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Une nouvelle réponse à Jürg Helbling

Je reprends la discussion à propos des conflits armés – sans avoir bien entendu la prétention de la conclure. Comme c'est bien normal sur un sujet aussi important, et avec un débat de cette qualité, nous ouvrons toujours davantage de portes à mesure que nous tentons de nous repérer dans ce labyrinthe (et ce, sans parvenir à refermer celles qui étaient déjà ouvertes suite aux échanges précédents !). Dans ce billet, je voudrais donc revenir sur quelques points qui me semblent essentiels dans la dernière contribution de Jürg Helbling, ce qui ne veut évidemment pas dire que les autres sont dénués d'intérêt !

Pour commencer, je ne sais pas si cela rassurera Jürg, mais il n'est pas le seul à éprouver un « vertige » devant les innombrables problèmes que soulève la classification des phénomènes que nous essayons de comprendre. Je crois simplement que nous divergeons sur la réaction qu'il faut adopter face à ce vertige. Pour ma part, je suis profondément convaincu qu'en sciences (sociales ou non), un jeu de concepts adéquats résout la presque totalité des difficultés, parce qu'ensuite, tout le reste en découle logiquement. En sens inverse, l'essentiel des incompréhensions, des flous ou des erreurs provient du fait que les raisonnements se fondent sur des catégories floues ou erronnées. En ce qui concerne la guerre, le défi est (au moins) double : pour espérer dégager des lois significatives, il nous faut élaborer d'une part une classification correcte des conflits armés, d'autre part une classification des structures sociales. En ce qui concerne cette seconde tâche, nous pouvons nous appuyer sur les travaux d'Alain Testart – j'y reviendrai. En ce qui concerne la première, malgré l'abondante littérature sur le sujet, il me semble que le débat est moin d'être clos ; pour être franc, je pense même qu'on est encore très loin de disposer d'un « tableau de Mendeleiev » des conflits armés, capable d'embrasser à la fois la variété de leurs formes et de leurs objectifs. J'essaye, dans ce blog, d'avancer sur cette voie difficile, avec beaucoup de tâtons et d'essais infructueux. Je ne sais pas du tout si je vais parvenir à une solution satisfaisante. Mais je suis en revanche convaincu que sans un tel effort, on n'effectuera aucun progrès réel, et que renoncer à la tâche en raison des difficultés qu'elle soulève serait nier le problème et non le résoudre.

1. Des sociétés mésolithiques ?

Sur la question de la classification des sociétés, un premier désaccord s'est cristallisé sur la catégorie de « sociétés mésolithiques ». Selon Jürg, cet adjectif qualifierait à la fois une période temporelle (la fin de l'ère glaciaire), un mode de résidence (la sédentarité ou semi-sédentarité), le mode d'acquisition de la nourriture (chasse et importance de la pêche, absence d'agriculture) et les structures sociales (« complexité », avec tout le flou que cette dénomination implique, mais dont on comprend qu'elle va de pair avec un certain degré d'inégalité matérielle et/ou de structuration politique).

Sans entrer trop loin dans cette discussion, il me semble qu'elle se décompose en deux questions : la première, de savoir quels sont les bons critères techniques ou sociaux de la « complexité » (et si l'opposition simple / complexe doit être conservée ou abandonnée) ; la seconde, de savoir si la période archéologique du Mésolithique l'incarne d'une manière ou d'une autre.

Cette dernière question est de loin la plus simple : rien, en l'état actuel des connaissances, ne permet d'affirmer le moindre degré de « complexité » pour le Mésolithique européen. Je ne renverrai pas à Zvelebil, mais à une brève et très claire synthèse parue il y a peu, de la main de Gregor Marchand, l'un des tous meilleurs connaisseurs de cette période en France, et intitulée de manière percutante « Contre le Mésolithique ». Cet article soutient notamment :

