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Un compte-rendu de L'Énigme du profit par Bernard Guerrien

En France, peu d’économistes peuvent se flatter d'être des critiques de la théorie néoclassique aussi avisés que Bernard Guerrien (voir son site personnel), dont les écrits sont bien connus tant des enseignants que des étudiants. Depuis des décennies, ses ouvrages font référence, et c’est donc à un lecteur particulièrement qualifié que l’on doit ce compte-rendu, paru dans le dernier numéro de la Revue française de socio-économie.

Derrière un titre quelque peu énigmatique, Christophe Darmangeat propose un ouvrage riche d’enseignements sur l’économie, qui peut intéresser aussi bien les lycéens et les étudiants en sciences sociales que les lecteurs déjà initiés à l’économie. Tous constateront, non sans surprise, les difficultés rencontrées par la théorie économique pour rendre compte de ce phénomène « si banal, si mystérieux » qu’est le profit, comme l’écrit C. Darmangeat. Un phénomène dont Marx est, selon lui, le seul à vraiment proposer une analyse satisfaisante avec sa théorie de la valeur-travail. Telle est la thèse défendue dans L’Énigme du profit, qui comporte donc deux grandes parties. Une première partie où l’auteur rappelle les principaux traits de la théorie de la valeur-travail de Marx, dans laquelle le profit, loin d’être une « énigme », joue un rôle essentiel. Puis il recense, dans une deuxième partie, les principales explications apportées par les autres théories, dont il montre le caractère insuffisant ou peu satisfaisant – éclairant ainsi le titre de son livre.

L’Énigme du profit commence par un chapitre intitulé « production et distribution » où C. Darmangeat rappelle comment la valeur des marchandises se décompose entre celle transmise par les produits qui sont utilisés dans la production – occasion pour lui d’expliquer la distinction entre capital circulant et capital fixe – et la valeur ajoutée au cours de la production qui, en tant que « richesse nouvellement créée à chaque cycle de production » est la seule à donner lieu à une distribution de revenus. Lesdits revenus se ramènent quant à eux à « deux grands ensembles » : les salaires et les profits, chacun pouvant prendre des « formes diverses ». Les salaires avec leurs parties « directe » et « indirecte » (les cotisations sociales), les profits, « revenus de la propriété », se décomposant en « rentes » (loyers en tous genres), en intérêts versés aux capitaux empruntés et en « profits d’entreprise » – c’est-à-dire ce qui reste après la distribution des autres revenus de la propriété. Alors que l’origine des salaires, rémunération du travail effectué dans la production, ne pose pas vraiment de problème, il n’en est pas de même avec le profit car, comme le remarque C. Darmangeat, si « toutes les marchandises sont payées à leur valeur, comment expliquer que, dans les entreprises, les ventes puissent laisser un excédent sur les achats ? ». Pour Marx, « la seule possibilité logique » face à une telle question « était qu’une marchandise soit capable, lorsqu’on l’utilise, de créer davantage de valeur qu’elle n’en coûte », cette marchandise étant « le travailleur lui-même ou, plus précisément, une aptitude dont il dispose… sa capacité de travail ».

S’appuyant sur cette « possibilité logique », C. Darmangeat décrit les divers aspects de la théorie de la valeur travail de Marx, tout en s’efforçant de répondre aux objections qui viennent « naturellement » à l’esprit à son sujet. Cela lui permet de préciser les contours de cette théorie sans toutefois cacher les problèmes qu’elle soulève, dont certains donnent lieu à des « discussions difficiles » entre ceux qui se réclament, de près ou de loin, de Marx. L’Énigme du profit fournit ainsi l’occasion de connaître, ou de se remémorer, une théorie qui, pour certains, est toujours la seule théorie de la valeur valable. Ce que semble, par exemple, penser Keynes lorsqu’il écrit, dans la Théorie Générale, que « c’est le travail qui produit toute chose », qu’il est « le seul facteur de production » – même s’il s’inscrit davantage dans la perspective de Smith que de Marx. Le profit est donc loin d’être une « énigme » dans la théorie de la valeur-travail de Marx – il en constitue même un élément essentiel. Il le demeure, en revanche, pour les autres théories économiques, passées ou présentes.

