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Des cadavres dans le Placard

Je reproduis ci-dessous le compte-rendu paru dans le numéro 236 de la revue L'Homme du très important livre de Bruno Boulestin et Dominique Henry-Gambier, Les Restes humains badegouliens de la grotte du Placard. Cannibalisme et guerre il y a 20 000 ans, Oxford, Archaeopress, 2019, 138 p.

Tant par le sujet qu’il explore que par la méthode adoptée, dont il constitue un cas d’école, ce livre rédigé par deux des plus éminents spécialistes français de l’anthropologie biologique mérite une attention qu’il n’a, semble-t-il, guère reçue jusqu’à présent. En effet, que l’on adhère à ses conclusions ou qu’on les récuse, ces dernières seront désormais incontournables dans les discussions à venir sur les possibles traces archéologiques de guerres paléolithiques.

Bruno Boulestin et Dominique Henry-Gambier ont entrepris un réexamen minutieux des restes humains mis au jour sur un site charentais fouillé dès le XIXe siècle, la grotte du Placard. On y avait notamment retrouvé près de deux cents morceaux de squelettes datant du Badegoulien (autrefois appelé Magdalénien ancien), soit d’un peu plus de 20 000 ans. Parmi ces restes, se trouvaient des crânes manifestement découpés qui n’avaient pas manqué d’interpeller les premiers fouilleurs. Dans la première partie du livre, la plus technique, les auteurs reprennent les éléments osseux et s’efforcent d’en dégager les caractéristiques, soulignant celles qui apparaissent comme les plus inattendues. Dans la seconde partie, sans doute plus accessible et stimulante pour le non-spécialiste, ils s’appliquent à « faire parler » ces éléments, à la manière d’une équipe de la police scientifique qui tenterait d’interpréter une scène de crime. L’originalité et la valeur de ce travail tiennent au recours à un méticuleux comparatisme ethnographique : c’est cette méthode, rarement employée avec ce degré de rigueur, qui permet, au-delà des impressions subjectives et des idées préconçues, d’évaluer la probabilité des différentes hypothèses présentées.

Les fouilles entreprises sur le site, en phase avec les techniques en vigueur à l’époque, n’ont conservé aucune donnée contextuelle ; l’analyse des vestiges humains exhumés est donc aujourd’hui contrainte de se limiter aux pièces elles-mêmes. Pour la période considérée, celles-ci sont au nombre de 161, dont 48 dents, et proviennent d’au moins 18 individus différents. Ce nombre s’avère toutefois très incertain et pourrait être en réalité bien supérieur. Une autre zone d’ombre concerne la temporalité des dépôts : il est impossible de savoir si tous ces restes appartiennent à un ensemble d’individus qui seraient morts au même moment, ou à des cadavres placés successivement sur une longue période de temps.

En revanche, cette analyse met en lumière le fait que les os ont tous subi des modifications anthropiques. Plusieurs éléments indiquent en effet que l’assemblage humain du Placard ne peut en aucun cas être attribué aux seuls processus naturels.

  1. La totalité des os porte la marque d’une brisure « fraîche », telle celle que l’on trouve sur les animaux consommés.
  2. Sur ces 113 os, seuls deux se complètent : une proportion très forte est donc manquante. Par ailleurs, les crânes sont surreprésentés par rapport aux autres ossements.
  3. Les crânes ont fait l’objet d’un traitement spécifique et bien identifié : « [Les têtes] ont d’abord été écorchées et nettoyées, peut-être en partie pour une consommation et en partie pour préparer la fracturation du neurocrâne et la fabrication des coupes » (p. 98).
  4. Bien que relativement peu nombreux, les os non crâniens ont, eux aussi, reçu des traitements « qui sont tout à fait superposables à ceux que l’on peut observer dans les assemblages cannibalisés, certains ne se rencontrant jamais ou quasiment jamais par ailleurs » (Id.).
  5. La pyramide des âges des ossements (proportion de jeunes, d’adultes et de vieux) correspond à celle qui est présumée pour les populations de cette époque. Elle diffère donc radicalement de celle qu’on attendrait de morts naturelles, sauf à supposer un épisode particulièrement dévastateur, qui aurait brutalement éliminé un groupe entier.

Ces éléments permettent de tenter de reconstituer la nature de ces interventions humaines – une tâche qui, soulignent les auteurs, doit être accomplie préalablement et indépendamment de celle consistant à cerner les motivations sociales qui en sont à l’origine. Ils identifient ainsi, et sans ambiguïté, la coexistence de deux traitements : « un global, qui concerne l’ensemble du corps, et un spécifique, qui concerne la tête » (p. 100). Le premier correspond à une pratique anthropophage, le second, à la volonté délibérée de fabriquer des coupes crâniennes (p. 102).

