Pages

Un cauchemar, un rire jaune et un dialogue intriguant

L'Homme d'or d'Issyk, riche défunt Scythe
et emblème de l'actuel Kazakhstan.
Cette année, je rapporte de ma traditionnelle visite à Almaty trois souvenirs qui méritent leur place sur ce blog.
Histoire de faire monter le suspense, je commencerai par parler d'autre chose (encore que, comme chacun sait, tout soit toujours dans tout et réciproquement). Il s'agit d'une nouvelle visite, en compagnie d'un collègue, au minuscule mais si intéressant musée archéologique de l'académie des sciences – à ne pas confondre avec le musée national, beaucoup plus vaste, mais bien moins intéressant. L'archéologie tient pour ainsi dire en une seule salle, mais celle-ci contient la reconstitution de la chambre funéraire d'un kourgane (un de ces tumulus monumentaux où étaient enterrés les personnages puissants chez les peuples Scythes qui arpentaient les steppes locales, il y a deux millénaires). En l'occurrence, il s'agit du kourgane de Berel, où sept chevaux avaient été mis à mort, caparaçonnés et inhumés en compagnie d'un couple (je renvoie le lecteur curieux à mes photos et à mon texte d'il y a trois ans). Depuis, on observe quelques nouveautés : la pièce accueille désormais quelques nouvelles vitrines d'admirables bijoux scythes en or, ainsi qu'une réplique (une de plus !) du fameux Homme d'or. Celle-ci a toutefois le rare avantage de ne pas être sous verre, même si l'éclairage laborieux rend la photographie particulièrement ardue.
Bref, non seulement ce petit musée (presque) gratuit est bien, mais il est même encore mieux qu'avant.

Le cauchemar

Je ne croyais pas qu'une chose telle que celle-là pouvait m'arriver. Quand je fais des recherches sur un sujet, j'y passe toujours beaucoup de temps, j'écris, je réécris, je vérifie, je soupèse, je rédige fais des billets sur ce blog pour voir si cela tient la route, je souligne trois fois en rouge ce qui semble un peu tangent ou très foireux, bref, je marche sur des œufs avec la pointe des doigts de pieds.
Si vous visitez ce lieu depuis quelques temps, vous vous souvenez peut-être de mes cogitations sur les stocks et les biens W, sur lesquelles j'avais greffé la question de l'esclavage. J'avais agité tout cela dans tous les sens, constitué une base de données, une carte en ligne, et fini par imaginer de représenter tout cela par trois cercles qui se recoupaient partiellement. J'avais évidemment relevé les quelques exceptions pénibles (et stimulantes) et, pour certaine d'entre elles, je les avais même introduites à dessein lorsqu'elles manquaient dans la base. Et j'avais évidemment souligné qu'une partie du graphique était vide : elle indiquait que toute société à stockage connaît nécessairement l'esclavage et/ou les paiements (ce qui confirmait les régularités depuis longtemps mises en évidence par A. Testart). Tout cela avait donné lieu à une – remarquable, cela va de soi – communication de colloque, et à un article rédigé dans les semaines suivantes, qui fut ensuite soumis à une revue académique pour publication.
Et j'étais passé à la suite.
Or, l'autre soir – c'était un samedi, et il devait être environ 22h34 heure locale –, j'étais plongé dans l'écriture d'un nouveau texte (en anglais, s'il vous plaît), reprenant les principales conclusions de cette recherche, de celle sur les biens W et de celle sur le surplus afin de pousser mes pions un peu plus loin dans diverses directions, lorsque soudain, une lumière rouge s'est allumée à l'intérieur de ma boîte crânienne. La lumière s'est faite incendie, et une alarme intérieure s'est mise à hurler sans que plus rien ne puisse l'arrêter. Mes doigts se sont détachés du clavier, puis de mes bras, qui eux-mêmes ont déserté mes épaules. La mâchoire ouverte, l'air hébété, j'étais face à la vérité toute nue : sur la question des stocks, ma démonstration comportait une faute de méthode d'une grossièreté à peine croyable et se résumait à une tautologie.
En clair, ayant retenu de ma base de données les seules sociétés à richesse, et ayant ensuite examiné si leur économie reposait ou non sur des stocks, je concluais magistralement que les sociétés stockeuses connaissent unanimement la richesse. C'est à peu près aussi pertinent que se promener dans un parc zoologique, sélectionner tous les quadrupèdes, regarder s'ils ont de plumes ou des poils, et annoncer ensuite triomphalement sur cette base que tous les animaux qui ont des poils marchent à quatre pattes.
Les raisons de cette hallucinante erreur sont simples comme bonjour : obnubilé par la question des rapports entre paiements et esclavage, et convaincu que le stockage implique nécessairement la présence de la richesse, j'ai sauté en toute bonne foi à la conclusion en prenant un sens interdit. Il n'empêche ; cette nuit-là, je me suis réveillé une bonne demi-douzaine de fois en me demandant comment j'avais pu être aussi stupide (pas sûr qu'entre temps, j'aie trouvé la réponse, mais je me pose moins la question). Et dès le lendemain, je me suis mis au boulot pour reprendre dans les règles ma base de données – décalant ainsi mon calendrier d'écriture pour au moins deux ou trois semaines, vu l'ampleur de la tâche : ce sont 47 cas ethnographiques, pas un de moins, sur lesquels je dois trouver la documentation et l'éplucher avec, parfois, quelques migraines pour savoir quoi retirer d'informations lacunaires ou contradictoires. Tout cela sans oublier d'écrire, penaud, à la revue afin de lui expliquer le problème et de lui promettre d'envoyer prochainement une version amendée.
Je ne sais quelle conclusion tirer de cet épisode ; la plus appropriée est sans doute la banalité selon laquelle « on est bien peu de choses ».

