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Quelques réflexions après « Maîtres et possesseurs de la nature »

Samedi dernier, le Musée des Antiquités Nationales de Saint-Germain-en-Laye organisait une table ronde autour de la question de l'animal dans la Préhistoire. Animée par Boris Valentin (archéologue spécialiste de la fin du Paléolithique et du Mésolithique), la discussion réunissait Jean Rouault, un écrivain (dont j'avoue ne pas connaître les œuvres), Geoffroy de Saulieu (un archéologue qui a notamment cosigné un article avec A. Testart sur la naissance de l'agriculture), Emmanuel Guy (qu'on ne présente plus sur ce blog) et, last but not least, l'anthropologue Philippe Descola.
La discussion a été riche et longue - il y avait une caméra, qui laisse penser qu'on pourra la visionner un jour prochain sur le net (mais quand ? Je n'en ai pas la moindre idée). Étant donné sa formule, elle abordait des aspects assez divers et pas toujours directement articulés entre eux : Jean Rouault – si je l'ai bien compris – mettait en rapport le désir de domination qui s'exprimait dans la domestication et les plaies sociales contemporaines. P. Descola a longuement développé ses thèmes favoris : les différentes ontologies et le blocage que celles-ci ont pu représenter vis-à-vis de la domestication, notamment en Amazonie. Les deux autres intervenants se sont concentrés sur l'art du Paléolithique supérieur occidental : G. de Saulieu a restitué les thèses d'A. Testart sur son caractère totémique et les implications sociologiques de cette thèse, tandis qu'Emmanuel Guy développait son propre raisonnement le fait que cet art doit être interprété comme la marque de sociétés différenciées selon la richesse.
J'ai déjà abordé ces questions bien des fois sur ce blog, mais je voudrais ici mentionner quelques aspects sur lesquels la discussion m'a convaincu (s'il en était besoin) que j'avais encore du pain sur la planche. Les lignes qui suivent sont donc des réflexions au fil de la plume, avec comme il se doit, beaucoup plus de questions que de réponses.

