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« Le genre précède-t-il le sexe ? » : quelques nouvelles réflexions

Il y a quelques années de cela, j’avais consacré un billet à cette affirmation pour le moins étonnante de Christine Delphy, qui avait entraîné une discussion nourrie. Il se trouve que celle-ci a constitué le thème d’un débat organisé récemment par les Rencontres de l’Esprit Critique, un événement toulousain. Sous l’égide d’un animateur vigilant, Lou Girard défendait la position de Delphy tandis que Franck Ramus soutenait l’opninion inverse.

Je n’ai pas été totalement convaincu par le choix d’imposer à la discussion un cadre très rigide et formalisé. Certes, la formule permet un exposé très apaisé des deux positions, et favorise une grande courtoisie. Toutefois, j’ai eu le sentiment que par moments, le formalisme imposé en venait à focaliser l’attention sur l’attitude réelle ou supposée des débatteurs au détriment du fond de leurs arguments lui-même.

Quoi qu’il en soit, le débat est instructif. Il me semble que la première chose qu’on peut relever, c’est la différence de registre des deux argumentaires. Frank Ramus se réfère presque exclusivement à des faits, et presque jamais à des auteurs ; pour Lou Girard, c’est l’inverse. Au demeurant, à plusieurs reprises, celle-ci s’efforce de se sortir de situations difficiles en précisant que la pensée des auteurs qu’elle mobilise est complexe, et qu’elle ne possède pas la compétence pour en restituer toutes les dimensions. Mon impression est qu’il s’agit d’un procédé assez fréquent dans certains milieux (et qui fournit une esquive à bon compte), mais que j’ai rarement entendu dans la bouche de gens qui mobilisaient Einstein, Darwin ou Marx. Au passage, il est un peu ironique qu’Odile Fillod, une des autrices évoquées par Lou Girard et qui, pour sa part, écrit fort clairement, ait tenu sur les réseaux sociaux à se démarquer de l’interprétation qui était faite ici de ses travaux.

Pour en venir au débat de fond, on éprouve une certaine perplexité devant le fait que Lou Girard, juste après avoir s’être défendue de soutenir l’absurdité selon laquelle le genre (le rôle social attribué aux sexes) précéderait la réalité biologique du sexe (qui prédate l’humanité d’un milliard d’années), résume sa divergence avec Frank Ramus en répétant que pour lui, la nature précède la culture, alors qu’en réalité, c’est la culture qui précède la nature. Je ne crois pas être le seul à voir là une contradiction totalement insoluble – celle-là même qui mine la position indéfendable de Delphy.

Tout une partie du débat tourne autour du sens qu’il convient de donner aux mots, et par conséquent de la signification de l’aphorisme en débat. On peut en effet donner à l’affirmation « le genre précède le sexe » au moins trois sens différents, et la discussion est rendue d’autant plus difficile qu’elle oscille sans cesse de l’un à l’autre. Cependant, tous trois sont insoutenables – à moins, comme le rappelle Franck Ramus, de suivre Bruno Latour sur le fait que les choses n’existent pas dans la réalité avant que les humains leur aient donné un nom, ce qui revient à résoudre une absurdité par une absurdité plus grande encore.

Premier sens, donc, le plus immédiat : le genre précèderait le sexe considéré en temps que réalité biologique objective. Il n’y a pas grand chose à ajouter aux arguments avec lesquels Franck Ramus réfute fort poliment cette absurdité – absurdité que Lou Girard se défend de reprendre à son compte, dont acte.

Mais en fait, répondra-t-on, par le terme de « sexe », Delphy n’entend pas la réalité biologique, mais le concept que les humains ont forgé du sexe. Une telle interprétation peut sembler plus subtile. Elle est en réalité aussi indéfendable que la précédente. Comment, en effet, aurait-on pu concevoir l’idée qu’aux sexes doivent correspondre des rôles sociaux (le genre), sans avoir préalablement perçu l’existence des sexes (perception découlant elle-même de leur réalité objective) ? Cette tentative de sauver l’affirmation de Delphy en lui donnant une fausse profondeur est une impasse. Au passage, le parallèle avec la fameuse formule de Simone de Beauvoir (« On ne naît pas femme, on le devient ») est trompeur : par « femme », de Beauvoir joue sur l’ambiguité entre genre et sexe (réel) ; pas du tout sur celle entre genre et concept de sexe. Sa force provocatrice vient précisément du fait que biologiquement parlant, on « est » une femme, et on ne le « devient » pas sous la pression de la société.

