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Une interview pour le bulletin Sociologies Historiques Comparées

Après m'avoir invité à y effectuer une intervention, l'équipe du séminaire Sociologies Historiques Comparées m’a demandé de répondre par écrit à cinq questions autour des idées développées dans Casus belli. Je reproduis donc ici le contenu de cet entretien, mené par Alexandre Escudier, et publié dans le bulletin de ce séminaire.

1. Comment résumeriez-vous le pari épistémologique central de Casus belli (Paris, La Découverte, 2024), dont la démarche d’« anthropologie sociale » apparaît, sur bien des points, comme pleinement congruente avec la visée fondamentale de la « sociologie historique comparée » : s’agit-il surtout de rompre avec le bricolage terminologique de l’anthropologie des confrontations collectives ou bien, plus profondément, de réaffirmer qu’une visée classificatoire générale demeure possible dans les sciences sociales, malgré le tournant constructiviste qui, au cours des dernières décennies, a vu le relativisme affaiblir leur ambition de cumulativité scientifique ?

Qui peut le plus peut le moins ! Très clairement, mes réflexions s’inscrivent dans l’idée que les faits sociaux peuvent et doivent constituer un objet d’étude scientifique, au même titre que les phénomènes physiques ou biologiques. La tâche des « sciences sociales », si elles veulent mériter ce nom, est donc d’en découvrir les lois, ce qui suppose de commencer par les classifier en écartant tous les biais ethnocentristes, ceux des observateurs extérieurs comme ceux des intéressés eux-mêmes. Je ne suis évidemment pas le premier à l’avoir dit, mais nos disciplines ont en pratique très souvent tourné le dos à ce programme, quand elles ne proclament pas haut et fort qu’il s’agit d’une chimère, au motif que les sociétés constitueraient des phénomènes bien trop complexes ou trop spécifiques. Dans la lignée, entre autres, de K. Marx, d’A. Testart ou de B. Lahire, je crois fermement le contraire !

Pour Casus belli, je suis donc parti du constat que les anthropologues et les archéologues, confrontés à des affrontements collectifs homicides qui cadraient assez mal avec nos propres pratiques, s’étaient très souvent contentés de rabattre une réalité différente sur un concept familier – la guerre –, quitte à ajouter un adjectif pour signaler ce que cette assimilation avait d’approximatif. Ainsi, ces prétendues « guerres » observées dans les sociétés sans État ont notamment été qualifiées de « rituelles » ou « ritualisées », un terme qui a permis de contourner la difficulté bien plus que de la résoudre, dans la mesure où il ne permet aucunement de cerner la diversité et les logiques sociales de ces affrontements. En fait, si les mots ont un sens, une guerre véritablement « ritualisée » n’en serait justement pas une, et la solution courante ne constitue en réalité rien de plus qu’un oxymore.

Bien sûr, quelques travaux avaient déjà perçu ces problèmes et s’étaient efforcés d’élaborer une classification des confrontations collectives, mais ces tentatives me semblaient insatisfaisantes pour diverses raisons. J’ai donc entrepris de remettre cette question à plat, qui a nécessité un double travail. Pour commencer, il m’a fallu réunir un éventail de matériel empirique le plus large possible, afin d’effectuer des comparaisons sur les cas les plus diversifiés – selon le principe bien connu que c’est en mettant en regard les cas les plus variés qu’on fait ressortir les différences structurelles majeures. Bien que chronophage, cette partie de la recherche n’a pas été la plus difficile. À partir de cette matière première, il m’a fallu ensuite tenter de cerner les critères les plus pertinents pour une classification. Évidemment, c’est là que les choses se corsent pour de bon, et qu’il faut notamment parvenir à écarter les fausses bonnes idées, celles qui sont dictées par l’intuition, mais qui sont en réalité des impasses.

2. La distinction entre feud et guerre est pour vous nodale. Quels critères permettent de séparer rigoureusement ces deux types de confrontations collectives, et quels enjeux cette différenciation engage-t-elle, tant pour une classification générale des conflits collectifs que pour l’interprétation de leurs trajectoires historiques de long terme ?