1) Pouvoir sur les animaux, pouvoir sur les hommes

Une des idées centrales, à ce que j'en ai compris, de Jean Rouault, serait que les rapports de domination au sein des sociétés humaines sont allés de pair (historiquement et logiquement) avec la mise en place de leur domination sur les animaux. Or, cette idée qui semble avoir pour elle la force de l'évidence me paraît, au moins sous cette forme très générale, devoir être rejetée pour plusieurs raisons. En fait, je ne suis pas du tout certain que les rapports avec l'animal préjugent de quelque manière que ce soit des rapports sociaux, et je ne vois guère de raison qu'il en soit ainsi. En fait, le succès (actuel ?) de ce type de thèses procède, au fond, des mêmes prémisses que celui des courants végan (en tout cas, de certaines de ses versions) et, plus généralement, de l'ensemble des thèses primitivistes selon lesquelles l'agriculture et l'élevage sont le péché originel qui a rompu l'harmonie supposée de l'homme avec la nature. Mais quand on y regarde d'un peu plus près, tout cela procède d'une logique assez bringuebalante.
Pour commencer, on fait souvent état des conceptions affirmées des chasseurs-cueilleurs sur cette harmonie, la nécessité de ne pas prélever davantage que nécessaire, etc. Il y a sans doute beaucoup de vrai, mais je ne suis pas certain que cela soit si original que cela (après tout, même notre propre société affirme que la non-soutenabilité de son mode de développement est un problème). Et surtout, cette volonté affichée n'a pas empêché ces braves chasseurs du Paléolithique de dézinguer certaines ressources au point de les faire disparaître. Même si les certitudes sont difficiles à établir, il me semble bien (sauf erreur, je n'ai pas revérifié mes souvenirs) que l'arrivée de sapiens, quelque harmonie qu'il ait alors prôné avec la nature, a été directement responsable de l'extinction d'une partie de la grande faune en Australie, puis en Amérique du Nord. Et puis, il ne faut quand même pas trop exagérer la tendresse des relations sociales de ces sociétés. Certes, il régnait une forme de communisme et les inégalités de richesse étaient inconnues. Cela n'empêchait nullement des rapports sociaux parfois fort rudes, en témoigne la manière dont on considérait et traitait les étrangers (et rappelons que vu la taille des groupes humains, il n'y avait pas énormément de trajet à accomplir pour en rencontrer)... ou même les femmes.
Mais le fait sans doute le plus troublant, que je connaissais mais qui s'est rappelé à moi durant la conférence, c'est que dans beaucoup de sociétés sans domestication, on pense les animaux sauvages sous la férule d'un « maître » qui peut les libérer pour les placer à disposition des hommes, ou au contraire les retenir dans les périodes de pénurie. Et c'est ce maître qu'on implore ou à qui on tente de forcer la main dans les cérémonies religieuses destinées à accroître le gibier disponible. Il y a là a un paradoxe étonnant : comment se fait-il que des gens qui, eux, ne domestiquent pas, imaginent le monde animal en termes de maître et de ses dépendants ? Peut-être parce que si la domestication suppose une relation de maîtrise et de supériorité, l'inverse n'est pas vrai, et que l'apprivoisement, par exemple, implique déjà une telle relation ? Peut-être aussi parce que tous ces peuples ont des chiens, et que ce fait suffit, à lui seul, à fournir le modèle d'une relation de domination sur le monde animal (et l'on peut remarquer que les Australiens, qui n'envisagent pas que les animaux possèdent ainsi de tels maîtres surnaturels, sont aussi ceux chez qui la domestication du chien est la plus incomplète)... Je ne sais pas au juste laquelle de ces hypothèses se rapproche de la vérité, mais ces éléments doivent en tout cas à inciter à la prudence quant aux parallèles hâtifs et les lois trop générales.

2) Les ontologies et la domestication bloquée

Le pécari d'Amazonie, une espèce
assez proche de notre sanglier
Ceci m'amène tout naturellement aux thèses de P. Descola sur le « blocage technique » qu'aurait constitué le refus de la domestication de certains animaux en Amazonie – un thème développé par ce chercheur notamment dans son célèbre article « Pourquoi les Indiens d'Amazonie n'ont-ils pas domestiqué le pécari ? ». À cette question, il répond que ce refus était lié à leurs conceptions (dites « animistes ») concernant le monde animal. Le matérialiste que je suis ne peut écarter cette réponse d'un revers de main : il faut bien admettre que si les idées ne jouent pas le rôle fondamental (« en dernière instance », selon l'expression consacrée) dans les phénomènes sociaux, elles ne sont pas pour autant dépourvues de tout rôle actif. Le matérialisme qui verrait dans les idées un simple reflet direct et passif de la sphère réelle serait bien pauvre, et bien démuni pour comprendre les faits sociaux. Il n'empêche : le premier mouvement du matérialiste (fût-il dialectique) doit être de rechercher des causes objectives avant d'envisager les causes subjectives – et, j'ajouterais volontiers que cette recherche doit être d'autant plus intense que le phénomène à expliquer est plus large et plus durable.
Or, en l'occurrence, je ne suis pas bien certain qu'on ait examiné, et écarté, toutes les bonnes raisons qu'avaient les Indiens de ne pas entreprendre cette domestication avant d'envisager les mauvaises (il va de soi que P. Descola pousserait de hauts cris devant cette manière de s'exprimer, mais là n'est pas le sujet). Certes, l'article de P. Descola examine différentes raisons économiques qui pourraient expliquer ce blocage et les récuse toutes une à une. Je ne connais pas suffisamment le sujet pour être en situation d'imaginer quel facteur ait pu lui échapper (ou laquelle de ses réfutations est en réalité moins solide qu'elle n'en a l'air). Ce n'est donc pas sous cet angle que je décèle une faiblesse dans le raisonnement mais par le fait qu'il manque, me semble-t-il, un pan à l'argumentation pour qu'elle soit complète : si, ainsi que l'affirme P. Descola dans sa démonstration, toutes choses sont bel et bien égales par ailleurs entre Amazonie et Nouvelle-Guinée, et si seules leurs « ontologies » (quel affreux concept !) diffèrent et peuvent donc expliquer pourquoi le porc sauvage a été domestiqué ici et non là, quelle ontologie est donc celle des néo-guinéens, en quoi diffère-t-elle de celle des Amazoniens, et en quoi est-elle davantage compatible avec la domestication ?