  1. Que si le Mésolithique peut se caractériser par quelques spécificités techniques dans l'outillage lithique, ces spécificités n'ont rien de particulièrement remarquable par rapport aux autres périodes qu'il est d'usage de distinguer au sein du Paléolithique supérieur. Et que si l'on en revient aux fondamentaux (légitimes ou non), en attachant une importance particulière au polissage de la pierre et en retenant ce critère pour le Néolithique alors « en ce cas, certains des groupes de chasseurs-cueilleurs de l’Irlande à la Baltique seraient néolithiques et le Mésolithique n’aurait pas davantage de justification taxinomique » (p. 11).
  2. On ne trouve pas « d’instruments de mouture, de silos ou de graines au sein des habitats du Mésolithique. » En certains endroits, il existe certes des fosses, mais « à ce jour, il n’a jamais été possible de corréler ces nombreux trous dans le sol avec le stockage des noisettes ou d’autres aliments. Le traitement en masse de poissons migrateurs pour le séchage de filet ou la macération n’a jamais pu être démontré non plus en domaine maritime » (p. 8). Même si l'on peut envisager que le stockage ait pu être pratiqué à petite échelle, sans laisser de traces archéologiques, il reste impossible de fonder une classification sur une simple éventualité.
  3. Des structures sociales mésolithiques, nous ne savons à peu près rien, sinon qu'il n'existe aucune trace probante de la présence d'inégalités : « Au sein des espaces sépulcraux, les différences de richesse restent ténues, quoi qu’on en dise, et elles sont limitées à quelques objets. » (p. 10)

La conclusion est sans ambages. Non seulement « le Mésolithique n’est que européen » (p. 11) mais « Les systèmes techniques du début de l’Holocène sont si différents sur le continent européen qu’on voit mal comment encore évoquer une définition technique unitaire du Mésolithique » (p. 7). « Le terme de Mésolithique résulte en vérité d’une erreur initiale dans la taxinomie archéologique. C’est un ensemble de groupes stylistiques, de techniques, de comportements et d’organisations sociales qui trouvent davantage de parallèles avec ces grands techno-complexes du Paléolithique supérieur » (p. 11)

Revenons maintenant à la question plus générale des critères techniques ou sociaux de la « complexité ». L'idée de chasseurs-cueilleurs « complexes » est inspirée par des cas ethnologiques – en particulier ceux de la Côte Nord-Ouest – de sociétés dénuées d'agriculture, mais ayant développé différents types d'inégalités. Le fond de l'affaire, c'est donc qu'on ne peut se contenter de raisonner en « chasseurs-cueilleurs » versus « cultivateurs », parce que ces catégories désignent des techniques d'acquisition de la nourriture, mais pas, en elles-mêmes, des structres sociales. La même remarque vaut d'ailleurs pour les cultivateurs, dont les rapports sociaux sont loin d'être uniformes. En introduisant dans l'équation les pêcheurs, on ne fait que compliquer la donne sans rien résoudre, pour une raison très simple : il n'existe pas d'adéquation simple entre le mode d'acquisition de nourriture et les rapports sociaux. Si l'on veut s'y retrouver, il faut impérativement utiliser une classification qui exprime ces rapports sociaux. Bien sûr, on peut se dire que ceux-ci sont corrélés d'une manière ou d'une autre à un attribut technique et que si cet attribut n'est pas le fait de chasser, de pêcher ou de planter, il pourrait être la sédentarité, le stockage ou tout autre chose. Certes. Mais d'une part, si ces caractères sont de meilleurs indicateurs des rapports sociaux, en l'état de nos connaissances, ils n'en sont pas des indicateurs totalement fiables. Ensuite, et surtout, avant de se demander à quel attribut technique les bouleversements des rapports sociaux sont corrélés, il faut avoir correctement cerné de quels bouleversements on parle !

C'est pourquoi Bruno et moi suivons la voie ouverte par A. Testart, même si nous nous en éloignons parfois sur des points secondaires. À juste titre croyons-nous, Testart considèrait que ce basculement se définit avant tout comme l'invention de la richesse, c'est-à-dire, pour aller très vite, du fait que les rapports sociaux passent dorénavant par la cession des droits de propriété sur des biens non humains (en particulier, mais pas seulement, pour se marier ou pour éteindre un feud).