En réalité, la distinction entre feud et guerre occupe dans mon exposé une place ambivalente. Si je lui ai accordé une attention particulière, et si mon livre s’ouvre par cette question, c’est avant tout parce qu’elle est au centre de la réflexion traditionnelle sur les différents types de conflits collectifs. En fait, hors de la guerre, le feud est la seule forme qui a été réellement identifiée (toutes les autres ayant eu une fâcheuse tendance, comme je le disais, à être rassemblées dans la catégorie fourre-tout de « guerre ritualisée »). Il y a cela une raison bien simple : le feud est la forme de confrontation qui a survécu le plus longtemps dans les sociétés étatiques. Son existence et son originalité se sont donc imposées non seulement aux ethnologues et aux préhistoriens, mais aussi aux historiens (en particulier, médiévistes) et aux politistes. La distinction entre feud et guerre constitue donc le point d’entrée presque obligé d’une réflexion plus générale.

Mais dans un second temps, je me suis rendu compte que malgré tout ce qui les oppose, le feud et la guerre constituent des types de confrontations en réalité assez voisines – relativement, en tout cas, aux autres formes qui ont été observées. J’étais en quelque sorte dans la situation d’un naturaliste vivant sur une île isolée et à la faune appauvrie, qui n’aurait jamais vu que des félins et quelques canidés. Ce naturaliste ferait sans doute grand cas de tout ce qui les sépare ; mais une fois en présence d’autres formes de vie, il réaliserait que si différents soient-ils, chats et chiens sont des mammifères, et qu’à côté de cela, il existe des oiseaux, des amphibiens, et même des invertébrés !

Cela illustre une fois de plus qu’en sciences, on ne peut pas se contenter d’en rester aux apparences : pour des raisons liées aux circonstances historiques, l’opposition entre guerre et feud a occupé une place centrale dans la réflexion sur les conflits collectifs. Mais en réalité, lorsqu’on prend du recul, on réalise vite qu’elle ne constitue qu’une toute petite fraction de la question.

3. En fondant votre typologie sur les binômes « résolutif/non résolutif » et « conventionnaire/discrétionnaire », vous privilégiez le déroulement concret des confrontations violentes groupales et les finalités qui les orientent, en écartant délibérément la nature des unités belligérantes – comme vous le justifiez en détail dans l’Annexe. Qu’est-ce qui vous a conduit à ériger en principe classificatoire non pas la question de savoir « qui » fait la guerre, mais celle du « comment » on la mène et des objectifs que l’on y poursuit ?

Ce choix est le produit d’une réflexion entreprise depuis mon livre précédent, intitulé Justice et guerre en Australie aborigène (Toulouse, Smolny, 2021). J’y avais étudié les diverses confrontations observées en Australie aborigène – cet ensemble documentaire est sans équivalent, s’agissant de populations de chasseurs-cueilleurs qui n’avaient quasiment eu aucun contact avec des cultivateurs, sans même parler de sociétés étatiques, avant l’arrivée des colons britanniques en 1788. J’avais alors beaucoup échangé avec un collègue, Bruno Boulestin, lui aussi passionné par ces questions, et le problème du critère permettant de distinguer la guerre du feud avait nourri d’intenses discussions. En fait, si ces deux phénomènes sont couramment distingués dans la littérature, le fondement de cette distinction est loin d’être clair – j’ai le sentiment que l’esprit humain se satisfait souvent d’avoir donné un nom aux choses, en oubliant beaucoup trop vite que les définitions qui fondent ces noms sont mal assurées.

En l’occurrence, la position classique consiste à dire que la guerre est menée par une unité sociale dite « politique » (dite également politie), tandis que le feud est mené par une unité non politique. Dans son remarquable article de 2020, Boulestin souligne que ce critère soulève une difficulté majeure : s’agissant de sociétés non étatiques, il devient extrêmement difficile de savoir ce qu’il convient d’entendre par une unité sociale « politique » ou non. En somme, en fondant la différence entre guerre et feud sur le caractère politique de l’unité sociale, on déplace le problème bien davantage qu’on ne le résout.

