D’une interview de Maurice Godelier, et des musées en économie capitaliste

Poursuivant ma découverte de l’excellente chaîne youtube Les possédés et leur monde, j’ai écouté les 25 épisodes dans lesquels Maurice Godelier raconte son étonnant et passionnant parcours. Il y aborde bien des thèmes, à commencer bien sûr par la description des fameux Baruya de Nouvelle-Guinée, sur lesquels devrait lire tout marxiste répétant imperturbablement les raisonnements d’Engels sur l’époque et les causes de l’émergence de la domination masculine. Quoi qu’il en soit, entre autres passages croustillants, Godelier raconte également un épisode dont j’ignorais tout – je ne m’intéressais alors absolument pas à l’anthropologie : il s’agit de la conception du Musée du Quai Branly, à la fin des années 1990. Sans rapporter l’ensemble des propos qui s’y rattachent (il faut aller écouter l'intégralité des vidéos, qui correspondent aux « livres » 23 et 24), j’ai relevé les passages qui traitent plus précisméent des critères qui ont présidé au choix de l’architecte et à celui du contenu du Musée lui-même.
Verbatim de Maurice Godelier :
Il faut deux directeurs. Un directeur anthropologique pour les collections, pour expliquer, et un directeur muséologique pour décider comment les présenter. Donc Chirac, sous la pression de sa femme, choisit comme directeur muséologique (...) quelqu’un [NB : Germain Viatte] qui avait travaillé chez Gaëtan Picon, qui était directeur du musée Pompidou (…). Ce que Viatte voyait, c’était la beauté des objets. Il avait peut-être une capacité de les présenter comme muséologue, mais surtout, il voyait que si on faisait un nouveau grand musée, les galliéristes allaient faire du pognon. (…)
Chirac me reçoit avec tout le gouvernement : « on vous attendait, on est tellement heureux que vous nous rejoigniez… » Tu parles, un ancien communiste, ils avaient des dossiers sur moi ! Alors je dis à Chirac : « Voilà, c’est une opportunité. On va faire un musée du 21e siècle, un musée fait de telle sorte que les sociétés qui ont produit les objets soient présentes. Vous allez faire le musée de la décolonisation. » Il n’était pas contre – du moment que ce soit à son honneur – mais l’autre directeur, qui était de droite, ce n’était pas cela qu’il voulait. Il voulait un musée de galerie d'exposition, pour qu’avec l’apparition du musée, toutes les galeries d'art (Sotheby…) fassent du fric. D'ailleurs, plus tard, à l’inauguration, les galliéristes venaient me trouver : « Ah, Monsieur Godelier merci ! Grâce à vous on fait du fric ». Je voyais une petite statue africaine qui valait 1000 euros, à présent elle en valait 30 000. (…)
À un moment il va falloir choisir un architecte. Et c'est moi et Viatte qui sommes les responsables du lancement de l'appel d'offres mondial – aussi bien des Japonais, des Américains… Et là que voit-on ? Monsieur Nouvel n’avait pas eu le Grand Stade de Saint-Denis. Donc, il faudrait peut-être qu’il ait le musée de Chirac, n’est-ce pas ?… Viatte et moi faisons un appel d’offres au nom de l'État français, avec cahier des charges. Au bout d’un certain temps nous voyons arriver les maquettes, proposées par de grands architectes. Cela doit se décider un dimanche. On fait venir le maire de Rio de Janeiro qui était un architecte, on fait venir des architectes internationaux. (…)
Nous, dès que nous avions reçu les maquettes, tout de suite il y en avait une qui était magnifique, qui correspondait à nos besoins, proposée par un groupe de jeunes architectes français. (...) Nous téléphonons à Chirac, et nous lui disons : « voilà, maintenant on a les maquettes, on a trouvé. » Là, nous étions d'accord : on avait trouvé. En plus c'était des jeunes, il fallait les encourager. Donc on attend le verdict de la fameuse réunion du dimanche. Nous, les deux directeurs, attendons dans le musée ce que les autres vont décider à la mairie de Paris ou je ne sais où. Cinq heures : « Nouvel ». Ce n’était pas du tout ce que nous, les directeurs, avions choisi. Pourtant, nous avions fait le cahier des charges… Monsieur Nouvel a gagné son gâteau. (…)
[En 2006] Arrive Stéphane Martin comme président, au-dessus des deux directeurs, puisque maintenant on va lancer l'affaire – c’est là qu’il va y avoir le clash avec moi. Après avoir été directeur de cabinet de Toubon, Stéphane Martin avait été nommé au Musée de la Musique (un nom comme cela), puis après, comme la gauche arrivait au pouvoir, il avait été envoyé à Monaco pour faire le patrimoine. Bref, il lui fallait un os et là il revient, nommé par Chirac – mais Chirac avait approuvé ma propre nomination. Donc on avance et de plus en plus, entre Stéphane Martin et moi, ça ne va pas. Lui, il pousse pour le galliériste, la beauté… un musée d’art, quoi. Moi je fais « art et sociétés ». Vous ne pouvez pas faire disparaître des sociétés qui apparaissent à travers leurs objets, ce n’est pas possible ! Donc les choses vont très mal pendant des mois, finalement même mon bureau est fermé à clé quand j’arrive le matin – c’est la secrétaire générale qui doit envoyer quelqu’un avec la clé pour m’ouvrir – toutes ces petites choses infamantes. (…)
Donc j’ai été viré. J’ai été viré deux fois dans ma vie par la droite, comme directeur du CNRS pendant 6 ans : je gênais, paf, viré. Et ensuite pendant quatre ans je travaille [pour le Musée Branly] et je suis viré par la droite à nouveau. Je n’ai pas de chance ou j’en ai beaucoup – ce sont presque des médailles.

