer le rôle de catalyseur, mais non de cause, il semble que ce soit très exactement ce que dit Carneiro, avec ses métaphores du carburant et de la cocotte-minute. Au demeurant, on peut tout de même se demander si, au fond, un « catalyseur » ne peut pas être considéré comme une cause – fut-elle d’un type un peu particulier.
  2. Testart a en revanche pleinement raison de souligner que l’État se définit avant tout par son monopole de la force. Cette définition recouvre néanmoins plusieurs aspects qui méritent sans doute d’être soigneusement distingués, car ils sont loin d’être nécessairement synonymes. Je pense qu’on peut en discerner au moins trois. Le premier est l’interdiction aux éléments sociaux de se faire justice eux-mêmes (ou en tout cas, sans l’approbation de l’État). Le second est l’interdiction à ces éléments sociaux de mener des opérations contre des sociétés extérieures. Le troisième, enfin, est l’obligation faite aux membres de la communauté de participer aux opérations militaires décidées par l’État (une dimension que l’on peut sans doute rattacher à d’autres prérogatives de l’État, telles que le droit d’exiger l’impôt). Dans son manuscrit dépublié L'État, le droit, la guerre, Testart considère plus ou moins explicitement ces trois dimensions comme équivalentes ; je ne suis pas du tout certain que ce soit le cas, même si dans les États achevés, elles vont de pair. Quoi qu’il en soit, il est vrai que Carneiro n’aborde au mieux ces questions qu’incidemment, et tend à assimiler l’État à la domination d’une entité sur plusieurs villages. Et lorsque Carneiro évoque cette « coterie de guerriers redoutables (...) devenus personnellement fidèles [au chef de guerre temporaire] et grâce [au] soutien [desquels celui-ci] put finalement s’imposer comme le chef permanent ;», est-on si loin du premier scénario proposé par Testart ?
  3. À ce sujet, et en y regardant de plus près (même si cela nous entraîne un peu loin), la définition de la chefferie que donne par ailleurs Carneiro ne permet en aucun cas de la différencier qualitativement de l’État : le critère régulièrement mis en avant est celui des niveaux de commandement, la chefferie dite simple en possédant un, la cheffrie dite complexe deux, et l’État trois ou plus. Mais en ce qui concerne la nature de cette hiérarchie de pouvoirs, et en particulier, le droit d’interdire les feuds ou d’exiger le service militaire, rien ne différencie toutes ces formes. En fait, il semble bien que dans l’esprit des néoévolutionnistes américains, une chefferie soit en réalité un État sans administration. Ce qui nous amène à un paradoxe amusant : créée dans l’idée de fournir le chaînon manquant entre la simple tribu et l’État, la chefferie s’avère en réalité un État qui ne dit pas son nom... laissant ainsi sans aucun début de réponse la question des éventuelles étapes intermédiaires vers l’État.
  4. Et comme un paradoxe peut en cacher un autre, l’appel de Testart au travail de Lowie ne manque pas de susciter lui aussi une certaine perplexité, pour deux raisons. Tout d’abord, parce que juste après avoir expliqué que l’élément crucial de la définition de l’État est l’interdiction du feud, Testart donne comme exemple la « police des Plaines » qui possède de tout autres fonctions que celle d’empêcher, ou même de dissuader, les vengeances privées. Enfin, il y a quelque ironie à invoquer l’autorité de Lowie pour suggérer que cette institution constituait une voie vers la construction de l’État. Le livre de Lowie, si informé qu’il soit sur le plan ethnologique, est en effet tout entier consacré à démontrer que l’État existe dans toutes les sociétés, sans exception. Cette démonstration passe par une définition de l’État selon laquelle il constitue une autorité collective capable d’imposer des règles et de sanctionner les coupables. Dans cette perspective, la « police des Plaines » n’est donc absolument pas une étape dans un processus qui n’aurait touché que certaines sociétés ; elle est au contraire décrite comme la manifestation particulière d’un trait universel. On peut évidemment considérer que Lowie se trompe sur ce point, et que l’angle sous lequel il la regarde n’est pas pertinent ; mais dans ce cas, mieux vaut éviter d’invoquer son autorité...