Le rire jaune

C'est celui des kazakhstanais depuis qu'une des principales avenues d'Almaty, Fourmanova, a été rebaptisée Nazarbaiev – du nom du président à vie du pays, depuis l'indépendance, qui n'a donc même pas eu la patience de mourir avant de faire poser ces plaques. On prétend qu'il a beaucoup remercié les habitants de la ville, se disant très surpris et touché de leur initiative spontanée. En tout cas, chaque fois que le sujet vient sur le tapis, les habitants rigolent doucement. C'est déjà ça de pris.

Le dialogue

Un midi, pénétrant dans un petit restaurant, nous tombâmes sur une tablée dont nous connaissions plusieurs membres, qui nous invitèrent à se joindre à eux. Les convives étaient des enseignants de l'université qui m'accueille là-bas, dont trois vieux messieurs. Ils nous confièrent avoir longtemps servi dans l'armée soviétique (manifestement, comme officiers, j'ai cru comprendre que l'un avait même été général) et profiter de l'occasion pour célébrer, en-dehors de toute manifestation officielle... le centième anniversaire de la fondation de cette armée.
C'est sur ce parking, paraît-il, que se dressait la maison
où Trotsky résida à Alma-Ata. Après son expusion,
 elle fut aussitôt démolie sur ordre de Staline. 
L'un d'eux parlait un français impeccable, ayant exercé, entre autres, des fonctions de diplomate dans notre pays. Alors que nous quittions le restaurant, il me prit le bras de manière très amicale pour assurer son pas. Je me risquai alors à lui poser la question qui me brûlait les lèvres : comment se fait-il que Léon Trotsky, le fondateur de l'Armée rouge, qui a vécu à Almaty (alors Alma-Ata) durant plus d'un an et qui en est, sans doute de très loin, le résident le plus célèbre, comment se fait-il donc que Trotsky ne soit pour ainsi dire mentionné à aucun endroit dans cette ville, pas même sur la moindre petite plaque commémorative ? La réponse fut la suivante (je n'en garantis pas l'exactitude au mot près, mais l'esprit en est scrupuleusement respecté) :
« Trotsky ? Ah, mais Trotsky, c'était un grand homme ! Davantage même, peut-être que Lénine ! Et vous avez mille fois raison. Mais que voulez-vous, depuis l'indépendance, tout cela ne les intéresse pas. »
Comment terminer autrement qu'en s'exclamant avec le regretté professeur Cyclopède : « étonnant, non ? »

3 commentaires:

  1. 1,74m pour 1,65m. Hum... Ton honorable diplomate a raison. Trotsky était bel et bien un homme plus grand que Lénine.

    RépondreSupprimer
  2. Merci pour ce billet. Où l'on est sans cesse renvoyé à nos tentations et nos imperfections. Ça ne vous réconfortera sans doute pas, mais moi ça me rassure : 1°/ Les meilleurs se trompent ; 2°/ le tout étant de s'en apercevoir ; 3°/ de le reconnaître, le signaler et rectifier le tir (ce qui n'est pas évident chez tous les chercheurs). Le dernier point étant sans doute celui grâce auquel on reconnait les vrais.

    RépondreSupprimer
  3. Bien que je ne sois pas du tout convaincu de faire partie des « meilleurs », je dois ajouter que le coup de chance pour cette fois a été de me rendre compte de ma faute avant la publication du texte, et de pouvoir donc le rectifier. Quant au dernier point, si chercher ne sert pas à s'approcher de la vérité mais de la gloriole, c'est du temps perdu. ;-)

    RépondreSupprimer