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Quarante-sept sociétés plus tard...

Ma « cartographie sociale » dans sa nouvelle version,
corrigée de l'erreur de méthode qui entachait la précédente.
Je ne reviens pas sur les détails de ma mésaventure avec ma base de données concernant le stockage, les paiements et l'esclavage, que j'exposais dans le billet précédent. Quand le vin est tiré, fût-il une âcre piquette, il faut le boire, et depuis quelques jours, une bonne partie de mon temps a été consacré à reprendre les quelque 47 sociétés que j'avais indûment écartées de mon examen, afin de voir d'un peu plus près de quel bois elles étaient faites. Comme toujours, certains cas sont vite traités, soit que je les connaisse suffisamment, soit que la documentation soit aisément accessible et sans ambiguïté. D'autres sont un peu plus exigeants, et motivent une visite physique à la BNF ou à la médiathèque du quai Branly – la caverne d'Ali Baba de l'anthropologue parisien. Quelques-uns, enfin, donnent furieusement du fil à retordre, soit que les ethnographies soient trop lacunaires, soit qu'elles semblent se contredire. Toujours est-il que j'ai fini par boucler ce nouveau tour du propriétaire, et qu'il m'a amené à remanier assez sérieusement mon article – davantage sur la forme, cependant, que sur le fond.
Sur la forme, en effet, je me suis rendu compte que je me perdais un peu dans des détails de méthode, en particulier en commentant des données intermédiaires (le croisement brut des informations de l'Ethnographic Atlas et de Cartomares ne produit pas d'informations utilisables ; il faut encore procéder à un réexamen systématique avant de pouvoir en tirer une substantifique moelle). J'ai donc adopté une solution radicale en expulsant de l'article toute discussion sur le codage (ou le recodage) des données, considérant qu'une telle discussion relevait du travail préparatoire, et la mettant en ligne à disposition d'éventuels lecteurs, de même que l'intégralité des données de ma base (je rendrai ces liens publics au moment de la parution de l'article, prévue pour décembre prochain).
Les autres modifications de forme tiennent à la gestion des « cas extérieurs », ces sociétés absentes de la base de données mais que je convoquais pour la discussion. Là aussi, j'ai opéré des changements par rapport à la version initiale, ne retenant en partie pas les mêmes exemples, et les introduisant au fur et à mesure de la discussion plutôt que par un pesant exposé initial.