À suivre...

22 commentaires:

  1. Salut Christophe,

    Content de voir revenir ce sujet sur la table.

    Concernant la définition que Testart donne de l'État (commentaire 2) j'ai l'impression que tu y mélange plusieurs éléments qui n'ont pas la même valeur. Voilà la définition de Testart dans le TOME II des Principes :

    « Le problème général des formes intermédiaires entre États et non États peut être résumé ainsi.
    Que l’on puisse se faire justice soi-même, à coup sûr on a affaire à un régime non étatique ; mais que l’on ne puisse légitimement se faire justice soi-même n’implique pas nécessairement l’État : pour qu’il soit, encore faut-il une organisation à part de la violence dans l’exécution de la Justice.
    Que l’on puisse conduire des guerres à titre privé, à coup sûr on a affaire à un régime non étatique ; mais que l’on ne puisse légitimement conduire des guerres à titre privé n’implique pas nécessairement l’État : pour qu’il soit, encore faut-il une organisation à part de la violence des forces armées. »

    A ce titre, le troisième point que tu évoque (la mobilisation armée) n'est qu'un exemple d'un élément pouvant prouver l'existence d'un État : c'est une des preuves possibles de l'existence d'une organisation à part de la violence. Mais il n'est pas un critère discriminant. Son absence ne prouve pas que l'on a pas affaire à un État. On peut tout aussi bien imaginer un roitelet allant à la guerre à la tête de ses esclaves, sans pour autant avoir la force nécessaire pour pousser le reste de la communauté à participer à la guerre les armes à la main. ça pourrait d'ailleurs constituer un danger pour lui. Ne serait-ce pas pour autant un État ? Dans ce cas imaginaire, il y a bien un pouvoir arbitraire (ça c'est un élément de sa définition dans ses Éléments) sur les esclaves et une organisation à part de la violence dans un but de guerre.

    Quant à la distinction guerre/justice dans le cadre de sa définition, je ne sais pas si elle est tellement utile dans la mesure où il s'agit toujours d'une justice qui a les moyens (la force armée) de faire appliquer ses décisions. Par ailleurs, il y a aussi des guerres à but judiciaire.

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  2. Je l'ai relu il y a peu et, sauf erreur, il défend des positions un peu différentes dans d'autres passages. J'en reviens de toute façon à ce que je disais : il y a un gros débroussaillage à faire pour examiner tous les rouages un par un et remonter la machine de telle façon qu'elle fonctionne... Je n'en suis qu'au début, et je ne sais pas vraiment où je vais.

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  3. Salut,
    A propos du troisième point évoqué par Tangui (obligation de participer aux opérations militaires), Testart en fait explicitement, dans Avant l'histoire, un critère discriminant de l'existence de l'Etat (il oppose à ce titre Gaulois et Germains) : "la différence entre les Germains qui ne se rendaient aux guerres que "si elles leur plaisaient" et ceux qui y sont contraints, c'est la différence entre non-Etat et Etat" (p. 485).
    Je n'ai jamais bien compris ce que voulait dire Testart en affirmant que le politique explique le politique. Je ne vois pas comment lui-même pourrait invoquer une garde ou une armée privée d'esclaves sans recourir in fine à des facteurs économiques. Et en général je ne crois pas (vieux réflexe marxiste peut être) que l'on puisse expliquer l'Etat sans partir des inégalités socioéconomiques préalables.
    Christophe, serait-il possible d'avoir le lien de la réponse de Testart à Carneiro?

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    1. Oui, Testart revendique ce critère à de multiples reprises. Et re-oui, le politique, à un moment, doit bien s'expliquer (au moins en partie) par des facteurs extérieurs.
      L'article de Testart est ici : https://www.sociostudies.org/journal/articles/148713/

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    2. Le soucis, c'est effectivement que Testart a donné plusieurs définitions de l'Etat qui sont plus ou moins contradictoires. Mais autant je vois bien comment raisonner avec les principes énoncés dans la citation que je rapportais, autant je me demande dans quelle mesure la mobilisation de la population par l'Etat peut être un critère absolu pour identifier l'Etat.