3) Spécialisation, expertise et inégalités

Un mât-totem gravé
de la Côte Nord-Ouest
J'en viens enfin à un problème passablement différent, que j'ai déjà abordé à plusieurs reprises (notamment dans cette critique) mais qui a fait l'objet d'échanges fort intéressants lors de la discussion : si la technicité de l'art paléolithique traduit la spécialisation de ceux qui le pratiquaient, pourquoi cette spécialisation traduirait-elle davantage une différenciation sociale par la richesse que la spécialisation généralement attribuée par les préhistoriens aux tailleurs de silex ? La réponse d'Emmanuel Guy est que si la taille du silex est une activité productive, directement nécessaire à la reproduction de la société, l'art ne l'est pas. L'existence de spécialistes pour la première s'explique donc par des raisons purement techniques, alors que la seconde, elle, requiert des conditions sociales particulières.
J'avoue que ce raisonnement ne me convainc guère. La différence d'utilité productive objective entre la taille du silex et l'art pariétal est certes tout à fait réelle, et incontestablement pertinente pour certaines problématiques – touchant, par exemple, à la productivité globale de ces sociétés, leur capacité à subsister dans un environnement donné, etc. Mais je ne vois pas bien en quoi cette pertinence s'étendrait aux implications sociales de la spécialisation. Après tout, à partir du moment où la société le juge nécessaire et où elle en a les moyens, en quoi le fait que de spécialiser des gens à peindre des murs (sans doute dans des objectifs religieux) plutôt qu'à tailler des pierres serait plus significatif d'inégalités de richesse ? Emmanuel Guy raisonne manifestement par analogie avec les sculpteurs de la Côte Nord-ouest. Je ne connais pas suffisamment l'ethnographie de cette zone pour être capable de la discuter en détail. Mais ce n'est pas, me semble-t-il, parce que des sculpteurs spécialistes y étaient les auxiliaires des riches, qu'on peut en conclure que toute spécialisation non productive est le signe nécessaire de la présence d'une aristocratie.
En fait, pour traiter convenablement le problème, il manque (en tout cas, à moi) une vraie compréhension des processus de spécialisation (à distinguer, je crois, de la simple expertise : chez les Aborigènes australiens, il y a des experts des rituels religieux qui n'en sont pas pour autant des spécialistes, ou alors seulement de manière partielle). Quoi qu'il en soit, seule une étude attentive de la manière dont différentes sociétés ont peu à peu spécialisé certaines activités (je pense, notamment, en plus de certaines branches de l'artisanat, à celles liées à la magie et à la religion) pourrait faire avancer ma réflexion autrement que sur la base de trop vagues présomptions.

14 commentaires:

  1. Bonjour,

    Question à la cantonade (c'est à dire adressée à ceux qui ont une idée un peu argumentée sur le sujet) : "la spécialisation généralement attribuée par les préhistoriens aux tailleurs de silex" --> attribuée sur quels critères et quels arguments ? Autrement dit, que vaut cette supposition et est-elle étayée ? Parce qu'autant je suis Emmanuel sur le fait que les artistes paléolithiques étaient nécessairement spécialisés (je n'en déduis rien à ce stade), autant l'idée à propos de la taille du silex me paraît un peu gratuite. Et avant de comparer les spécialisations, il serait peut-être bon d'être un minimum sûr qu'on ne compare pas des oranges et des bananes...