Sur cette base, et après de nombreux échanges avec d’autres collègues qui défendaient la solution traditionnelle, deux autres aspects me sont apparus. Le premier est que cette manière de répondre est en fait très conditionnée par notre propre point de vue, celui de sociétés étatiques ou c’est évidemment l’État qui fait la guerre, et où le feud est le fait de familles, de villages ou de groupes de parents élargis ; en somme, c’est une solution sur laquelle pèse une lourde hypothèque ethnocentriste, et plusieurs éléments suggèrent que hors des États, cette approche si spontanée à nos yeux perd beaucoup de sa pertinence. Mais beaucoup plus fondamentalement, j’en suis venu à la conclusion qu’on ne peut jamais définir une pratique sociale en caractérisant l’agent (individuel ou collectif) auquel elle est associée. Je ne peux évidemment reprendre ici les divers arguments que je présente dans le livre ; pour n’en évoquer qu’un seul, si on ne dit pas en quoi la guerre et le feud diffèrent, rien ne permet d’exclure qu’il puisse s’agir de deux noms différents pour une même pratique, exactement comme notre vocabulaire distingue les honoraires du notaire du cachet de l’artiste, sans que l’économiste y voie le moindre fondement.

Ce qui vaut pour la guerre et le feud vaut pour tous les phénomènes sociaux, dont les confrontations physiques collectives : leur classification doit se fonder exclusivement sur leur forme et leurs caractéristiques propres, et c’est seulement ensuite que l’on doit se préoccuper de déterminer si elles sont liées à telle ou telle catégorie de groupe social. En somme, il faut poser les définitions avant de pouvoir énoncer des théorèmes, et ne pas prendre les seconds pour les premières.

Tout ceci m’a conduit à proposer deux grands critères, auxquels votre question fait allusion : d’une part, la confrontation a-t-elle pour objectif de résoudre un différend, et donc de ramener la paix entre les deux camps ? En d’autres termes, est-elle « résolutive » ? D’autre part, ses modalités (et en particulier, la manière dont elle va se terminer) font-elles l’objet d’un accord préalable entre les deux parties en présence – une caractéristique que j’ai appelée « conventionnaire » ? Ces deux questions permettent d’établir une classification formée de quatre catégories principales. La guerre et le feud se rattachant tous deux au même ensemble, celui des confrontations résolutives et non conventionnaires ; ce qui les sépare est que dans un cas, on cherche à assurer sa victoire, à « contraindre l’adversaire à accomplir notre volonté », disait Clausewitz, tandis que dans l’autre, on cherche à équilibrer le compte des pertes.

4. En intervenant dans le débat sur les « origines » de la guerre opposant les thèses des « faucons » à celles des « colombes », vous montrez que la prédation des ressources ne suffit pas à expliquer la diversité des motifs et des objectifs des confrontations collectives, de la razzia à la chasse aux têtes. En quoi la typologie que vous proposez permet-elle de dépasser cette opposition trop binaire et de reformuler de manière plus adéquate la question même des « origines » de la guerre ?

La première chose à dire, c’est que lorsqu’on parle des « origines » de la guerre, on utilise presque toujours ce terme dans un sens très générique, assimilant explicitement ou implicitement la guerre à l’ensemble des formes de confrontation collective. Ce faisant on raisonne de manière trop générale, et on s’interdit de se demander si tel ou tel type de confrontations collectives n’a pas pu apparaître avant tel autre – même si, sur le plan empirique, les indices qui permettraient de répondre à ces questions sont extrêmement maigres.