      L'opposition Gaulois/Germains a un intérêt pour Testart afin de distinguer deux manières concrètes d'organiser la guerre.

      Mais ce n'est pas la même chose de dire :

      Un non-Etat ne peut pas forcer la population à faire la guerre.

      Et de dire (la réciproque) :

      l'impossibilité de mobiliser la population par la force dans la guerre est une preuve d'absence de l'Etat.

      Ne peut-on pas imaginer un Etat qui se trouve incapable de mobiliser sa population tout en ayant par ailleurs une force armée organisée à part (une armée professionnelle) ?

      Autrement dit : Il y a Etat lorsqu'il y a une division du travail dans laquelle la guerre devient l'apanage d'une fraction minoritaire de la société. Avec un pouvoir à part qui l'organise.

      Et le critère de la mobilisation générale peut servir à distinguer des formes particulières d'Etat.

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  4. Oui, d'ailleurs le passage que je citais est pris dans une discussion sur les sociétés démocratiques. C'est sans doute davantage un critère pour distinguer "démocraties primitives" (Germains) et "démocraties étatiques" (Gaulois).
    Mais c'est un détail par rapport à la question de la définition de l'État. Testart le plus souvent parle en effet d'organisation "à part" de la violence. Un problème plus intéressant serait de situer ça par rapport à la définition "weberienne" (monopole de la violence) que l'on a peut être tendance à considérer trop vite comme acquise.

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  5. Ouf, Christophe a cité l'impôt (certes dans une parenthèse, mais ça ne sera donc pas le grand absent de la discussion).

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    1. L'impôt est-il une conséquence fréquente (et quasi-universelle) de l'existence de l'Etat, ou en est-il un élément de définition ? Voilà une bonne question - et je penche très fortement en faveur de la première hypothèse. Au passage, je me demande si prendre l'impôt comme critère de l'Etat ne pose pas un double problème. 1) en excluant les quelques cas éventuels d'Etats sans impôts 2) en obligeant, si l'on veut être conséquent, à considérer que la rente foncière, ou tout autre prélèvement dû à un riche dans une société sans Etat, fait de lui ipso facto un chef d'Etat - autrement dit, qu'est-ce qui différencie l'impôt de maints autres contributions dues à des puissants, si ce n'est un raisonnement circulaire selon lequel on reconnaît l'impôt à l'Etat... et l'Etat à l'impôt ?

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  6. Je m'attendais un peu à ce genre de réponse. Je serais intéressé par les États sans impôts quand la classification-définition s'affinera. Je ne suis pas un fétichiste de la forme juridique et ne nierai pas la proximité avec la rente foncière, mais a priori le percepteur égyptien qui se pointe à la moisson a plus la gueule de l'État que la police cheyenne.

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    1. L'impôt sert à financer les services communs qui existent dès qu'une "société" existe. Evidemment, pour les chasseurs-cueilleurs, ce n'était pas sous forme d'argent, mais de nourriture ou de temps donnés pour cette "société". Après, si la "société" en question est petite, il est peut-être possible de s'en sortir sans impôts formels. Mais dès qu'elle grandit significativement, ça semble difficile de s'en passer.

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    2. Avec une telle définition de l'impôt, on ne peut pas saisir la spécificité de l'État. Toute activité collective a certes besoins de ressources, mais c'est seulement dans certaines sociétés que celles-ci sont prélevées à titre obligatoire par un organe spécifique, capable d'user de la force en dernier recours pour les obtenir.

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  7. Je ne suis pas très au fait de la position de Testart sur l'Etat, mais au cours de lecture de l'article et des commentaire ici, je me pose de nouvelles questions.