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    1. Justement, c'était un des points du débat où l'unanimité (apparente ?) de la tribune m'a un peu intrigué. Tous les participants semblaient approuver l'idée que le raffinement de certaines lames étaient la preuve directe d'une spécialisation des tailleurs. Personnellement, me sentant à peu près ignare sur le sujet, je me suis dit qu'il fallait creuser. Je ne crois pas qu'on ait un seul exemple ethnologique pertinent qui montre un tel artisanat spécialisé avant la métallurgie – mais peut-être est-ce l'effet de mon ignorance. En tout cas, sur les tailleurs de silex, j'ai rapidement trouvé un article qui conteste le raisonnement sur la spécialisation, en arguant de la relative facilité d'apprentissage des techniques, même les plus complexes : https://archeorient.hypotheses.org/1672

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    2. Je suis aussi ignare que toi, mais j'ai un peu la même impression, que cette idée est profondément ancrée dans la communauté des lithiciens, mais que si on creusait on aurait du mal à trouver sur quoi elle repose (si ce n'est peut-être sur l'appréciation assez ethnocentrique que tailler des choses genre feuilles de laurier ce n'est pas à la portée de tout le monde). L'article que tu cites montre qu'on peut effectivement tirer de grandes lames avec un minimum de pratique, et Bordes en son temps avait déjà prouvé qu'avec de l'entrainement et en n'étant pas manchot on pouvait faire à peu près ce qu'on voulait. Il faudrait que je rouvre JADE (Pétrequin), mais il me semble me souvenir que même pour les grandes haches qui sont des objets de prestige, le travail n'est pas spécialisé. Mais un paléolithicien aura peut-être de meilleurs arguments que nous (Jean-Marc, au hasard).

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    3. J'ai le même souvenir pour les Pétrequin. C'est là où je crois qu'il faut vraiment distinguer entre experts et spécialistes, et se demander sérieusement comment les uns et les autres apparaissent. Je ne crois pas qu'on l'ait jamais fait (en tout cas, dans aucun travail marquant) et, une idée comme ça, je suis à peu près sûr que la spécialisation n'est pas le simple prolongement "technique" de l'expertise, en quelque sorte par une transformation de la quantité en qualité, mais que c'est beaucoup plus compliqué que cela.

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  2. Je sors un court moment de la discussion sur silex sur lequel il y a effectivement pas mal de points à clarifier pour en revenir à l'art. Tout le monde (et je le déplore) ne pense pas comme Bruno (alias BB), et il m'a été opposé lors de cette rencontre du MAN qu'il n'était pas besoin d'être spécialement formé pour atteindre le haut niveau d'exécution technique que l'on observe sur les parois de certaines grottes. Ainsi fort de leur temps libre, les artistes paléolithiques auraient très bien pu par leur seule volonté devenir des maîtres de la peinture. Or, les choses ne se passent pas comme ça. On ne peut, surtout dans un contexte de société traditionnelle où l'art, selon toute vraisemblance, servait une fonction collective, désocialiser la production d'images. C'est la société qui fixe les règles du langage artistique en vigueur pas les artistes (eux peuvent, au mieux, faire des propositions alternatives).
    Considérer l'expression artistique en terme purement technique, revient à dire, par exemple, que le désintérêt pour l'imitation au Moyen-Âge est dû au fait que les artistes ou, plus justement, les artisans de l'époque seraient soudainement devenus maladroits. Ils ne l'étaient évidemment pas foncièrement. Le savoir mimétique s'est perdu à cette époque pour la raison que l'art répondait à des préoccupations sociales autres (en l'occurrence, et pour le dire vite, à des aspirations plus spirituelles que politiques justement).
    Même si un peintre du XIIe siècle avait travaillé nuit et jour depuis l'âge de 5 ans jusqu'à 100 ans, il ne serait jamais devenu Michel-Ange, pour la simple et bonne raison que les conditions sociologiques n'y étaient pas. C'est pourquoi, je pense, il faut effectivement parler s'agissant du Paléolithique supérieur de spécialisation et non d'un niveau de connaissance livré à un quelconque parti pris individuel.
    En d'autres termes, si - pendant 25 000 ans - les artistes paléolithiques représentent quant à eux les animaux avec autant de fidélité et de justesse ce n'est pas parce qu'ils avaient plus de temps pour s'entraîner ou qu'ils étaient naturellement plus doués que leurs successeurs néolithiques, c'est uniquement parce que la société dans laquelle ils vivaient l'a demandé. Et si elle l'a demandé, c'est qu'elle en avait besoin. Pourquoi ? That is the question.