On en arrive à la seconde partie du livre, dans laquelle Bruno Boulestin et Dominique Henry-Gambier se lancent dans une passionnante enquête pour recenser les diverses hypothèses susceptibles d’expliquer ces pratiques, et pour évaluer leur pertinence. Celles-ci doivent de surcroît être reliées à ce que nous savons des hommes de cette époque : des groupes de chasseurs-cueilleurs nomades organisés en sociétés dénuées d’inégalités socio-économiques.

Les auteurs commencent par écarter toute interprétation en termes de rituel, « parce qu’elle n’explique strictement rien tant elle est à la fois imprécise et tautologique » (p. 99). Quant au cannibalisme, il importe d’en discerner les différents types possibles. La classification proposée amène à distinguer d’emblée une forme due à des circonstances exceptionnelles, telles qu’une famine, d’une forme coutumière et socialement admise. À son tour, cette seconde option se divise en deux grandes catégories, selon que les cadavres consommés sont des proches, considérés comme membres de la même communauté (endocannibalisme), ou des individus qui lui sont extérieurs (exocannibalisme). Ainsi que le font remarquer les auteurs sur la base de leur connaissance érudite des données ethnologiques : « On peut établir une équivalence pratiquement parfaite entre d’une part l’endocannibalisme et un cannibalisme funéraire, d’autre part l’exocannibalisme et un cannibalisme “guerrier”. En effet, dans l’endocannibalisme on consomme ses propres morts dans le cadre de rituels funéraires, principalement pour les honorer […], tandis que dans l’exocannibalisme ce sont les adversaires ou ennemis que l’on mange, pour des raisons alléguées qui peuvent varier, mais fondamentalement pour les anéantir » (p. 106).

Par une analyse dont il n’est pas possible de restituer ici le détail, ils examinent alors ces trois variétés de cannibalisme pour évaluer leur compatibilité avec les données recueillies au Placard. La conclusion, synthétisée dans l’éloquent tableau de la page 112, est nette : « Finalement, c’est vers l’exocannibalisme et la violence armée, plus spécifiquement la violence armée intergroupe, que pointent les données considérées conjointement. Si chaque fait pris indépendamment peut être discuté et donner lieu à plusieurs interprétations, chacune assortie d’un certain degré d’incertitude, l’hypothèse de la violence armée est la seule qui aboutit à une concordance d’ensemble » (p. 113).

Quant aux coupes crâniennes, elles renvoient à une coutume largement documentée, à savoir la prise de trophées. Une telle pratique, tout comme celle de la guerre elle-même au sein de laquelle elle s’inscrit, est généralement considérée comme incompatible avec des sociétés de chasse-cueillette nomades. Pourtant, bien des exemples ethnographiques prouvent le contraire. La guerre, pour commencer, est un phénomène relativement banal dans de telles sociétés, ainsi que le montre, par exemple, le cas des Aborigènes australiens. Pour sa part, la prise de trophée, quoique plus rare, n’en a pas moins été observée. C’est vrai, en particulier, en Amérique du Sud, dans la région du Chaco, où plusieurs peuples belliqueux se livraient traditionnellement à des raids, célébrant leurs victoires par des fêtes au cours desquelles on buvait dans des récipients faits des crânes des ennemis. Ce parallèle ethnographique est d’autant plus saisissant que les descriptions des observateurs coïncident avec les traces archéologiques retrouvées dans la grotte du Placard, tant en ce qui concerne la surreprésentation des têtes dans les ossements que le traitement des crânes et la manière dont ils étaient abandonnés après usage.

De ce qui précède, deux conclusions un peu différentes peuvent être envisagées. Selon la première, que l’on pourrait dire minimale, et qui est celle explicitement défendue par les auteurs, les éléments présentés démontrent que l’hypothèse d’une guerre ne doit en aucun cas être écartée. Cette proposition, à elle seule, suffit à jeter une imposante pierre dans le jardin de préhistoriens qui tendent bien souvent à considérer que la guerre n’est pas apparue avant le Néolithique – voire plus tard. On discerne cependant que les arguments présentés plaident, au moins implicitement, en faveur d’une seconde interprétation plus audacieuse : la guerre ne serait pas seulement une possibilité, mais elle serait l’hypothèse la plus probable. Quelques incertitudes (dont la question irrésolue de la temporalité des dépôts, ou le choix de la comparaison avec les sociétés du Chaco, à l’histoire tumultueuse et sur lesquelles planent quelques zones d’ombre) empêchent le lecteur – et, sans doute, les auteurs – de l’assumer pleinement. La lecture du livre laisse néanmoins le sentiment que les éléments présentés sont suffisamment concordants pour aller au-delà de l’interprétation minimale et qu’ils constituent, à défaut d’une preuve définitive, un fort faisceau de présomptions.