En guise de commentaires, je commencerais par une évidence : quiconque visite le musée du quai Branly pour y apprendre quelque chose sur les sociétés dont proviennent les objets exposés ne peut que rester sur sa faim. Il y a quelques années, je m’en étais ouvert à un collègue dont je n’ai jamais su le nom et qui, d’après ses propres dires, n’était pas étranger à la conception du musée. Sa réponse m’avait laissé pantois : « Les musées ne sont pas faits pour expliquer, mais pour montrer ». Il est certain qu’avec de tels présupposés, l’objectif pédagogique (et, dans le sens le plus profond du terme, culturel) ne risquait pas d'être atteint.
Pour le reste, comme je racontais avant-hier l’interview de Godelier à un collègue qui avait lui-même passé quelques années dans le musée, celui-ci m’affirmait qu’un contrat particulier lie l'établissement à l’architecte : toute réparation, de même que toute fourniture immobilière ou mobilière, doit impérativement être effectuée via ses ateliers dont, on s’en doute, les tarifs ne se distinguent pas par leur modération. Les termes du contrat liant le musée et cette entreprise n’étant pas publics, je ne suis pas en mesure de confirmer ou d’infirmer cette assertion. Au demeurant, s’agissant d’argent public, de telles pudeurs sont la règle plutôt que l’exception : j’écris moi-même ces lignes depuis un bureau situé dans un immeuble construit dans le cadre d’un Partenariat Public Privé des termes duquel aucun citoyen ordinaire n’a jamais pu prendre connaissance, malgré une obligation légale prétendue. Et ceux qui voudront savoir combien l’État, via notre université, paye chaque année à Vinci pour occuper ces locaux n’auront à se mettre sous la dent qu’un bruit de couloir (au demeurant, fort crédible) publié par le Canard Enchaîné.
Concernant la flambée du prix des œuvres de l’art dit « premier » suite à l’ouverture du musée évoquée par Maurice Godelier, je ne comprenais pas très bien à quoi il faisait référence. Jusqu’à ce que le même collègue me souffle que les acquisitions sont aux mains d’une commission qui prend soin de s’adresser exclusivement à des marchands d’art qui ont pignon sur rue, et qui ne voit aucun inconvénient à accepter les tarifs astronomiques que ceux-ci leur imposent. Même si là non plus, je n’ai aucun moyen de vérifier cette information, mon petit doigt me susurre néanmoins à l'oreille qu'elle n'aurait rien d'invraisemblable...
J’ai récemment visité le musée départemental d’Arles et me suis plaint auprès du conservateur que cela fût d’abord un musée colonial à la gloire de César, dont il prolonge la propagande et celle de Rome, sans réelle vision critique. Il a agrée mes propos, bien que je suspecte que sa rondeur l’eût fait agréer aussi aisément à des propos contraires.
RépondreSupprimerJ’ai demandé à noter mes remarques sur le livre d’or. Celui-ci n’existe que sous la forme d’une tablette, moyen lent et peu pratique pour écrire des remarques quelque peu substantielles et qui ne tiendraient pas en dix mots et trois émoticones, genre commentaire de réseau social. Cette tablette propose aux visiteurs « d’élire » leur objet préféré parmi la petite poignée proposée. Presque un concours télé, genre Eurovision. Les objets proposés à l’élection sont totalement hors contexte : il s’agit de les préférer « au ressenti » plutôt qu’à partir d’un jugement instruit et articulé.