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    1. Sur cette "courte sortie", il y aurait bien à dire, mais surtout pour illustrer ce que dit Emmanuel. Pour faire "court" aussi, il entremêle deux aspects différents (et qu’il faut, à mon sens, dissocier) : 1/ la technique proprement dite, 2/ les codes qui régissent les représentations.

      La technique, c’est l’ensemble des procédés que l’on emploie pour produire l’œuvre. Par exemple, la perspective, les proportions d’une figure humaine, ou les styles pointilliste ou « rayon X » de l’art aborigène, etc.

      Les codes, il y en dans toute l’Histoire de l’Art, qu’elle soit ou non européenne (disons au moins jusqu’à avant la peinture moderne, qui part plus volontiers dans tous les sens, mais pour plein de raisons qui ne s’appliquent pas aux périodes plus anciennes). La peinture européenne, par exemple, est remplie de codes de toutes sortes : la façon de représenter tel ou tel thème, les attributs associés à tel ou tel personnage, la symbolique des fleurs, objets, animaux, etc. (qu’on pense seulement à ce que l’on appelle les vanités/mémento mori ou à la codification ultra complexe dans les œuvres de Jérôme Bosch – à propos de laquelle il existe un excellent bouquin, « Les chardons et la petite tortue » –). Pour donner des exemples précis, on peut citer les clés associées à saint Pierre, le sablier qui représente la fuite du temps. Si l’on sort de l’Europe, ce sont aussi les flèches simples qui représentent les traces d’émeu dans l’art aborigène, les flèches doubles représentant quant à elles les traces de kangourou. En passant, amusez-vous à déterminer à l’aveugle ce que représente tel ou tel signe aborigène pour comprendre à quel point il est vain de tenter d’interpréter les signes paléos… Pour les représentations, c’est la même chose : si les anciens Égyptiens faisaient les corps de face et la tête de profil, comme les Moyenâgeux auxquels Emmanuel fait référence ce n’est pas parce qu’ils étaient maladroits, mais parce que c’était la convention, la « norme ». Bref, à un endroit donné et à un moment donné, tous les peintres appliquent les codes de représentation en vigueur.

      J’en viens à qui peut faire quoi, en commençant par la transmission des savoirs. Les codes, d’abord, tout le monde peut les apprendre, ça ne demande strictement aucune qualité particulière. La vraie question à leur propos, c’est tout le monde a-t-il le droit de les employer, de peindre ? En Europe, oui. Mais, par exemple, pas en Australie. Je cite Howard Morphy (L’art aborigène) : « Toute production d'art aborigène, et donc toute exposition, ne peut être réalisée par n'importe quel individu. En effet, des droits, remontant au Temps du Rêve, déterminent qui est à même de peindre ou sculpter. » Kupka le confirme : pour peindre, il faut être initié. Mais pas seulement, car, en outre, les clans australiens ont des droits sur des ensembles spécifiques de motifs : il ne faut pas seulement savoir les reproduire, mais il faut aussi avoir le droit de le faire, reproduction et circulation étant régies par des règles très strictes fondées, comme on peut s’en douter, sur leur ultra compliquée parenté. Pour donner un exemple parmi des centaines, le Wandjina est l’esprit créateur des trois groupes linguistiques Mowanjum, et seuls ces trois groupes parmi tous les peuples aborigènes d’Australie ont le droit de peindre et d’utiliser cette « divinité ». Cela explique d’ailleurs les grandes variations de l’art australien, y compris au sein d’un même territoire, pas nécessairement des techniques, mais des représentations, des motifs. Cela étant, il est clair que cet aspect-là, les codes, ça ne demande pas de spécialisation : avoir ou non le droit de faire, ce n’est pas forcément être spécialisé ou pas (même si les deux peuvent être liés, ce n’est pas une obligation).