2. Statistiques homicides

Jürg fournit plusieurs tableaux qui relient le taux d'homicides (ou de morts violentes) au type social. Je ne reviendrai pas sur les problème que pose se second aspect, et sur le fait que ni les Tiwi, ni les Murngin, par exemple, n'ont rien de « complexe », de « hiérarchique » ni de « mésolithique ». Un autre aspect, plus anecdotique et probablement sans conséquences, est qu'à mon avis, la plupart sinon la totalité des doubles références indiquées par Jürg n'en sont pas : la plus récente n'est que la reprise de l'ancienne dans un travail de compilation qui ne réexamine pas les données de départ. Quoi qu'il en soit, et indépendamment même de ces problèmes, en admettant que la bimodalité dont Jürg fait état soit bien attestée, je ne vois pas bien quelles conclusions il faudrait en tirer.

Je prends acte du fait que Jürg n'ait « nulle part suggéré que l'existence de la guerre pouvait être déterminée sur la base du nombre de morts liées à la violence ». En effet : une société peut fort bien être capable de faire la guerre et connaître globalement un faible taux d'homicides, de même que l'inverse. Alors quoi ? Il me semble que la piste invoquée par Jürg consiste à lier ce taux plus élevé de mortalité à l'existence de ressources concentrées et méritant d'être défendues :

Premièrement, la dépendance à l'égard de ressources concentrées dans l'espace : ces ressources comprennent les champs, les pâturages, les lieux de pêche, chacun avec des investissements en travail (irrigation, puits, infrastructures de pêche) (...). Ces ressources concentrées dans l'espace seraient perdues par un groupe s'il devait s'éloigner pour éviter un conflit avec un groupe voisin. En raison des coûts d'opportunité élevés de la mobilité, les groupes sont largement immobiles et ne peuvent donc pas éviter d'éventuels conflits avec les groupes voisins en s'éloignant. En l'absence d'une instance centrale supérieure de pouvoir (comme un État) et la dépendance des groupes locaux à l'égard de ressources concentrées dans l'espace ont déclenché l'interaction guerrière [c'est moi qui souligne] entre les villages. C'est la méfiance mutuelle et la peur d'être attaqué qui obligent chaque groupe local à s'armer et à attaquer d'abord à un moment favorable avant d'être attaqué à un moment défavorable.

Encore une fois, indépendamment même de la réalité de la corrélation entre sédentarité et concentration de ressources d'un côté, degré de violence homicide de l'autre, le raisonnement qui relie l'une à l'autre devrait pouvoir se vérifier dans les données ethographiques ; autrement dit, là où l'on se bat davantage, la conquête ou la défense territoriales devraient apparaître comme le motif principal de ces affrontements. Or, il me semble que c'est très loin d'être le cas pour tous les peuples cités.

Même si rien, selon moi, ne permet de les classer comme sédentaires, complexes, ou mésolithiques, rappelons par exemple que chez les Murngin, les conquêtes ou revendications territoriales sont d'après Warner totalement inimaginables :

Aucune terre ne peut être prise à un clan par un acte de guerre. Un clan ne possède pas sa terre de par la force des armes, mais de par une tradition immémoriale et une partie intégrante de la culture […]. Jamais un groupe victorieux n’annexerait le territoire d’un autre, même si sa population masculine était entièrement détruite et les épouses et les enfants des morts pris par les vainqueurs. (1969 : 18-19)

Pour les Yanomami, des cultivateurs itinérants (et donc, d'un point de vue technique, « néolithiques »), les questions territoriales sont également totalement absentes des buts de guerre - le seul butin, annexe, des opérations militaires concerne les femmes. Sur les Gebusi, une petite société de 450 personne qui figure parmi les plus hauts taux d'homicides relevés, Knauft écrit : « Les conflits au sujet des territoires ou des ressources sont extrêmement rares et sont généralement facilement résolus ; il n'existe aucun indice de pénurie de terres » (1987 : 459). Bref, le conflit autour de ressources territoriales n'apparaît pas spontanément comme le motif du fort taux d'homicides observé parmi certaines des sociétés de la liste constituée par Jürg. Dans le meilleur des cas, cette explication appellerait un raisonnement supplémentaire, pour rendre compte du fait qu'un conflit sur des ressources se reflèterait dans la conscience des acteurs sous une nature totalement différente. Au pire – et je confesse que je penche pour cette option – il faut admettre que pour une large part, ces conflits n'ont simplement rien à voir avec des questions de ressources territorialisées.