Par ailleurs, même si les motifs des conflits ne constituent pas, comme on l’a vu, les critères principaux sur lesquels j’ai bâti ma classification, ils y apparaissent tout de même en partie, à titre secondaire. Cette première approche, que confirme une enquête plus poussée, révèle que les ressources sont très loin de constituer le seul motif (en tout cas, le seul motif allégué) des confrontations. Pour ne parler que de la guerre proprement dite, celle-ci est très loin de se limiter aux buts de domination politique et économique typiques des guerres étatiques. Plus on élargit l’échantillon vers des sociétés dénuées d’inégalités socio-économiques, plus il devient manifeste que les guerres qu’on y observe – et qui peuvent, en termes relatifs, se révéler largement aussi meurtrières que les nôtres – ont pour seul but la vengeance, hors de tout objectif économique. La vengeance, omniprésente dans les sociétés non étatiques, motive au demeurant bien d’autres formes d’affrontements, depuis le feud jusqu’à certains duels collectifs en passant par la configuration de la « vengeance sans fin ». Au demeurant, la liste des objectifs des confrontations s’avère aussi longue qu’inattendue, puisqu’elle inclut entre autres la quête de ressources imaginaires (dans le cas de la chasse aux têtes), la volonté de gagner les faveurs d’êtres surnaturels, ou même celle de marquer la fin d’un deuil.

Pour résumer, la classification à laquelle je suis parvenu oblige à ne pas rester prisonnier de nos propres biais ethnocentriques et à ouvrir l’éventail des possibilités. Quant à la volonté de s’approprier des ressources, l’étude des données ethnographiques montre, à rebours d’un consensus assez général, qu’elle occupe une place tout à fait mineure dans les motifs de conflits collectifs, s’agissant en tout cas des sociétés aux structures les plus primitives.

5. Vous montrez que la monopolisation étatique a progressivement délégitimé, puis effacé de la mémoire historique, toute une gamme de confrontations collectives autrefois socialement admises. Sur cette base, comment nous inviteriez-vous à appréhender les trajectoires possibles de la violence collective au XXIᵉ siècle, dans des sociétés où, paradoxalement, l’État est à la fois fortement développé et de moins en moins capable de réguler l’ensemble des conflits, qu’ils soient sociaux ou transnationaux ?

Permettez-moi de reprendre à mon compte la fameuse formule selon laquelle la prédiction est un art difficile, surtout quand elle concerne l’avenir ! Je ne sais pas si l’État est de moins en moins capable de réguler les conflits ; il y a probablement sur ce plan des phénomènes d’oscillations historiques et, à l’échelle d’une vie humaine, il n’est pas aisé de distinguer ce qui relève d’un mouvement de balancier et ce qui traduit une tendance de plus long terme. Pour adopter une perspective très générale – mais c’est aussi l’intérêt de l’anthropologie sociale –, il me semble que les sociétés humaines, derrière le chaos apparent de leur succession et de leur devenir historique, se sont inscrites dans une marche générale vers une coopération de plus en plus étendue. Là où, il y a 20 000 ans, la Terre abritait quelques millions d’humains divisés en milliers de sociétés très largement autonomes sur tous les plans, nous sommes aujourd’hui près de 10 milliards qui ne sont plus divisés qu’en quelque 200 unités politiques ; sur le plan économique, le processus d’unification est plus avancé encore, la mondialisation étant une réalité depuis belle lurette.

Même si, ces dernières années, les bruits de bottes se sont amplifiés au point de poser sérieusement la question d’une nouvelle guerre générale, je ne vois pas comment l’évolution sociale des humains pourrait s’arrêter à la situation actuelle, et ne pas poser tôt ou tard la question de leur unification mondiale. Reste une seconde question, liée à la précédente : celle du rôle de la force étatique comme garante en dernier ressort d’un ordre social inégalitaire et régulièrement contesté. Là encore, j’ai bien du mal à imaginer que cet ordre aussi injuste qu’instable puisse se perpétuer indéfiniment. Je ne peux m’empêcher de penser que les historiens de l’avenir jetteront un regard fort perplexe sur notre XXIe siècle, lorsqu’ils mettront en regard la modernité de sa technique avec l’archaïsme de son organisation sociale…

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