Des stocks sans paiements

Une baleinière des Inuits de l'Alaska
L'article se concentre donc dorénavant sur les seuls résultats finaux, ce qu'il aurait dû faire depuis le début. Par rapport à la version initiale, la nouveauté (pas franchement inattendue, vu l'erreur de méthode qui a été corrigée), est l'apparition de sociétés dans le secteur défini par la présence de stockage et l'absence de paiements. Ces sociétés sont au nombre de trois – quatre si on compte un cas-limite, la petite société insulaire polynésienne d'Ifaluk que je n'ai pas discuté faute d'éléments suffisamment précis. Restent donc les Tareumiut, qui sont les eskimos maritimes du nord de l'Alaska, et deux tribus d'Indiens pueblos, les Zuni et les Hopi.
Les Tareumiut sont une vieille connaissance, sur laquelle je ne m'étais jamais posé de questions particulières. Ce sont des inuits sédentaires, vivant dans des villages fixes, et qui stockent la viande de leur chasse, essentiellement celle des mammifères marins. Leur vie sociale y est dominée par des personnages plus riches que les autres : les umialik, propriétaires des baleinières, qui attiraient à eux une suite d'hommes adultes formant leur équipage. Voici ce qu'en disent par exemple Johnson et Earle :
Un umealiq doit pourvoir à la sécurité de ses suivants même durant la mauvaise saison. Toutes les familles possèdent des caves de glace pour le stockage, mais celle de l'umealiq est plus grande, en raison de ses plus lourdes responsabilités. Cette cave sert en quelque sorte de sécurité sociale dans laquelle ses suivants peuvent puiser des ressources. Au début de chaque printemp,s avant la chasse à la baleine, il nettoie sa cave et régale ses suivants avec les restes des prises de l'année précédentes. De plus, on attend de lui qu'il fournissse les vêteents et d'autres biens à ses suivants en échange de leur loyauté. (Johnson & Earle, The Evolution of Human Societies, p. 177)
Au demeurant, et bien que ce ne soit pas le sujet du jour, il est toujours plaisant de rappeler la manière dont les Tareumiut mettaient au pas un riche qui prenait un peu trop de libertés avec ses possessions :
« Celui qui accumulait trop de propriétés, c’est-à-dire qui les gardait pour lui-même, était considéré comme n’oeuvrant pas pour le bien commun, de sorte qu’il devenait haï et jalousé par les autres. En dernier ressort, on l’obligeait à donner une fête sous peine de mort, et à y distribuer tous ses biens avec une largesse sans limites. Il ne devait également jamais plus tenter d’accumuler des biens. S’avisait-il de reporter trop longtemps cette distribution, il était lynché et ses propriétés étaient distribuées par ses exécuteurs. Et du coup, on dépouillait même sa famille de tout ce qu’elle possédait. » (Nelson, The Eskimo About Bering Strait, Bureau of American Ethnology, Annual Report 17, 1899, p. 305)
Eh oui, on est fort loin de la défunte « loi Florange » proposée au début du quinquennat de François Hollande et retoquée, sauf erreur, par le Conseil d'État parce qu'elle portait trop (!) atteinte à la propriété privée. Toujours est-il qu'avec les Tareumiut, on est devant un cas très rare de société dans laquelle la richesse existe incontestablement, mais qui semble ignorer toute forme de paiement : on ne paye pas pour se marier, ni pour compenser des dommages corporels, il ne semble exister aucun système d'amendes pécuniaires, et les systèmes de grades ou d'offices payants sont totalement inconnus. Je ne cacherai pas que je ne sais pas très bien expliquer cette exception ; sans doute faut-il rapprocher  ces traits de l'ensemble du monde inuit : même s'ils sont dépourvus de stockage, les Inuits possèdent des biens matériels suffisamment élaborés pour qu'on s'attendent à ce qu'existent certains paiements. Or, partout dans cette aire culturelle, les paiements sont tout au plus marginaux (et, chez les Tareuimiut, ils semblent franchement absents).
Femme zuni photographiée par E. Curtis (1903)
L'autre cas ethnologique est représenté par les deux principales tribus de l'ensemble pueblo, les Hopis et les Zunis, que je connaissais beaucoup plus mal. Et je dois bien dire que cette zone, malgré les quelques heures que j'ai passées à lire, reste pour moi aussi impénétrable que les sociétés religieuses secrètes qui la caractérisent. Aucune des ethnographies que j'avais pu consulter (certes, sans les épluchant en détail par une lecture attentive) ne mentionnait non seulement de quelconques paiements, mais même de simples inégalités de richesse. Tout en mentionnant l'existence de propriétés individuelles, toutes, unanimement, mettaient l'accent sur les structures collectives (polico-économico-religieuses). Bref, j'étais parti pour conclure que ces sociétés violaient réellement la règle selon laquelle le stockage (et, plus généralement, les biens W) représente une condition suffisante pour la naissance des inégalités, jusqu'au moment où je suis tombé sur ce passage de Peter Farb, dans un livre de vulgarisation néo-évolutionniste qui figure en bonne place dans ma bibliothèque :
« Chez les Zunis, la richesse va de pair avec les activités cérémonielles : seul l’homme riche a le temps et les ressources nécessaires pour participer à la totalité des activités religieuses »
Il me semble qu'on peut dégager de tout cela plusieurs conclusions. La première est que si les sociétés à stockage peuvent être, dans quelques rares cas, dépourvues de paiements, aucune (en tout cas, sur la base de notre base de données) n'est dépourvue d'inégalités de richesse. Cela signifie que la loi sociale faisant dériver la richesse du stockage (en fait, des biens W) semble très robuste ; quant aux paiements, ils apparaissent comme une forme générale, mais non universelle, de la richesse dans ces sociétés. Pourquoi, dans quelques exceptions, celle-ci apparaît-elle sans ceux-là ? J'avoue ne pas avoir de réponse à cette question. Comme je le signalais un peu plus haut, mon intuition est que le cas des Tareumiut se rattache à une propriété plus générale du monde inuit. Une autre ligne de questionnement concerne les importantes variations de physionomie entre les différentes sociétés à richesses, un point que j'avais déjà abordé avec les Iroquois. Il semble en effet exister tout un continuum, avec à une extrémité les ploutocraties ostentatoires identifiées par A. Testart, dans lesquelles la richesse semble s'exprimer sans entraves et s'imposer comme le centre de la vie sociale, et à l'autre des sociétés dont certaines institutions semblent entraver cette action de la richesse au point de la rendre parfois presque invisible. Quelles sont ces institutions et comment agissent-elles ? Voilà une excellente question...