    1. Quelle définition peut-on donner à l’État dans la mesure où certaines sociétés peuvent tout à fait fonctionner avec une violence très privatisée, voir même (j'ose le mot) sous forme de prestation, par exemple acheter les services d'un chef pour aller taper sur un voisin. On peut avoir une société qui est très organisée dans l'exercice de la violence canalisée par des assemblées, des convocations de voisins ou même des chefs, mais pourtant ces prérogatives n’incombent pas à une institution ? Je pense beaucoup à la société islandaise médiévale.

    2. Je me demande si c'est si pertinent de décorréler l’État de bien d'autres fonctions autres que la violence, même des sociétés avec une organisation plus simple et réduite se pose la question du partage des ressources. Si on prend exemple pour la santé, est-ce qu'il y a une personne qui a pour métier la santé (prêtre, medicine man, vrai médecin) ? Et si oui, comment on organise le paiement, par des sacrifices, par une offrande, par un don de richesse, ou bien c'est offert par la charité ou par la Sécu ?

    3. Je pense que l’État n'est pas à déconnecter non plus du secteur économique, notamment pour ce qui est la redistribution de la nourriture, même dans les sociétés dont on ne doute pas qu'elles sont étatisé on peut trouver des choses comme les bons alimentaires tels aux US qui induisent donc que l'état a pour fonction d'assurer la distribution de nourriture. Quid de société moins organisé ou ce sont par exemples des chefs qui exercent la redistribution de richesses comme dans le cas de potlatch en Amérique du nord ?

    Bref, j'aurais encore bien des questions, mais je ne peux que remarquer l'idée que toute les sociétés ont un état et de me demander si par état on pourrait pas plutôt dire : un besoin d'organisation communautaire. Mais en affirmant cela, je ne vois toujours par comment vraiment cerner l'état et de sa différence avec le non état. J'entends bien l'argument d'un corps spécialisé dans la guerre, mais même en regardant on voit qu'il y a des rites de passages pour les vrais chasseurs et les autres comme chez les Satere-Mawe par exemple. Puis même pour le corps spécialisé pour la guerre ce n'est pas si clair, car c'est assez tardif (fin du moyen âge), quand ont on a des armées avec un paiement régulier par le roi. Tout cela me laisse assez perplexe.

    J'espère que mon commentaire n'est pas trop long c'est juste que le sujet m'intéresse beaucoup:)

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    1. 2. A mon humble avis, si tu commence à décorréler, alors tu parles moins de l’État. Si tu es obligé de décarreler pour expliquer et comprendre ce qui se passe, alors, l'Etat n'est pas vraiment constitué. Le dernier stade de l'Etat, c'est d'ailleurs, ... la Constitution (Verfassung).

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    2. 3. Du point de vue marxiste, l'Etat n'est pas seulement "à ne pas déconnecter" du secteur économique, il nait et se nourrit de l'économie.

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    3. Sur le "besoin d'organisation communautaire", la philosophie marxiste (telle que je la comprends) est justement l'idée que l'Etat 'est un besoin qui arrive "de l'extérieur", avec l’aliénation liée à la société de classe. Il y aurait donc dans l'Histoire des "besoins d'organisation communautaire" et l'Etat arrive à un certain stade de l'Èvolution, avec les classes sociales, et en vue d'unifier "les" besoins en "un" besoin pour "un" ordre social.

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    4. L'organisation d'une communauté n'implique pas forcément un état, les sociétés sans états sont capables d'organiser des fêtes, des cérémonies, mais aussi de se répartir le travail et de sélectionner en leur sein des spécialistes comme le medicine man par exemple. Je pense aussi que l'argument d'Engels sur la genèse de l'état issue de la division en classes sociales n'a pas bien vieillit. On a des société qui pratiquent l'esclavage sans avoir recours à l'état. Pour rester dans un thème nord Américain, je pense aux Haïdas qui sont même les grands spécialistes de l'esclavage dans la région, on pourrait difficilement les voir comme une société avec état. L'esclavage apparait dans plein de sociétés sans état et cela va sans dire que ces sociétés sont inégalitaires.