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    2. (suite)

      Pour l’apprentissage des techniques, là aussi en théorie tout le monde peut le faire (je parle en capacité, pas en droit), avec des modalités qui peuvent varier : de père à fils, dans une caste (forgerons), une société secrète (argh, je l’ai dit !), dans l’atelier d’un maître à la Renaissance, ou dans une école des beaux-arts à notre époque. Mais, et la limite est là, en art il n’y a pas égalité devant l’apprentissage de la technique comme il peut y avoir égalité devant l’apprentissage des codes, parce qu’intervient un autre critère qui est la prédisposition, qui elle ne s’apprend pas : on l’a ou on ne l’a pas. Attention, ce n’est pas la même chose que l’habileté. Il y a des tailleurs de silex habiles et d’autres qui se tapent sur les doigts avec le percuteur, mais il n’y a pas de gens prédisposés à la taille du silex. Quand je parle de prédisposition, c’est qu’en art il y a un niveau qu’on ne peut tout simplement pas atteindre si on ne l’a pas. On peut tous apprendre à jouer du violon, certains seront plus habiles que d’autres et s’en sortiront mieux, mais seuls ceux qui ont le don musical feront des Paganini. Même chose en peinture. Je crois d’ailleurs que la prédisposition était dans l’art Européen, que tout le monde pouvait exercer et apprendre, le principal filtre pour devenir spécialiste, celui qui différenciait les grandes mains des seconds couteaux, celui qui fait que parmi tous ceux qui ont fréquenté l’atelier d’un maître de la Renaissance, seuls quelques-uns sont passés à la postérité, l’Histoire de l’Art ayant totalement oublié les autres.

      Pour résumer, tout le monde peut apprendre et appliquer les codes s’il en a le droit, mais tout le monde n’est pas à égalité devant la technique artistique. Et là où je suis totalement Emmanuel, c’est que je crois qu’il y a une grande naïveté à croire que tout le monde pourrait peindre Lascaux ou Chauvet. C’est la même naïveté qui fait dire à certains que Picasso, au moins dans la période cubiste, c’est du pipeau à peindre. Ceux-là je les en prie, qu’ils essayent ! Et on peut faire le pari : on prend un panel d’étudiants en fin d’école des beaux-arts et on leur demande de dessiner une vache de mémoire (ben oui, parce que les mecs ils n’amenaient pas les mammouths dans les grottes pour les dessiner d’après nature), et on regarde combien font aussi bien que les artistes paléolithiques. Idem en passant pour la sculpture : combien de personnes pourraient, même au prix d’un apprentissage, faire un propulseur au faon et aux oiseaux ? Je suis donc totalement convaincu qu’au moins une partie de l’art paléolithique est au-delà de l’habileté que l’on peut atteindre avec l’apprentissage et demandait une prédisposition. C’est, à mon sens, sa grande différence avec l’art australien, duquel Testart le rapprochait, qui ne demande pas cette prédisposition (ce qui ne veut pas dire que l’art australien et dénué d’esthétisme, et donc que les peintres aborigènes sont tous dépourvus de talent). Je précise que la distinction ne tient pas sur l’aspect plus ou moins naturaliste. C’est tout autre chose, c’est dans la façon de faire, de traiter le sujet, les volumes, de donner de l’ampleur à la composition ; c’est dans la liberté et l’aisance du trait.