Reste enfin une troisième interprétation, qui me paraît constituer le dernier retranchement de ceux qui défendent l’aphorisme de Christine Delphy. Même si elle est rarement formulée de manière explicite, j’ai l’impression qu’elle sous-tend en fait le positionnement d’une partie au moins de ses partisans. Elle consiste à penser que la vision exagérément binaire du sexe serait le fruit de la vision rigide dictée par le genre – ce à quoi renvoient les références répétées aux affirmations de l’historien Thomas Laqueur. Admettons donc que les humains aient longtemps possédé une vision exagérément binaire du sexe biologique. Admettons encore que cette exagération soit due à la stricte binarité du genre. À ce stade, le raisonnement n’est bâti que sur un fragment opportunément choisi de la réalité ; car d’où vient la stricte binarité du genre, sinon de la stricte binarité de notre perception du sexe biologique ? Et il suffit d’accomplir un pas supplémentaire pour se rendre compte que la proposition censément radicale sur genre et sexe se dissout en la banalité suivante : le sexe est une réalité biologique en apparence strictement binaire ; cette apparence a dicté nos représentations, que les avancées récentes de la science ont amené à relativiser (dans une mesure restant à apprécier, cette question constituant un autre débat).

Et sur ce, bon visionnage !

19 commentaires:

  1. Le mois dernier au séminaire Marx de l'ENS, à la fin de la séance sur Patrick Tort ce dernier c'est fait vu attribuer le qualificatif de "facho" pour exactement la position que vous tenez, à savoir que le genre est l'expression sociale du sexe. Plus précisément ce sont pour les propos suivant venant du livre Sexe Race & Culture qui ont été cité : "C’est parce que le sexe biologique existe au niveau d’intégration que nous nommons « animal » et à l’étage évolutif des animaux à génération gonochorique (c’est-à-dire impliquant la séparation des sexes et la production de deux types de gamètes) que le « genre » peut devenir un concept. Si le sexe biologique n’existait pas en tant que tel, comment définiriez-vous le « genre » ?".

    Tout ça pour dire que sur ce débat la tension monte très vite et les anathèmes fleurissent facilement. Merci de défendre une position matérialiste sur ce sujet.

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  2. l'introduction du débat est étonnante : il dit "les deux parties ont des a priori" qui s'opposent... un lapsus qui donne du sens à votre texte cher collègue !

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    1. Bah, on peut admettre que le terme « a priori » doit être compris au sens large, celui de postulats... c'est en tout cas ainsi que je l'ai compris.

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  3. L'influence mutuelle nature/culture est un vieux débat non? Enrichi peut être encore par les recherches récentes à propos des cultures chez certains animaux ? Mais Il me semble que l'on à d'abord besoin de matière pour avoir différentes manières de faire avec, manipuler, déplacer, transformer....non? J'ai du mal a envisager un pur esprit préalable à tt chose , du moins un jus de cervelle, (mais c'est déjà trop riche) .Et si elles étaient les deux faces d'une même pièce ? irruption simultané.https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue/notre-culture-change-nos-genes-8808976

