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Maxime Rodinson, Claude Lévi-Strauss et l'évolution sociale

Il y a quelques mois de cela, j’ai publié dans La Pensée un texte qui esquissait un rapprochement entre évolution sociale et évolution biologique. J’y relevais notamment le parallélisme entre deux visions qui, au nom du rejet ici de l’ethnocentrisme, là de l’anthropocentrisme, aboutissaient au bout du compte à rejeter l’idée de tendances évolutives globales, en particulier celle qui aboutit à l’émergence de structures (sociales ou biologiques) de plus en plus aptes à survivre aux variations de l’environnement. En ce qui concerne l’évolution sociale, je prenais comme cible principale le texte intitulé Race et histoire, de Claude Lévi-Strauss, qui possède deux grandes qualités : la première est d’être remarquablement clair, écrit dans une langue très accessible et sans aucun vocabulaire technique inutile. La seconde est que tout l’argument part d’un point de vue humaniste et antiraciste – mais l’enfer relativiste peut être pavé de bonnes intentions.

J’ai récemment découvert que ce texte (et, plus généralement, les positions relativistes) avait également fait l’objet, à sa publication, d’une discussion fournie de la part de l’orientaliste marxiste Maxime Rodinson, sous la forme de deux articles publiés dans la revue La nouvelle critique. J’ai eu le plaisir de retrouver sous sa plume certains des arguments que j’avais avancés (et qui n’avaient aucune prétention à l’originalité)... avec souvent de remarquables formulations, dont j’avoue être quelque peu jaloux. Pour faire bonne mesure, ajoutons que ce débat fait écho aux thèmes soulevés plus récemment par D. Graeber et D. Wengrow, et auxquels j’ai déjà consacré plusieurs billets sur ce blog. J’invite donc toute personne intéressée par ces thèmes à ne pas en rester aux morceaux choisis qui suivent, à lire dans leur intégralité les deux articles téléchargeables en ligne :

Racisme et civilisation

Cet article, qui traite du racisme en général, consacre une partie aux récentes publications de l’UNESCO, dont Race et histoire.

Il est intéressant de noter que ce sont deux ethnologues français qui se sont chargés de discuter la question du rapport des races avec la civilisation et avec l’histoire. Ce sont respectivement Michel Leiris et Claude Lévi-Strauss, tous deux spécialistes réputés, dont on ne peut nier l’attitude sincèrement antiraciste et dont les prises de position démocratiques ont été nombreuses. Dans leurs brochures, ils écartent de façon déterminée et documentée toute influence biologique sur la destinée des peuples. Cependant, partant de l’idée juste que les hommes sont (moyennement) égaux en possibilités, ils en déduisent que les civilisations, que les sociétés sont égales. C’est nier l’existence d’une évolution sociale. (129)
L’agnosticisme sur le rôle des fonctions sociales, la décision de mettre sur le même plan (contrairement à toute vraisemblance scientifique) la structure sociale, l’idéologie religieuse, l’activité technique ou l’expression esthétique entraînent évidemment à placer à égalité toutes les sociétés, car chacune a développé l’une ou l’autre de ces fonctions. Les Européens ont cultivé la technique, mais les Australiens primitifs ont merveilleusement développé les complexités, les raffinements de leur système de parenté. (130)
L’utilisation de la notion équivoque et agnostique de « culture » au lieu de la notion structurale de « société », dans la ligne de l’ethnologie américaine, permet à C. Lévi-Strauss d’essayer de désintégrer la notion de progrès. (131)
La société capitaliste est supérieure à bien des égards aux sociétés pré-capitalistes (c’est à dessein, en évolutionniste conscient, que j’emploie ce préfixe temporel). Elle leur est supérieure par la netteté des rapports sociaux qu’elle établit entre les classes, par le développement scientifico-technique que ses conditions de fonctionnement imposent (exception faite de son stade de pourrissement), par la faculté que sa structure donne à la lutte de classes de poser (et de résoudre) la question fondamentale de l’abolition définitive du régime des classes et de l’exploitation de l’homme par l’homme, du passage au socialisme. C’est en cela que réside sa supériorité, supériorité éclatante, prouvée par les faits, par son extension irrésistible à travers le monde entier. Supériorité qui n’est nullement due aux qualités ethniques des Européens occidentaux et qui ne démontre aucunement de telles qualités. Elle prouve simplement que l’Europe occidentale offrait du XIIIe au XVIIIe siècles les conditions sociales qui permettaient le surgissement de cette forme supérieure de société. Ceci ne permet nullement de nier l’apport incomparable des autres sociétés dans des multitudes de domaines au trésor commun de la culture humaine. Ceci ne permet nullement de nier les qualités humaines développées par chaque peuple. (131-132)
Il fallait donc rejeter l’agnosticisme de l’ethnographie bourgeoise, seule manière d’échapper au subjectivisme. Il fallait reconnaître avec le matérialisme historique que des « traits culturels » sont plus importants et d’autres moins importants, que les rapports de production sont infiniment plus importants pour déterminer le dynamisme d’une société que le caractère de son art ou la complexité de son système de parenté. Dès lors, la supériorité de la société capitaliste (et donc, dans un sens, de la civilisation occidentale) sur celles qui l’ont précédée et sur celles qui sont restées au stade où étaient ses prédécesseurs, est objectivement fondée. La notion de progrès est solidement établie. Et, en même temps, est sauvegardée la valeur éminente des réalisations culturelles créées par chaque peuple, à quelque stade de progrès qu’en soit sa société. Oui, la société des paléolithiques australiens, celle des néolithiques mélanésiens, celle des esclavagistes de Memphis ou d’Athènes, celle des féodaux du moyen âge européen étaient et sont inférieurs à la société capitaliste. Mais il est vrai que le système de parenté australien manifeste chez ses utilisateurs et ses théoriciens indigènes des dons intellectuels remarquables, tout comme la savante élaboration du harpon esquimau, que les arts mélanésien, égyptien ou grec sont, dans des sens divers, des réussites incomparables, que le Parthénon, le portail de Chartres, cher également à Caillois et à Lévi-Strauss, n’ont peut-être pas été dépassés par l’art de la société supérieure qui a suivi. Donc il est vrai que les hommes de ces sociétés inférieures ont moyennement une valeur humaine égale à celle des hommes des sociétés supérieures. (134)