      Tout cela signifie, en tout cas pour moi, que l’art paléolithique, c’est bien sûr des codes, c’est bien sûr de la technique qui a nécessité un apprentissage, mais c’est aussi un filtre sur la prédisposition (un peu comme pour les ateliers européens anciens, où la transmission de maître à élève ne concernait en fin de compte que les plus doués, que les maîtres repéraient très tôt). C’est cet ensemble qui implique une véritable spécialisation, et c’est lui qui différencie l’art de la simple taille du silex, qui elle n’en demande pas.

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    3. (et fin !)

      Tout cela étant dit, et pour terminer cette « courte réponse », là où je commence à diverger par rapport à Emmanuel, c’est que des spécialistes il y en a dans toutes les sociétés, y compris non hiérarchisées. L’exemple évident est le chamane(*), là où il existe. Et je ne vois pas comment on peut réellement arriver à articuler présence de spécialistes et hiérarchie sociale…


      (*) À propos des chamanes, je serais vraiment curieux de savoir comment se fai(sai)t la transmission de la spécialité… Autrement dit, on est chamane de père en fils ou c’est un autre recrutement et lequel et sur quelles bases ? Si quelqu’un a de la donnée là-dessus, je suis curieux de savoir, parce que je n’ai trouvé nulle part (je n’ai pas non plus tout dépouillé).

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    4. J'ai quelques données, de mémoire. Il y a pas mal d'endroits où le savoir se transmet de maître à élève, sans base parentale, mais où l'élève doit payer pour acquérir les connaissances qu'il n'a pas. Sauf erreur, il y a pas mal de détails là-dessus dans Harner pour les Jivaros.

      Par ailleurs, tout cela est absolument captivant ! Si on faisait un colloque pour en discuter ? Et blague dans la grotte, quand je proposais de distinguer experts et spécialistes, je faisais allusion au fait qu'il y a au moins deux dimensions différentes à considérer : la tâche considérée est-elle la seule (ou la principale) tâche de ceux qui l'assument, autrement dit, correspond-elle à une division sociale du travail ? (c'est ce que je propose d'appeler des "spécialistes"). D'autre part, cette tâche est-elle plus ou moins réalisée par tout un chacun, ou est-elle l'affaire d'une minorité qui en maîtrise la réalisation - ce que j'appelle des experts. Dans mes lectures sur les sociétés de chasse-cueillette (et même de cultivateurs) j'ai rencontré, je crois, pas mal d'experts (même chez les Australiens, il y a des experts en religion ou en magie-médecine) mais je n'ai pas souvenir d'avoir trouvé des spécialistes (dans le sens défini ci-dessus).

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    5. Ta nuance est évidemment fondamentale. Et il faudrait peut-être commencer par-là. Je suis totalement d'accord que tout mon blabla du dessus s'applique dans les faits à ceux que tu appelles les experts, y compris ce qui concerne la prédisposition. Mais tous les experts ne seront pas forcément des spécialistes au sens ou tu l'entends (et, a contrario, tous les spécialistes sont loin d'être des experts !). Et tout ça soulève deux problèmes critiques : 1) y a-t-il nécessité d'être spécialiste pour faire de l'art pariétal, ce que je ne crois pas, pour moi il suffit d'être expert ? 2) peut-il y avoir des spécialistes si la richesse n'existe pas (là, je suis moins sûr de mon coup...)?

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    6. Absolument d'accord : c'est en faisant ces distinctions et en posant ces questions aux données ethnologiques qu'on aura une chance d'avancer. Au boulot...