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  8. "on reste en effet perplexe devant le fait que certains collègues [...]" Je trouve ton éternelle jeunesse admirable, en ce sens que tu ne sembles jamais vouloir enregistrer que la science bourgeoise est ce qu'elle est, et qu'il n'en peut être autrement. Mais ta perplexité ici est d'essence scientifique, c'est elle qui rafraîchit sans cesse la vieille science de l'étude des sociétés, et donc je la salue en tant que telle. Merci pour vos contributions que je lis avec plaisir !

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  9. 1. L'institutionalisation de l'Etat est une bonne question. En tant que léniniste, je dirais l'Etat c'est l'Institution. Il lui incombe corrolairement de ne pas se contredire, d'où le Droit.

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  10. J'ai le sentiment que la vision paramétrique de la question de la nature de l'état est un chemin semé d'embûches. J'entends par vision paramétrique le fait de lister un ensemble de caractéristiques et de se demander pour chacune si elle semble répondre à la définition(laquelle?) de l'état: usage de la force sur les plans internes (justice et coutume <-> vengeance personnelle) et externes (levée forcée de troupes ou armée d'esclaves <-> libre participation au conflit externe ou liberté individuelle de partir en expédition guerrière/pillage/prédation), impôts, présence d'une administration etc. J'ai aussi le sentiment que l'approche géographique de la conscription est assez problématique: les hautes vallées suisses auraient alors dû constituer un environnement idéal pour la naissance de l'état.
    Bref à ce jeu on risque de chercher à définir une espèce animale en s'attachant à la longueur de ses poils ou à son strabisme convergent.
    Si on se penche sur l'usage de la force, je doute qu'il existe ou qu'il a existé une seule société humaine où celle-ci soit tout à fait libre et ne réponde à aucune obligation, rite préalable, interdit, justification publique a posteriori et qu'il existe quelque lieu où elle puisse s'exercer sans conséquence sociale. Même la feude à ses règles pour être socialement admise.
    On ne trouvera pas je pense le chainon manquant entre la chefferie et l'état, parce que on trouvera dans chaque chefferie, si l'occasion nous en est donnée, une ou plusieurs caractéristiques de ce qui nous semble faire l'état fusse à un stade embryonnaire et sans non plus qu'elles soient nécessairement toutes présentes en même temps. De même, on trouvera des structures politiques que nous aurons du mal à ne pas appeler "état", et auxquelles il manquera un petit quelque chose qui "fait un état".
    Ne vaut-il mieux pas partir d'u fait que l'état est avant tout une abstraction? Une abstraction performative, comme les maths mais une abstraction. Si on peut toujours se représenter un ou deux kilos de chef (sa tête?), on ne peut imaginer un kilo d'état. Une abstraction politique qui va remplir le vide qu'elle est par le mythe (ex: élu par une fraction de la population, le député devient député de la nation comme le vin se change en sang du christ ou la réécriture de l'histoire, la descendance troyenne...), la projection de préoccupations sociales fondamentales ( ex: puisse notre clan avoir des enfants et durer <-> le reich de mille ans/ l'état, le status) et surtout la coercition, et ici seulement interviennent l'impôt, le monopole de la force, l'administration, la guerre, la police et les sergents de ville...

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  11. Dans la longue histoire des explications par l'environnement, il faudrait citer Montesquieu, Elisée Reclus, mais aussi Braudel : "Aucun doute, l’homme a été l’ouvrier de ces jardins, de ces champs, de ces vergers, de ces villages, jamais tout à fait les mêmes. Il a été l’acteur, le metteur en scène, mais son jeu a été aussi provoqué, facilité, ou même en partie contraint, de l’extérieur". Sauf erreur, Reclus développe des hypothèses intéressantes sur la naissance de l’État dans la vallée du Nil. En fait on voit que ce type de causalité (dont le maniement est délicat: causes directes, causes indirectes, suscitations, catalyseurs, etc.) reste un point de discussion intéressant (tant pour les archéologues que pour les sociologues et les philosophes). Merci pour cet article.

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    1. Oui, sur ce point la littérature est immense, et je l'avoue bien volontiers, je suis très loin de la maîtriser...

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