C. Darmangeat commence par rappeler que les théories dites « pré-classiques » – dont les physiocrates proposent la forme la plus achevée – assimilent le profit à la rente foncière. Il rentre ensuite dans le vif du sujet avec Adam Smith, qui a eu l’« intuition géniale » de voir dans le travail « la clé de la Richesse des nations ». Ce qui ne l’a pas empêché de commettre une « faute de logique fatale » en faisant coexister « une explication [de la valeur] par le travail nécessaire pour la production et une explication par le travail commandé ». Une faute que Ricardo évite en « abandonnant la théorie du travail commandé ». Ce qui lui permet d’être à l’origine d’une « avancée décisive » – faisant l’admiration de Marx – de la théorie de la valeur-travail, tout en laissant un certain nombre de « problèmes non résolus ». C’est ainsi que sa théorie « s’avérait totalement incapable de rendre compte de l’existence du profit… Ricardo ne soufflant mot de la raison pour laquelle, une fois payés les salaires, il restait quelque chose plutôt que rien ». Si on exclut la solution proposée par Marx, le profit relève donc, selon C. Darmangeat, du « mystère insondable ». Un mystère que les tentatives d’explication par l’abstinence ou par la prise de risque ne résolvent pas, puisqu’elles laissent dans l’ombre la question de l’existence même du profit – la théorie qui l’attribue au « détour de production » relevant de la « robinsonnade », sans rapport avec nos sociétés où prédominent la division du travail et le salariat.

Des explications que la théorie dominante actuelle (dite « néoclassique ») – qui en voit les failles – ne retient pas. Elle se contente de l’idée selon laquelle le prix des marchandises est donné par la somme des « contributions » des « facteurs » ayant participé à leur production. De sorte que, comme le dit un de ses représentants les plus éminents, Léon Walras, « à l’équilibre… le prix de vente des produits est égal à leur prix de revient » et donc que « les entrepreneurs n’y font ni bénéfice, ni perte ». Le profit n’existant plus, il n’y a plus rien à expliquer ! Telle est également la position de John Bates Clark, souvent donné en référence à propos de la théorie néo-classique de la répartition puisque pour lui le profit est un « gain résiduel » qui disparaît à l’« état stationnaire » (l’équilibre). Le profit dont parlent Walras et Clark, n’est toutefois pas exactement celui auquel pensent Marx ou la comptabilité nationale – lorsqu’elle évalue le partage de la valeur ajoutée en « salaires et profits ». Il ne concerne que la part des « revenus de la propriété » qui va à l’entreprise proprement dite – l’autre part allant aux « facteurs de production » sous la forme de loyers, d’intérêts, etc. Un profit « net » qui joue toutefois un rôle décisif, selon la théorie elle-même, puisqu’il est à l’origine de la décision d’entreprendre la production. En clair : sans lui, pas de production. L’énigme demeure. Y compris pour la nébuleuse « hétérodoxe », non marxiste. C’est ainsi que dans son Treatise on Money, Keynes, ne voit dans le profit qu’un résidu aléatoire (« windfall profit ») – parfois positif, parfois négatif (une perte). Les post-keynesiens hésitent à sa suite entre cette position et celle d’une « marge » s’ajoutant aux coûts – sans chercher à l’expliquer, le moteur de l’économie étant pour eux du côté de la demande, la production suivant cette dernière…

Dans L’Énigme du profit, C. Darmangeat ne cache pas de quel côté son cœur balance. Ce qui se traduit parfois dans son livre par un ton militant qui peut susciter une réaction de méfiance quant au sérieux ou au caractère objectif de ses analyses. À tort : L’Énigme du profit est un ouvrage qui avance ses arguments de façon très rigoureuse, en les accompagnant souvent d’illustrations chiffrées simples, mais parlantes. Tout en ne faisant pas mystère de sa préférence pour les analyses de Marx, C. Darmangeat ne cache pas les problèmes qu’elles soulèvent – même s’il estime qu’ils sont moins graves, du moins en ce qui concerne la question du profit, que ceux que rencontrent les autres théories. En bref, un livre fort instructif, riche en informations, mais aussi en idées, exposées de façon particulièrement claire, dont on ne peut que (vivement) recommander la lecture.

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