Pour terminer sur ce point, je me demande tout de même jusqu'à quel point la bimodalité constatée par Jürg n'est pas, pour partie ou en totalité, illusoire. Outre la reclassification de quelques peuples censément « mésolithiques » en sociétés mobiles et sans richesse qui changerait la donne, on peut aussi penser qu'il existe un « biais du survivant » : les sociétés de chasse-cueillette mobile observées à l'époque contemporaine sont en gros celles qui subsistaient dans des environnements impropres à l'agriculture (l'Australie constituant la principale exception, sinon la seule). Or ces environnements sont aussi ceux dans lesquels la densité est la plus faible et avec elle, la possibilité de former des groupes constitués et avec elle, que les conflits soient enclins à connaître une escalade. J'ai ainsi tendance à penser que des chasseurs-cueilleurs mobiles vivant dans des environnements relativement favorables avaient une certaine probabilité de ressembler aux Murngin et donc de se livrer à des actes de violence collective sur une échelle significative, actes qui pouvaient encore une fois être tout à fait indépendants de la nécessité de défendre des ressources territorialisées.

3. La classification des conflits armés

On en arrive – ou, plus exactement, on en revient, car le débat sur ce point se prolonge depuis plusieurs mois – à la classification des conflits armés, qui constitue évidemment une question centrale. Je persiste, tout comme Bruno, à considérer que la nature du groupe social impliqué ne constitue pas une variable pertinente pour cette classification, qui devrait en revanche prendre en compte l'objectif général poursuivi, et la manière dont la violence est éventuellement restreinte de diverses manières. Ainsi, le feud (série d'assassinats de compensation) et la bataille régulée constituent deux formes différentes de violence collective restreinte. Jürg, pour sa part, accepte la variable de la restriction, mais tient à maintenir celle de la nature des unités sociales, ce qui donne ce tableau à quatre cases, que je reproduis ci-après afin de faciliter la discussion :

Niveau Intention
Equilibrage
(restreint)
Destruction
(non restreint)
Individuel (famille)
feud (judiciaire)
meurtres et contre-meurtres
Groupe local (de parenté)
batailles régulées
batailles non régulées
attaques surprise

Il me semble que le contenu du tableau souligne les contradictions, voire les impasses, auxquelles conduisent ces prémisses.

  1. Pour commencer, un détail, mais qui est révélateur d'un problème récurrent (cela vaut aussi pour mes propres développements) : si le feud est mentionné, la guerre ne l'est pas. On pourrait certes répondre que la guerre recouvre en fait la case diamétralement opposée, à savoir celle des « batailles non régulées » et des « attaques surprises ». Mais là, deux nouveaux problèmes surgissent : le premier, qu'une « attaque surprise » n'est pas du tout caractéristique de la guerre - en fait, toute attaque visant à tuer sans le consentement de l'adversaire a intérêt à utiliser la surprise... y compris lorsqu'elle s'inscrit dans un feud. Et c'est là où l'on, touche au second problème : cette classification mélange des types d'opérations militaires et des états (sans majuscule !) ou des situations : ainsi que l'écrivait Bruno dans son article, une guerre ne se définit pas par la nature des opérations militaires. Elle peut fort bien inclure, en plus de batailles utilisant ou non la surprise, des assassinats ciblés. Quant au feud, il consiste en une série d'assassinats de compensation, chaque camp considérant le dernier meurtre commis contre lui comme illégitime et appelant une rétorsion. Il y a donc deux niveaux de réalité : celui qu'on pourrait appeler des opérations élémentaires, et celui des états, ou des situations, dans lesquels ces opération élémentaires s'inscrivent. Et on peut donc se demander s'il est pertinent de rassembler les deux niveaux dans une même classification.
  2. Un problème plus important est celui de la mise en regard du feud (ou de l'assassinat de compensation) et de la bataille régulée. D'après le tableau proposé par Jürg, le premier serait la version familiale de la seconde, et la seconde la version collective du premier. Pourtant, les deux phénomènes sont clairement très différents, et pas seulement par la taille des unités impliquées. C'est d'autant plus clair qu'il existe bel et bien (en Australie et ailleurs) une version familiale (ou individuelle) de la bataille régulée : il s'agit du duel. J'avais d'ailleurs insisté sur ce point dans mon livre : la bataille régulée aborigène peut être considérée comme un duel collectif, et elle possède d'ailleurs une tendance prononcée à se dissoudre en une série de duels individuels.
  3. Non seulement la différence entre feud et batalle régulée ne tient donc pas uniquement à la taille des unités impliquées, mais en réalité, elle est totalement indépendante de ce paramètre. Il est bien connu que les feuds peuvent avoir lieu entre des groupes (de parenté ou de résidence) ; c'est même le cas de la plupart d'entre eux, pour une raison simple : un feud qui oppose de simples familles a toute probabilité de s'éteindre rapidement en raison du déséquilibre des forces (il suffit que l'une compte trois ou quatre hommes en âge de combattre et que l'autre n'en ait que deux). En revanche, si le feud implique des groupes, la possibilité qu'il soit entretenu durablement est bien plus élevée.
  4. Enfin, je ne comprends pas ce que la catégorie de « meurtres et contre-meurtres » est censée recouvrir. Soit il faut la comprendre au sens strict, et alors je ne vois guère en quoi elle se différencie du feud – qu'est-ce qu'un feud sinon une série de « meurtres et contre-meurtres », chacun effectué au nom d'une légitime compensation ? Soit il faut la comprendre au sens large, et alors tout conflit armé donnant lieu à une série d'opérations, voire toute bataille homicide, peuvent être décrits comme des « meurtres et contre-meurtres ».
La scène de makarata du film « 10 canoës, 150 lances et 3 épouses »