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  4. Je trouve embêtant d'écrire que Lou Girard "défendait la position de Delphy". Pour moi, ce qu'elle défendait ici est un mélange mal digéré (forcément, car il est indigeste) de pensées de Beauvoir, Delphy, Wittig et Butler collées sur le support illusoire que fournirait la prétendue démonstration par Laqueur de l'invention de la bicatégorisation de sexe biologique en Occident au XVIIIe. Cette position est avant tout celle d'un certain militantisme trans - bien qu'on puisse la trouver aussi dans la littérature académique en SHS -, et c'est d'ailleurs à ce titre que Lou Girard participe à ce débat : elle souligne sur son site web qu'elle n'est pas chercheuse en SHS, et même qu'elle ne revendique aucune expertise dans les matières sur lesquelles elle s'exprime publiquement (ce que je trouve un poil contradictoire, mais passons). Durant ce débat elle tient à un moment à signaler que c'est de la Delphy d'avant qu'elle parle, avant qu'elle ne devienne "transphobe", or la position de Delphy sur l'articulation entre sexe et genre n'a pas varié, et ce qu'elle a écrit au sujet de la transidentité en découle logiquement. On ne saurait opposer les deux.

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  5. Et les influences mutuelles nature /culture? Et Quid des cultures chez certains animaux ? Mystification tt ça ? https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue/notre-culture-change-nos-genes-8808976

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    1. Si vous souhaitez réellement engager le débat, il va falloir être un peu plus précis sur les raisons pour lesquelles ces questions (rhétoriques) invalideraient les raisonnements que je présente ici.

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    2. N'y voyez pas une envie d'invalider votre propos , ces questions viennent d'un amateur qui ne prétend pas pouvoir alimenter sérieusement le débat, et qui a peut-être mal lu votre texte. Merci pour votre attention

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  6. Je trouve également embêtant de dire que ce sont "les avancées récentes de la science" qui ont amené à relativiser la binarité du sexe, car la perception de l'existence de ce qui a été qualifié d'hermaphrodisme ne date pas d'hier, non plus que la description de différents "cas" dans la littérature médicale ainsi que le développement de théories pour l'expliquer, de recommandations de "prise en charge" médicale et de principes ou méthodes visant à décider dans quelle case du sexe social les personnes concernées devaient être rangées (tout cela dès l'Antiquité). Les progrès de la biologie ont certes permis d'avoir une appréhension de plus en plus précise de cet espace de non-binarité (les différentes configurations atypiques et leurs causes), mais sans jamais causer de révolution conceptuelle ou de prise de conscience soudaine de la non-binarité, me semble-t-il.

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    1. Je pressentais qu'en écrivant cette phrase, je m'exposais à cette critique parfaitement justifiée. J'ai voulu faire une concession, mais elle est effectivement sans objet. Dont acte.

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  7. Mais je reviens à la question du "genre", car c'est là que gît à mon avis le principal impensé de ce débat, dont pour ma part je ne vois pas en quoi il est instructif même si je suis d'accord avec vos remarques (différence de registre des deux argumentaires, mise en évidence facile que l'aphorisme "le genre précède le sexe" est soit une absurdité, soit une banalité). Car ce n'est pas seulement la polysémie du mot "sexe" qui embrouille ce débat, mais aussi celle du mot "genre". Ce qui m'a frappée, c'est la référence à la psychologie évolutionniste faite à un moment par Lou Girard comme si elle était évidemment au cœur du sujet (ou tout au moins comme si elle constituait le corpus principal sur lequel s'appuieraient les gens qui ne sont pas d'accord avec l'aphorisme en question), et la réponse de Frank Ramus qui acquiesce, en signalant seulement qu'il s'appuie aussi sur la biologie de l'évolution (je ne sais plus s'il emploie précisément cette terminologie-là mais n'ai pas le courage de revisionner). Or, dire que "le sexe précède le genre" au sens où vous définissez ce dernier ("le rôle social attribué aux sexes"), ce n'est pas du tout la même chose que dire que "le sexe détermine en partie le genre psychologique" au sens de la psychologie évolutionniste, c'est-à-dire qu'avoir ou non un chromosome Y (en gros, pour le dire vite), toutes choses égales par ailleurs, induit des différences de dispositions cognitives et comportementales en raison de l'existence de modules cérébraux dont le développement et/ou le fonctionnement est sous contrôle génétique et hormonal, et de pressions de sélection différentes subies par les femelles et les mâles de notre lignée évolutive qui ont façonné ledit contrôle de sorte que cela se traduit par des différences de fonctionnement de ces modules (des différences moyennes, avec un recouvrement des distributions des deux sexes, car les tenant de ces théories evopsy ne nient pas l'existence de multiples autres facteurs que le sexe biologique sur le fonctionnement desdits modules présumés).