Sous le pas d'un cheval

Abipons
Pour finir, ce travail m'a également apporté un nouvel argument en faveur de mon raisonnement sur les biens W, à côté du quel j'étais passé au cours de mes travaux précédents bien qu'il soit gros comme un cheval dans un corridor. La base de données révèle en effet, parmi les sociétés à paiements non stockeuses, les Abipons du Grand Chaco. Ce peuple évoque, pour l'hémisphère sud, la trajectoire des indiens des Plaines dont le mode de vie avait été profondément modifié par le cheval introduit par les Occidentaux. Mais à la différence de leurs homologues du nord, les Abipones ne recouraient manifestement à aucune forme de stockage ; ils ne mangeaient évidemment pas leurs chevaux (l'Amérique n'est pas l'Asie centrale), et ne connaissaient pas non plus d'équivalent du pemmican, cette pâte à base de viande et de baies fabriquée par les Indiens des Plaines.
Bref, ces chasseurs-cueilleurs « montés », selon le terme proposé par A. Testart, n'étaient pas des stockeurs ; pourtant, ils en possédaient les structures sociales. Leur statut théorique est donc semblable à celui des peuples « sédentaires pour raison écologiques favorables » qui avaient motivé mon hypothèse sur les biens W : ils sont signalés en tant que tels par A. Testart, mais à aucun moment celui-ci n'expliquait comment l'absence de stocks pouvait y entraîner les mêmes effets sur la structure sociale que le stockage. En ce qui concerne les Abipons, poser la question, c'est y répondre : si le cheval n'était pas un stock, il était évidemment un bien W, composante de base des compensations matrimoniales.
Le mot de la fin sera pour dire que l'article (dans sa version correcte !) sera publié en décembre prochain dans les Cahiers d'Économie Politique, dans un numéro spécial « Théorie de l'exploitation », suite au colloque du même nom auquel j'avais eu le plaisir d'intervenir.

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Simplement pour en rajouter sur la mise au pas des très riches chez les Inuit Tareumiut, je te signale les Daflas du nord-est de l’Inde (Subansiri) qui avaient une procédure du même genre, aussi expéditive et aussi drastique. Ceci dit, même dans l’Antiquité, chez les Grecs, on trouvait une procédure, un peu moins contraignante peut-être (on ne risquait que de perdre sa richesse et, éventuellement, sa citoyenneté), pour remettre les pendules à l’heure lorsqu’on avait accumulé une grande richesse et qu’on ne pensait pas en faire bénéficier ses concitoyens. Pourquoi certaines sociétés mettent-elles en œuvre un tel contrôle social qui, s’il n’élimine pas les disparités de richesses, les limite ?

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    1. Je crois me souvenir d'un mot de Fustel de Coulanges à ce propos. Comparant les peuples Latins aux germains - ce doit être dans "la cité antique" ou dans un article de "l'origine de la propriété foncière".

      Il rappel le droit des germains, très lâche quant à la propriété foncière, mais ferme quant à la propriété des fruits, qu'il oppose au droit (athénien?) absolu sur la terre, mais permettant la confiscation des récoltes des riches en cas de famine.

      Il en tire une pseudo esquisse de loi sensée montrée que la propriété augmente d'un côté quand elle baisse de l'autre. Ce qui n'est clairement pas tenable pour la société moderne - bien qu'on ait encore le droit de réquisition des logements vide par les préfets en cas de nécessité - et ne me semble pas bien plus tenable pour ce que je connais des sociétés anciennes historiques. Mais venant d'un tel spécialiste des textes anciens ça vaut certainement le coup de s'y arrêter un peu.

      Pour les grecs il me semble bien que c'est Engels qui cite la limitation des tailles des propriétés foncières - c'est encore autre chose que la réquisition des récoltes. Sans vouloir trop m'avancer sur le sujet, je ne suis pas certains que ce soit le même phénomène que chez les Inuits... Peut-être un despotisme d'Etat visant à empêcher la constitution d'une aristocratie foncière - chez les Grecs... Et une réquisition visant à empêcher le despotisme des bigman - chez les Inuits. Ce ne sont évidemment pas des raisons suffisantes.

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