Ces problèmes se manifestent d'ailleurs lors de l'exercice consistant à appliquer la classification aux différentes procédure Murngin. Je ne commenterai pas chaque choix en détail, mais deux points sautent aux yeux :

  1. La catégorie de « meurtres et contre-meurtres » demeure fort embarrassante, et c'est la seule que Jürg reproduit telle quelle, faute de trouver dans l'inventaire de Warner une procédure qui lui corresponde.
  2. L'autre problème concerne la classification familiale ou collective des procédures. Warner ne donne pas toujours les informations qui seraient nécessaires à ce sujet, mais à propos du malarata, il ne cesse de répéter qu'il met aux prises des clans. On ne voit donc guère ce qui permettrait de le ranger dans la ligne supérieure du tableau. Indépendamment même de cette question, le makarata est une forme locale combinant une épreuve de pénalité et un châtiment corporel. Non seulement il ne peut clairement pas être assimilé à un feud, mais il en représente pour ainsi dire l'opposé : il s'agit d'une procédure régulée et décidée d'un commun accord pour éviter un feud, un « combat cérémoniel pour rétablir la paix » (p. 474) ! La conclusion de tout cela est que si l'on applique la classification proposée par Jürg, il n'existe rien chez les Murngin qui corresponde au feud... ce qui pose évidemment d'une ethnographie qui insiste sur son omniprésence.

4. Quelques points généraux

Pour clore cette réponse, il me faut répondre aux deux objections avancées par Jürg à la fin de sa contribution :

  1. Peut-il exister des guerres au sein d'une unité politique, i.e. des guerres civiles ? Jürg répond que cette possibilité est un oxymore, et qu'elle est contradictoire dans les termes mêmes : si une unité politique (et particulièrement un État) fait face à une opposition qui conteste son monopole de la violence légitime, alors il n'est ipso facto plus un Etat. Je concède bien volontiers que cette situation, comme toute situation de transition, soulève d'épineuses difficultés terminologiques et ouvre la porte à des discussions sans fin. Mais si l'on dit que lors d'une guerre civile, les deux unités aux prises, tout en aspirant à devenir des unités politiques, n'en sont pas, on contredit la définition qui affirme que la guerre est un combat qui oppose des unités politiques.
  2. Un même groupe (local ou de parenté) peut-il mener soit un feud, soit une guerre ? Selon Jürg, c'est impossible, puisque c'est la nature sociale du groupe qui détermine celle du conflit. Dans un sens – et sans doute cela contribue-t-il à obscurcir la question – il est clair qu'une simple famille, voire un individu, ne sauraient mener une « guerre ». La guerre suppose l'implication d'un groupe relativement large. Mais la condition nécessaire n'est pas suffisante, et les données ethnographiques abondent d'exemples où des unités sociales capables de mener des guerres choisissent dans certaines circonstances d'en rester au feud : c'est d'ailleurs le cas chez les Murngin, ou les mêmes clans qui peuvent décider une bataille sanglante et sans limites (un gaingar), se contentent usuellement de mener une série d'opérations ciblées (en particulier, via le maringo), qui peuvent donner lieu à des répliques en sens inverse - autrement dit, engendrer un feud.