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    1. J'avoue être passé totalement à côté de cette dimension, qui est effectivement essentielle. Dans mon esprit (à tort ou à raison), le genre se situe entièrement du côté de l'acquis, et les éventuelles différences cognitives innées seraient du côté du sexe. Mais j'avoue bien humblement ne prétendre à aucune expertise sur ces aspects.

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    2. Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous entendez exactement par "genre" dans la phrase "le genre se situe entièrement du côté de l'acquis". Quoi qu'il en soit, il me semble que la confusion entre les deux significations de "genre" auxquelles je fais référence (il en existe d'autres) explique pourquoi tout naturellement, si j'ose dire, ce sont ces deux personnes qui ont eu envie de se lancer dans ce débat assez vain. L'une adhère manifestement à la croyance que les théories évopsy sur le "genre psychologique" (identité de genre, dispositions cognitives et/ou tendances comportementales genrées) ne sont que le produit de préjugés hétéro-patriarcaux, et donc évidemment du bullshit, et l'autre adhère au contraire à la croyance qu'il y a évidemment du vrai dans ces théories, et c'est leur adhésion à ces croyances qui les a amenées à s'exprimer publiquement sur les questions de sexe/genre (depuis plus de dix ans maintenant pour ce qui concerne Frank Ramus).

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    3. Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous entendez exactement par "genre" dans la phrase "le genre se situe entièrement du côté de l'acquis". Si genre = rôle social "attribué" au sens où la société/culture attribue aux individus des rôles vers lesquels elle les pousse, auxquels elle les conditionne ou les contraint, alors il va de soi qu'à l'échelle des individus, c'est de "l'acquis". Mais quid de tous les comportements dont on constate simplement qu'ils sont adoptés en moyenne plus fréquemment par les individus d'un groupe de sexe que par ceux de l'autre ? Quel concept utilisez-vous pour les désigner, si vous ne considérez pas qu'ils sont tous entièrement acquis ?

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  8. Les personnes intersexuées existent (environ 0,018 % de la population) et doivent être pleinement reconnues et respectées. Leur existence n’invalide toutefois pas la binarité du sexe chez Homo sapiens (comme chez les mammifères en général) pour une raison simple : du point de vue strictement biologique, il n’existe que deux fonctions reproductrices, deux types de gamètes (ovocytes et spermatozoïdes), deux types d’organes copulateurs (vagin et pénis) et deux types de gonades (ovaires et testicules). Autrement dit, il n’existe que deux classes de référence pour le sexe : mâle et femelle. Les situations d’intersexuation ne correspondent pas à l’apparition d’un « troisième sexe » (ni d’un quatrième ou cinquième), mais à des variations — parfois importantes — qui se produisent au sein de cette binarité.

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    1. On peut dire la même chose sans balancer un pourcentage qui n'a aucun sens s'il n'est pas associé à une définition de ce qu'on entend par "personnes intersexuées" - en l'occurrence cet internaute anonyme a adopté la définition très restrictive de Sax (2002) et l'estimation qui allait avec.

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  9. Salut!

    Je suis d'accord avec les remarques de cet billet ici etc de le premier sur ce thème. C'est important aussi saisir les consequences politiques que découlent de cette démarche, Presque unanimes dans lá gauche et le mouvement ouvier, soit la proposition selon laquelle les personnes trans* réelment appartient au gente "choisi", et même ont les mêmes droits que les femmes. Cette position aide l'érosion des droits dês femmes etc está um dês facteurs que la extreme droite a exploité contra la gauche em géneral

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  10. Il y a un livre intéressant sur le sujet : Thierry Hoquet, Des sexes innombrables. Le genre à l’épreuve de la biologie, 2016, Paris, Le Seuil.

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