On a coutume de dire qu’aucun indice archéologique n’atteste l’existence de guerres au Paléolithique supérieur. Il faut désormais envisager sérieusement que, quoique ténus, de tels indices sont bel et bien sous nos yeux mais que, faute d’une approche adéquate, nous n’avions pas su les voir.

6 commentaires:

  1. Rien n'est dit sur le ratio sexuel des ossements ...

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    1. C'est exact, parce que les auteurs ont jugé impossible de le déterminer de manière fiable. Je reproduis l'extrait qui en donne les raisons (p. 37-38) :

      « La détermination du sexe à partir des restes osseux repose essentiellement sur l’examen de l’os coxal. À dire vrai, c’est même la seule méthode qui soit fiable, parce que c’est la seule qui repose sur un dimorphisme sexuel non spécifique, les différences morphologiques entre coxaux masculins et féminins répondant à des exigences fonctionnelles liées à la reproduction (Brůžek et al. 2005 : 219 sq.). Malgré cela, d’autres méthodes sont régulièrement employées ou proposées, qui visent à déterminer le sexe à partir de tel ou tel os. Aucune ne vaut mieux que les autres, pour la simple et bonne raison que le dimorphisme sexuel présente une grande variabilité individuelle et populationnelle. Toutes sont donc plus ou moins spécifiques à la population qui a servi à les construire et sont insuffisamment fiables pour être utilisées sur n’importe qu’elle autre population, qui plus est préhistorique. Bien qu’on lui ait depuis toujours accordé une place particulière pour la diagnose sexuelle, et bien qu’il reste utilisé pour cela par certaines écoles, le crâne ne vaut pas mieux que n’importe quel autre os. Il y a fort longtemps que différentes études ont montré qu’en utilisant les méthodes visuelles classiques, le pourcentage de détermination correcte du sexe à partir du crâne se situait autour de 80 %, ce qui est très mauvais à partir du moment où l’on prend conscience qu’un simple tirage au sort donne 50 % de résultats justes. Les fonctions discriminantes basées sur la métrique ne font guère mieux, qui ne permettent de gagner que quelques maigres pour cent.

      Toutes les méthodes supposent en outre pour obtenir ces résultats — et c’est un point qui est bien souvent oublié — des crânes suffisamment bien conservés, des observateurs entraînés (au moins pour les caractères visuels) et, surtout, de connaître le dimorphisme sexuel de la population à laquelle appartiennent les restes. Quant à la diagnose sexuelle secondaire, qui a été proposée pour essayer de s’affranchir des précédents inconvénients (Murail et al. 1999), c’est une méthode non seulement insuffisamment validée, mais qui en outre soulève de nombreux problèmes. Enfin, il n’est pas inutile de rappeler qu’il n’existe aucune méthode fiable reconnue pour la diagnose sexuelle des individus immatures, y compris sur l’os coxal, la pleine différenciation morphologique n’intervenant qu’à la maturité biologique. Pour toutes ces raisons, auxquelles vient s’ajouter l’état des restes, en l’absence d’os coxal aucune tentative de détermination du sexe n’a été réalisée. »

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  2. Dans la mesure où les victimes ont été consommées, la différence entre la "guerre" et la "chasse" apparaît assez subtile. Quant à l'utilisation des restes (ici crâniens) à destination d'objets usuels, ça me semble être également le cas pour tous les autres types de "gibier".

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    1. La différence entre un cannibalisme de guerre et la chasse n'a rien de subtil : il n'existe aucun cas connu de cannibalisme à fins alimentaires. Aucune société jamais observée ne dévorait le gibier humain pour les mêmes raisons qu'elle dévorait le gibier animal, à savoir simplement pour se nourrir. Il en va de même pour la fabrication des coupes crâniennes : aucune société ne boit indifférement dans un crâne humain ou animal. On a donc le droit de penser qu'il y a bien là une pratique spécifique - à la fois objectivement et du point de vue des acteurs eux-mêmes.

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    2. S'il fallait un argument supplémentaire : il n'y a pas, à cette période, de coupes crâniennes fabriquées avec autre chose que de l'os humain. On ne trinque pas avec un crâne de renne ou de cheval : ça suggère bien, précisément, qu'avec les crânes humains il y a des pratiques et des significations spécifiques. Skål !

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  3. Nice blog you have thanks for posting

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