7 commentaires:

  1. Ca chauffe de plus en plus... Je me dis, pourquoi ne pas abandonner le "concept" même de "guerre", si personne ne se révèle à même de le définir? Y compris dans nos sociétés contemporaines, cf Poutine niant la faire ( "opération spéciale"...), ou certains qualifiant de ce nom des objets très hétérogènes ("guerre à la drogue", "au terrorisme") qui font perdre tout sens bien défini à ce mot. La polysémie du mot, et on devrait la mesurer d'une langue à l'autre, me semble un écran à l'intelligibilité du terme, si flou qui'l recouvre la majorité des conflits armés. Quel rapport entre les boucheries destructrices des deux précédents conflits mondiaux du XX° siècle, et les expéditions militaires d'un seigneur des "printemps et automnes"? Si ce n'est qu'il y a une filiation nette, malgré tous les bouleversements sociaux qui marquent le passage au" royaumes combattants" féodaux( et l'accès généralisé aux techniques de métallurgie du fer- fonte) entre deux formes assez différentes de "guerre", avec là une nette causalité sociale.
    Bref: abandonnez le terme "guerre", classez les conflits armés( ou essayez...) et on y verra peut-être un peu plus clair...Quitte à réutiliser le mot dans une acception plus précise et limitée.
    Avec tout mon respect pour vos travaux à tous.

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    1. En fait, je crois que c'est cela que nous essayons tous de faire, y compris dans nos précédents travaux publiés. La guerre, en même temps on voit bien que cela existe et que cela constitue un phénomène spécifique, et en même temps on voit justement que ce n'est pas le seul mode de confrontation armée entre groupes. Tout l'enjeu est précisément de parvenir à la bonne classification, c'est-à-dire aux bonnes définitions... et si c'était facile, quelqu'un y serait arrivé plus tôt !

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  2. J'arrive bien tard. Simplement une information : la question de guerres qui auraient pour objet la prise de territoires (ou la destruction de l'adversaire). Dans la Côte nord-ouest les Bella Coola et les Kwakiutl ne conçoivent pas de se saisir du territoire d’un adversaire vaincu alors que les Nootka (qui partagent l’ile de Vancouver avec les Kwakiutl) n’hésitent pas à s’emparer d’un territoire après avoir anéanti leur adversaire.

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    1. Momo, tu me donneras les références pour ces éléments ? Je voudrais les mettre dans ma besace...

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  3. Pour ce qui concerne les Bella Coola, il n'y a qu'une référence : McIlwraith qui a écrit une somme (qualité et quantité) à laquelle tout le monde se réfère.
    "Avant l’établissement de la domination britannique, les tribus côtières de la Colombie britannique se livraient à des guerres importantes. Des combats qui se poursuivaient pendant longtemps et qui conduisaient à l’extermination d’un des participants étaient inconnus, mais il y avait constamment des raids, des contre-raids, des incursions et des attaques." (McIlwraith "The Bella Coola Indians" , tome II, page 338)
    Pour ce qui concerne les Nootka et les Kwakiutl :
    "Il n’y a aucun exemple dans la littérature kwakiutl où le but de la guerre est d’acquérir des terres ou des droits de pêche et le type de guerre pratiqué par les Nootka qui avait des buts semblables, une guerre qui conduisait à l’annihilation du groupe à qui appartenait des richesses telles qu’un cours d’eau à saumons prospère, n’était pas du tout caractéristique des Kwakiutl." (Helen Codere "Fighting with property" page 105)
    Jugement repris presque textuellement par Rosman et Rubel ("Feasting with mine enemy" page 139)
    Il y a certainement d'autres jugements. A suivre.