Tout cela n’est pas anecdotique mais illustre une tendance apparue avec les années 80 où se marque l’effacement de l’idée de service public au profit de service culturel marchand. La même tendance se voit dans les médias publics où l’on passe de l’idée d’enlightenment propre aux Lumières – élévation critique du public conçue comme moyen et vecteur de la démocratie - à celle d’entertainment – distraction, diversion, léthé démocratique – l’entertainment, outil du temps de cerveau disponible remplaçant alors la culture.
Au moment de la création de ce «Musée de l'oubli», qui est une sorte de «Louvre des antiquaires», mais sans les étiquettes de prix, il y a eu d'énormes protestations, un comité de défense du Musée de l'homme s'est créé (avec Jean Rouch à la tête), une pétition a recueilli plus de 10.000 signatures… mais le fait du prince l'a emporté. Et les exposition thématiques temporaires, sur les sculptures de tel ou tel coin, ont effectivement pour résultat de donner un coup de projecteur médiatique sur telle ou telle tradition, et de faire bondir les prix, avec comme autre fonction le «blanchiment» de collections privées par le biais de prêts temporaires et mention dans les catalogues, ce qui permet de donner un pedigree honorable à des pièces acquises dans des conditions opaques. Sous prétexte de faire un nouveau Musée de l'Homme — celui-ci étant accusé d'être resté colonial — Chirac, au lieu de lui donner les moyens d'une vraie rénovation, a préféré la création d'un musée rétrograde, et Riton Godelier est très gentil de dire que c'est un Musée du XXe siècle. En fait, c'est un cabinet de curiosités du XIXe.
Supprimer(L'anonyme, c'est moi, en réalité…)
SupprimerConcernant les droits des architectes, j'ai deux petites histoires amusantes : j'ai un ami qui travaille à l'auditorium du Louvre, où ils ont eu besoin d'installer de nouvelles lumières de scène suite à l'évolution de la technique d'éclairage d'une part, et de la mission de l'auditorium d'autre part. Or toute modification des installations en général et de l'éclairage en particulier nécessite l'accord exprès du cabinet d'architecte, qui a bien évidemment refusé les modifications demandées (puisqu'elles allaient altérer "la création" de l'architecte...). Aux techniciens de se débrouiller pour qu'on voit les intervenants sur scène en l'absence d'éclairage adapté!
RépondreSupprimerDans le même esprit mais plus tragi-comique, au nouveau Palais de Justice de Paris (ce grand immeuble aux Batignolles) il y a un grand atrium qui s'étend sur les 7 étages. Manque de bol, il est arrivé que quelques personnes ayant sans doute perdu leurs procès se soient jetés dans le vide du haut de cet atrium... Qu'a donc fait la justice ? Bien entendu, il est absolument hors de question d'altérer en quelque façon l'œuvre du grand Enzo Piano d'une part, donc pas question d'installer de disgracieux filets de sécurité; le bâtiment étant également construit dans le cadre d'un PPP, évidemment toute modification de la hauteur des rambardes ou installation de vitrages serait facturée un prix abominable par l'exploitant (Vinci ou Bouygues, je ne sais). Bref. À chaque étage, on a donc installé un ou deux plantons qui surveillent, et qui empêchent quiconque de s'approcher du bord, et donc de contempler la perspective verticale de l'atrium.
Comme disait Georges Abitbol, "monde de merde" :)
Rien que sur les PPP, il y aurait tant de choses à raconter. Quelques syndicalistes teigneux de mon université avaient réussi à traîner l'État et Vinci en justice, mais ils n'ont pu remporter qu'une victoire à la Pyrrhus. Selon la bonne plaisanterie de Coluche, c'était la lutte du pot de terre contre le pot de vin.
SupprimerEt dans mon bâtiment, où un système de badges a été imposé en raison de pures astuces réglementaires pour économiser quelques sous, des milliers d'heures de travail sont perdues chaque année pour gérer un problème que nous n'aurions jamais dû avoir.