Au passage, on notera une discussion incidente sur la notion de race, où Maxime Rodinson soutient une position qui tranche avec les opinions contemporaines :

L’utilisation par le fascisme de la notion de race a causé chez un certain nombre de progressistes une défiance totale vis-à-vis des études portant sur les caractères biologiques ethniques de l’homme. Cette défiance est exagérée. Il est certain que les groupes sociaux humains cohérents, d’origine plus ou moins commune, sont caractérisés par une certaine proportion de traits physiques communs transmissibles par l’hérédité avec plus, ou moins de variations suivant les cas. L’étude de ces caractéristiques physiques, historiquement si faire se peut, est susceptible d’avoir un certain intérêt pour l’éclaircissement des problèmes des migrations et origines des populations (...). Il paraît donc légitime de réunir les groupes humains de caractères physiques analogues sous le nom traditionnel (et d’origine obscure) de race. (...) Quoi qu’il en soit, il existe assurément des races humaines, biologiques, physiques, encore que mal déterminées. Mais, en premier lieu et contrairement aux assertions racistes les plus courantes, les différences biologiques qu’entraînent l’appartenance à des races différentes n’ont pas pour conséquence des différences psychologiques. La psychologie de l’individu est déterminée par des conditions biologiques propres à l’espèce humaine en général et par des conditions sociales, mais non par des facteurs biologiques ethniques. Toutes les recherches faites scientifiquement pour lier une caractéristique psychologique déterminée à un facteur biologique ethnique ou à un groupe de ces facteurs ont échoué. (125-127)

Il me semble toutefois percevoir une certaine contradiction avec ce que le même auteur écrit quelques pages plus loin :

En fait, la race est une création sociale, non un donné biologique. Si l’on a fait une grande race des noirs, c’est parce qu’ils fournissaient la masse des esclaves utilisables en Amérique, non l’inverse. C’est parce que la couleur de la peau était un critère commode pour les distinguer qu’elle a acquis une telle importance sociale. Scientifiquement bien d’autres caractères permettraient de toutes autres classifications. (136)

Ethnographie et relativisme

L’article se focalise entièrement sur la question de l’évolution sociale, fustigeant « le relativisme culturel, tare majeure de l’ethnographie bourgeoise contemporaine » (46) à partir d’un chapitre du livre Tristes tropiques.