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  3. Bonjour,
    Bon, je me glisse aussi discrètement que possible dans vos échanges. Emmanuel appuie son argumentation en soulignant l’existence des immenses périodes de temps pendant lesquelles le style des peintures pariétales semble avoir été assez stable. (Entre parenthèse, son œil d’expert voit des différences de style importantes entre Chauvet, Lascaux, etc. Mes yeux de béotien ne les distinguent pas. Serait-il possible d’avoir quelques éclaircissements sur ce sujet ?). C’est ce qui le conduit à penser qu’il y avait des « écoles », donc des spécialistes qui avaient été formés pour exercer leur art. L’existence de tels spécialistes, associée à l’interprétation des peintures comme étant des blasons ouvre la voie à des spéculations sur une structure aristocratique des sociétés du paléolithique supérieur du même type que celles de la Côte Nord-ouest. Pourtant, si nous prenons l’exemple des sociétés du nord de la Côte nord-ouest, les Tlingit par exemple, on ne voit pas comment ces écoles pourraient se former : si un individu est particulièrement doué et est demandé dans les différents clans pour sculpter des emblèmes, il n’aura pas l’occasion de recruter des jeunes doués, de transmettre son art à des individus prometteurs ; son rôle d’éducateur se limite à ses neveux utérins ; or, il n’y a aucune raison que ceux-ci montrent un quelconque talent (ni même de l’intérêt) pour l’art du sculpteur ; d’où, peut-être, ces essais « scolaires » qu’on retrouve dans les sites paléolithiques. Cet art ne se transmet pas (mais rien n’empêche qu’il soit imité, ponctuellement, par des individus doués). Enfin, l’existence de spécialistes n’implique pas nécessairement une division du travail permanente ; elle peut n’être que temporaire, le temps de la réalisation d’une œuvre, le spécialiste reprenant ses travaux alimentaires dès que celle-ci est finie. D’ailleurs, ce spécialiste ne jouit aucunement d’une place particulière dans son clan ; c’est un artisan, tout comme les femmes qui produisent de merveilleuses nasses et paniers, les couvertures chilkat, etc.
    NB Pour autant que je me souvienne, la transmission pour devenir chamane est basée sur des prédispositions (neurologiques ?) de certains individus à la transe, le toucher, etc. Le chamane transmet son savoir, ses outils, ses chants, etc. mais l’apprenti doit faire montre de ses capacités, d’abord en affrontant seul ses démons et les éléments, ensuite en réussissant des guérisons (voire, comme dans certains potlatchs, en entrant en compétition avec d’autres chamanes !). Le processus n’est pas du tout le même que pour le sculpteur !

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    1. Mon œil de spécialiste tu veux dire. Pour les différences entre Chauvet et Lascaux, je ne peux que t'inviter à lire mon premier bouquin dans lequel je m'efforce de montrer que l'art de Lascaux est le fruit d'une tradition qui lui est antérieure de 3 ou 4 millénaires et dont je vois les premiers signes tangibles sur les gravures de la vallée du Côa (Portugal), notamment. Au passage, la possibilité même de l'évolution "interne" d'un style dans un type de société habituellement connu pour la fixité de ses traditions pose elle aussi question quant à la nature de la société paléo. Quoi qu'il en soit, une fois mieux appréhendées les conventions sur lesquelles repose le "style Lascaux" (cf. Gabillou, Placard, Roc de Sers and so on…) il te sera sans doute aisé de voir que ce dernier n'entretient aucun lien avec les modes de figuration employés 10 000 ans plus tôt à Chauvet. Concernant la côte nord-ouest, j'ai le souvenir de lectures dans lesquelles il était dit qu'on était généralement sculpteur de père en fils (en fille ?) mais c'est à vérifier. Enfin, oui, en effet, la spécialisation artisanale n'induit pas une division permanente. C'était d'ailleurs le cas je crois sur la CNO.

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  4. Jean Rouaud, un passionné de ces hommes et femmes ayant pleinement vécu dans la nature, et lamentable menteur/défenseur publique de ce projet du passé d'aéroport de Notre-Dames des Landes ... . Que d'incohérence ... . Ecartons les hypocrites, car la terre brule ! (oups, désolé pardon pour la note polémique ...)

    http://www.francoisdebeaulieu.fr/jean-rouaud-se-crashe-sur-notre-dame-des-landes/

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