Un détail : il s'agit de Renzo Piano et non Enzo ;)
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RépondreSupprimerLe musée du quai Branly n’a franchement rien d’inspirant mais je serais moins tranché. Sans contester les dérives spéculatives, l’idée initiale n’était pas injustifiée. Elle visait à décloisonner l’œuvre d’art et à rendre justice à certaines productions (je dis bien certaines) qui, pour être rituelles, ne sont pas, contrairement à ce qu’en dit la doxa anthropologique, dépourvues d’intention esthétique. Le résultat n’est pas à la hauteur ce qui ne surprend pas (manque de discernement, magouilles avec les marchands pointées par Godelier, etc). Je ne pense pas qu’une rénovation du Musée de l’Homme aurait permis de porter un regard différent sur les œuvres en question, le geste fort (naturellement abandonné) était de les faire pleinement entrer au Louvre (et pas uniquement la petite sélection de Kerchache pour le pavillon des Sessions) « entre l’Égypte ou la Perse antique et le Moyen-Âge européen » comme le préconisait Lévi-Strauss.
Je ne suis pas compétent sur bien des points que tu soulèves, mais une chose m'étonne : à quelle « doxa » (ou quels auteurs) fais-tu allusion en disant qu'elle aurait nié la dimension esthétique des objets ?
SupprimerVaste sujet. La question (productions rituelles extra-européennes = art ou ethno) a fait l'objet d'innombrables polémiques (notamment au moment de la décision de créer Branly) et d'une immense (et assez fastidieuse) littérature. Si tu veux en savoir plus, je t'invite à lire le brûlot de Sally Price sur le sujet ("Arts primitifs, regards civilisés") d'ailleurs préfacé dans sa version française par l'ami Godelier si je ne m'abuse. Pour te répondre plus précisément, je n'ai pas spécialement de noms qui me viennent mais il est probable que la plupart des anthropologues du Musée de l'Homme étaient contre ce projet jugé ethnocentré en ce qu'il attribuait des propriétés artistiques (supposément exclusivement occidentales) à des objets rituels et donc strictement fonctionnels selon eux (j'ai le vague souvenir d'une tribune de Langaney à l'époque mais je dis peut-être une bêtise).
SupprimerDes informations que je peux rassembler (je découvre cette histoire et ces polémiques) il me semble que la réalité est tout autre. Plutôt que les anthropologues qui auraient nié toute dimension et recherche esthétique dans ces objets (c'est pour cela que je te demandais des noms), j'ai plutôt le sentiment que ce sont les marchands d'art qui voulaient en supprimer toute dimension sociale (ils ont d'ailleurs parfaitement réussi). Et que c'est précisément cette exclusivité mise sur la dimension esthétique que les anthropologues jugeaient – et jugent encore – ethnocentrique.
SupprimerJe ne dis pas que cet aspect des choses n'existe pas, je pense simplement que les torts sont d'avantages partagés que tu ne le décris. J'en tiens d'ailleurs pour preuve que l'art pariétal européen a connu (et continue de connaître) les mêmes "difficultés" à être perçu autrement que comme un produit exclusivement rituel alors même qu'il n'a fait l'objet d'aucun business et pour cause (enfin, on pourrait en discuter aujourd'hui, mais en tout cas pas de la part des marchands d'art).
RépondreSupprimerLa question de savoir si le musée est un lieu de distraction – intéresser le visiteur par la beauté, la puissance évocatrice, l’ingéniosité, etc. des objets exposés – ou un lieu d’enlightment – placer les objets dans leur contexte social et culturel est un peu simple (simpliste ?). Le musée de l’Homme remplissait ces deux fonctions mais marqué par un esprit colonial et des présentations vieillottes, il ne semblait plus attirer le public. Il fut décidé de changer tout cela et on s’orienta vers une institution où le premier terme de l’alternative était privilégié sinon exclusif. Les marchands d’art ont-ils simplement bénéficiés de décisions politiques (et de la volonté de Chirac de laisser un monument à son nom) ou ont-ils été à la manœuvre pour en tirer des profits juteux ? Cette conception d’un musée comme lieu de consommation est générale et n’est pas propre à la MQB. Présenter l’aspect immédiatement fascinant des objets n’est pas négatif. Peut-être un visiteur du MQB cherchera à en savoir plus après avoir vu un crâne surmodelé ou un mât totem et deviendra un ethnologue passionné. Mais ne présenter que cet aspect, c’est détourner la signification première de l’objet – qui n’est pas que rituelle mais souvent un marqueur de rang social non destiné à une exhibition continuelle – qui a un rôle social. Mais ce que les propos de Godelier et des intervenants m’ont appris et que j’ignorais absolument c’est qu’il n’y avait pas qu’une question d’idéologie rance mais aussi de la concussion, du pognon de la pire espèce.
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