Pages

Une première lecture de Casus Belli par Nicolas Weill (Le Monde des Livres)

Le jour même de sa parution, Casus Belli reçoit son premier compte-rendu sous la plume de Nicolas Weill, sur la page 11 du cahier Le Monde des Livres n°25088 daté du 29 août 2025.

La longue histoire de la violence

Avec le passionnant « Casus belli », l’ethnologue Christophe Darmangeat refonde le problème de l’origine de la guerre, non sans un certain humour noir.

Dans un classique des sciences sociales, La Société contre l’État (Minuit, 1974), l’ethnologue Pierre Clastres (1934-1977) s’en prenait rudement à une anthropologie marxiste qui, à ses yeux, réduisait la question de l’origine de la violence guerrière à l’appropriation de ressources économiques. Pour lui, la guerre chez les peuples premiers servait un but exclusivement politique : empêcher la formation d'une hiérarchie puis la naissance d'un État à l’intérieur de la tribu, en dirigeant la violence vers l’extérieur.

Avec Casus belli, un ethnologue d’aujourd'hui venu de l’économie, Christophe Darmangeat, repense de fond en comble ce problème d’autant plus actuel que la guerre s’est faite plus présente. S’il revendique son attachement au marxisme et estime qu'on ne peut totalement détacher les affrontements humains de causes liées à la quête de ressources réelles ou imaginaires, il ne s’en montre pas moins critique d’une anthropologie qui se contenterait d’expliquer l'ensemble des phénomènes humains à partir des rapports de production. Pas plus qu’il n’attribue la guerre à une « nature » humaine par essence agressive, sous prétexte que l’on voit les premières traces d’affrontements surgir dès le paléolithique.

C'est parce qu’il navigue en évitant ces deux écueils que cet ouvrage constitue une salutaire et passionnante entreprise de refondation. Tout en récusant la vision idyllique de chasseurs-cueilleurs toujours pacifiques, héritage du « bon sauvage» à la Rousseau, Christophe Darmangeat a le grand mérite de rendre plus complexe l’idée que nous nous faisons de la guerre en suggérant une classification fine des conflits. Il oppose notamment deux types de lutte. D’abord les « confrontations non résolutives », autrement dit les affrontements, duels, vendettas, razzias qui ont pour objectif de rétablir un équilibre par la vengeance. Il s’agit de ce que l’on nommait « guerres privées » et que lui préfère désigner par le terme anglais « feud » (« querelle », « dispute »). Ces confrontations, qui ne visent pas à imposer une supériorité définitive sur l'adversaire, occupent le temps long de l’histoire des hommes, avant l’émergence de l’État.

Quant à la guerre à proprement parler, elle vise l’anéantissement ou la domination d’un ennemi, et non la restauration d’une situation antérieure. C’est la généralisation de l’État et le monopole qu’il cherche à exercer sur la « violence légitime » qui ont rendu la vengeance collective ou individuelle de plus en plus inacceptable, alors que, constate l'auteur, elle était la chose du monde la mieux partagée dans les sociétés premières. La « chronologie longue » des tournois puis du duel en Occident signale d'ailleurs que cette motivation est peut-être plus contenue qu’éradiquée. La force de ce travail tient à ce qu’il prend en compte la pluralité des hypothèses sur l’origine de la guerre en s’appuyant sur un riche corpus de récits ethnologiques, de la Renaissance à nos jours.

Il n’en risque pas moins des tentatives d’explication globale de pratiques belliqueuses se produisant en des points disjoints de la planète. Ainsi Casus belli montre-t-il que la scabreuse et énigmatique « chasse aux têtes », souvent associée aux Jivaros mais que l’on retrouve en Assam, à Bornéo ou à Taïwan, relève de toute une liste de motivations qu’il énumère. Mais, pense-t-il, la « théorie unificatrice » peut en être située dans une « idéologie » des chasseurs. Dans la mentalité des peuples premiers, en effet, la substance vitale étant limitée dans le monde, il serait possible de la transférer vers sa propre communauté par le biais de la partie du corps des adversaires qui porte le plus de vie et d’identité : le chef.

Mariant l’élégance du style à un certain humour noir, Christophe Darmangeat constate que la puissance étatique qui a réprimé ces traditions peut les ranimer à l'occasion. « À Bornéo, durant la seconde guerre mondiale, écrit-il par exemple, l’armée britannique encouragea les peuples locaux à réactiver les pratiques qu’elle avait précédemment combattues. Elle constitua une unité forte d’environ un millier de membres, leur promettant 2 shillings pour chaque tête japonaise qu’ils présenteraient et dont ils auraient ensuite la libre disposition. » Que l’État condamne la violence des autres moins pour l’abolir que pour la thésauriser est l’une des conclusions glaçantes que nous suggère cette belle leçon d'anthropologie.