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  4. Bonjour,
    la critique du mot « guerre » par Jacques Simon pose une question intéressante.
    Ne pourrait-on pas partir du « pourquoi » ? Qu'est-ce qu'on cherche exactement, dans quel contexte, et dans quel but ?.. et du « pour quoi ? », donc du « pour qui ? » (Précision : je ne fais pas mon petit Latour ! Je ne rabats pas toute activité scientifique sur les micro-intérêts sociaux du moment !)
    Je crois qu'il y plusieurs directions de réponse à ce « pourquoi » : l'anthropologue veut établir une classification rationnelle des phénomènes de violence collective dans les sociétés « primitives » (Christophe Darmangeat a, ailleurs sur ce blog, explicité l'emploi de ce mot), parce que :
    1) le scientifique veut préciser le sens des termes qu'il emploie (feud, razzia, guerre, etc.) pour les faire coller le plus finement possible aux réalités. Dans ces conditions, l'abandon ou le maintien d'un mot (« guerre ») n'est pas important. C'est la définition précise du concept qu'il désigne, qui importe ;
    2) il y a, à l'arrière-plan, le jugement naïf sur les « sauvages » qui se massacreraient les uns les autres par brutalité naturelle, donc un présupposé sur ce que serait la nature humaine. Le scientifique dément les idées reçues, dont celles, dangereuses, sur la supposée nature humaine : c'est l'honneur et la beauté de l'anthropologie, de nous montrer la complexité des sociétés primitives. En retour, elles nous suggèrent un autre regard sur notre propre monde ;
    3) il y a surtout, à l'arrière-plan, l'existence de la guerre dans nos propres sociétés. Christophe le dit, d'ailleurs : « la guerre […] on voit bien que cela existe et que cela constitue un phénomène spécifique ». A mon avis, c'est de cette évidence (?) que l'on pourrait partir pour clarifier ce qui, au juste, est recherché.
    Avec le mot « guerre », s'impose un modèle (!) pas toujours clairement identifié, qui provient de NOS PROPRES sociétés et non pas des sociétés primitives : contre un ennemi armé identifiable, la violence avec ou sans limite menée par des troupes assez nombreuses au service d'un organisme politique (étatique ou non) dans un ou plusieurs buts, explicites au moins chez les dirigeants.
    Définition aux contours vagues, certes, mais qui me semble cerner tout ce qu'on appelle « guerre » dans notre monde, depuis les guerres mondiales jusqu'à celle d'Algérie, à l'Ukraine, aux guerres « de basse intensité », aux actes des « contras » du Nicaragua, etc., et exclure les éléments de propagande comme la « guerre au virus » ou la « guerre au terrorisme » (le terrorisme est une pratique, et non pas un ennemi possible).
    Or, il me semble que depuis le début, c'est précisément autour de ces quelques points de définition que je viens d'énoncer, que tournent les discussions :
    - Où s'arrête l'intimidation, où commence la violence, et quelles limites a-t-elle ?
    - Quel nombre de combattants (relativement à la population générale) est mobilisé ?
    - Qu'est-ce qu'une société « politique » ?
    - Quel(s) but(s) de guerre, et sont-ils toujours clairs ?
    - Remarque : tout acte de guerre n'est pas forcément armé (reconnaissance, espionnage, sabotage, torture des prisonniers, etc.) tandis que des massacres comme ceux des Einsatzgruppen, qui étaient armés, s'apparentent plutôt à une chasse aux enfants, femmes et vieillards. Pour qu'il y ait guerre, il faut que l'ennemi soit armé ou susceptible de l'être.
    J'ai voulu seulement mettre en lumière un contexte, qui me paraissait un peu laissé dans l'ombre. J'espère n'avoir pas embrouillé encore davantage le débat. Bon courage à Christophe et aux intervenants sur ce beau blog.
    Marc Guillaumie.

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  5. PS : Excusez-moi. Je reformule plutôt ainsi, vers la fin : "...pour qu'il y ait guerre, il faut que l'ennemi (identifié lui aussi à un organisme politique, qu'il soit étatique ou non) soit capable éventuellement de se défendre ou de riposter."
    ...
    Je crois que s'il n'y avait pas, en arrière-fond, cette présence de nos propres sociétés qui imposent aux objets scientifiques des modèles (qu'il s'agit juste de rendre les plus clairs possible) alors l'anthropologie ne serait qu'une aimable promenade folklorique ! Ce qu'elle n'est pas.
    Avec encore une fois tous mes respects à Christophe Darmangeat et aux intervenants.
    MG.

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