8 commentaires:

  1. question saugrenue... est-ce qu'il y a avait du terrorisme dans la préhistoire? Des tueurs en série, des sociopathes/psychopathes? Je m'attends à ce qu'on me réponde que je transfère le présent dans le passé! ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le premier problème avec le terrorisme, c'est de savoir ce que le mot veut dire (une question que l'actualité ne cesse de nous rappeler). Une définition que j'aime bien : « un terroriste, c'est quelqu'un qui a une bombe, mais qui n'a pas d'armée de l'air pour la lancer ». Quoi qu'il en soit, les sociétés non étatiques savaient parfaitement jouer de la peur (voire de la terreur), par exemple avec les expéditions de chasse aux têtes, ou par les abominables tortures qu'elles pouvaient infliger à leurs captifs. Quant à la sociopathie, et là aussi sans préjuger du sens précis du terme, on a des exemple de comportements jugés déviants et despotiques de la part d'individus particulièrement agressifs, qui peuvent finir occis par leurs propres compagnons... ou par l'ennemi qui, par un hasard heureux, se trouve informé du moment où il peut frapper sa cible en toute sécurité.

      Supprimer
  2. La sociopathie touche les humains, mais il y a plusieurs raisons à cela. Il y a des raisons, on va dire physiques, comme par exemple une blessure ou une coupure des neurones miroirs, donc un problème d'ordre psychiatrique, mais il y aussi une sociopathie apprise, en apprenant par exemple à ne pas activer son empathie lorsque l'on inflige du mal à quelqu'un. A part pour un chercheur ou un psychologue contemporain, c'est impossible de déterminer si un acte agressif, voir mortel, est le fait d'un défaut psychiatrique ou le produit d'une personne déterminée à utiliser la force ou la mort mais qui est pourtant saine d'esprit. Maintenant, si l'on cherche des sociopathes à la préhistoire, à moins de tomber sur un cadavre congelé en Sibérie et encore, je ne suis pas sûr qu'on ait les moyens techniques de faire une analyse de son cerveau mort, il est impossible de détecter la présence de sociopathie, pire encore de pouvoir dresser une statistique de la prévalence des différentes sociopathies chez eux.
    Soit dit en passant, la sociopathie ne suffit pas à elle seule à expliquer les homicides et les agressions, d'autant que leur nombre est sans doute élevé dans les sociétés préhistoriques et que la sociopathie "physique" est tout de même rare.

    Je ne pense que c'est une très bonne chose que d'interroger le passé avec nos questions du présent et non un défaut.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Y a-t-il déjà une définition précise et rigoureuse de la sociopathie qui puise être mise à profit ?

      Supprimer
    2. Ce n'est pas aussi simple qu'il y parait, le DSM-5 rassemble la sociopathie et la psychopathie sous un même trouble appelé trouble de la personnalité antisocial (APD en anglais). La définition est relativement simple de ce trouble : "La caractéristique essentielle de la personnalité antisociale est un mode général de mépris et de transgression des droits d’autrui qui apparaît dans l’enfance ou au début de l’adolescence et qui se poursuit à l’âge adulte.". Maintenant, il y aussi des articles qui veulent tout de même distinguer la psychopathie et la sociopathie et la distinction se résume en gros au fait d'avoir une anormalité génétique ou biologique (psychopathie) vs un comportement appris (sociopathie). Il y a d'autres distinction comme le fait que le psychopathe est manipulateur et incapable de se lier à autrui, alors que le sociopathe a des liens possible mais est plus impulsif, il y a aussi par exemple le fait d'éprouver de la culpabilité qui est possible dans une faible mesure chez le sociopathe alors que ça n'existe pas chez le psychopathe. Je ne cite pas toutes les distinctions, mais c'est là à peu près l'idée.

      Supprimer
    3. Je suis totalement incompétent en la matière, mais cela ne m'empêchera pas de rappeler cette définition du psychopathe, par opposition au névrosé : « Le psychopathe pense que 2 et 2 font 5, et cela ne lui pose aucun problème, tandis que le névrosé sait que 2 et 2 font 4, mais cela le rend malade ».

      Supprimer
  3. Et sinon, ça te fait quoi d'être qualifié d'ethnologue plutôt que d'anthropologue ? :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si seulement c'était la seule approximation de l'article... Menfin, ce n'est pas bien grave, l'essentiel c'est que les gens aient (éventuellement) envie de lire le bouquin.

      Supprimer