Si les cultures sont pour lui irrémédiablement relatives, c’est que M. Lévi-Strauss, comme la majorité des ethnographes contemporains, ne dispose d’aucun critère qui permette d’établir la supériorité de l’une sur l’autre. Il considère, en effet, l’ensemble d’une civilisation comme un amalgame d’éléments de civilisation, liés peut-être par une nécessité interne, mais entre lesquels il est impossible d’établir une hiérarchie. (47)

À propos des travaux statistiques recherchant des similarités entre les diverses sociétés sur la base de leurs traits culturels, relevés en l’occurrence chez les Amérindiens du Nord :

Est-ce que Kroeber et Gifford pensent sérieusement que les 19 points de ressemblance ou de différence obtenus en comparant les détails d’une sorte de football (n° 1912 à 1930) comptent pour les 19/22 des 22 points de ressemblance ou de différence établis pour la propriété du sol (n° 656 à 2677) ? (50)

Maxime Rodinson aborde le problème de l’explication des transformations sociales, relevant notamment l’importance que les relativistes prêtaient (déjà !) à la notion de « choix » :

[L’ethnographe moderne] invoque (...) un principe qui ressemble fort à la vertu dormitive de Molière, le principe de sélectivité auquel fait ainsi écho Cl. Lévi-Strauss : « Je suis persuadé... que les sociétés humaines... ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer. » Chaque société a donc fait un choix. Et un choix (l’un dans l’autre) en vaut un autre. Qu’est-ce qui permet d’affirmer, hormis notre orgueil, que la belote vaut mieux que les jeux de ficelle, que notre système de parenté est supérieur à celui des clans matrilinéaires, que les hommes de chez nous sont plus beaux en ne s’épilant pas les sourcils ? Il est vrai que la mitrailleuse est sans conteste bien plus efficace que le boomerang, mais on répond que le boomerang est un instrument très remarquable (ce qui est vrai), que son invention a exigé la manifestation d’un certain génie (c’est encore vrai) et qu’il n’y a pas à se glorifier d’inventions meurtrières (nous serions mal venus à le contester, mais ces inventions sont liées étroitement à d’autres dont on peut certainement se glorifier). (51)
Et [Lévi-Strauss] finit sur un morceau qui me paraît, je l’avoue, assez énigmatique par endroits, mais dont le thème central, découlant logiquement de l’exposé qui précède, est que tout est possible. Si « depuis des millénaires, l’homme n’est parvenu qu’à se répéter », il en résulte que « rien n’est joué; nous pouvons tout reprendre; ce qui fut fait et manqué peut être refait ». Cela peut ressembler à des paroles d’espoir. Il n’en est malheureusement rien. En effet, si chaque société fait son choix parmi l’infinité des éléments culturels possibles et si ce choix n’est imposé par aucune loi, s’il s’agit là de calcul des probabilités comme à la roulette (c’est ce qu’a avancé ailleurs C. Lévi-Strauss), le choix de demain sera sans doute, en effet, inattendu, étonnant, peut-être désespérant et peut-être savoureux. (52)

Un passage particulièrement bien ajusté :

L’égalité des cultures entre elles implique logiquement le refus de l’évolution. Dès lors, à notre société basée sur la technique, qui sait ce qui succédera ? Peut-être une société qui, de nouveau, attachera une prix particulier à la religion. Et dont les conditions sociales seront imprévisiblement différentes. Pourquoi ne retournerions-nous pas à l’esclavage ? Ce n’est qu’un élément culturel comme un autre. Tous les jeux sont possibles. C’est bien ce que disent nos ethnographes modernes quand ils consentent à penser à l’avenir. (59)

Quelques considérations de méthode, auxquelles feront écho des décennies plus tard presque mot pour mot les développements d’Alain Testart :

Dès lors, nous pouvons dire avec sécurité que les Aranda ont une structure sociale qui les classe sur le même plan, au même stade, que nos ancêtres paléolithiques européens, même si leur système de parenté est plus savant que le nôtre et s’ils ont autant de générations que nous derrière eux. Nous pouvons dire avec sécurité (ce que disait aussi Mauss avec quelque inconséquence d’ailleurs) que les sociétés de l’Afrique noire au moment de la conquête européenne en étaient, du point de vue de la structure sociale, au même stade que les Celtes et les Germains. Ce qui ne veut pas dire, je me suis expliqué là-dessus suffisamment dans un précédent article, que les Noirs d’Afrique aient été de quelque manière que ce soit inférieurs en qualité humaine aux Européens de l’époque victorienne. Et ce qui explique bien des faits qui avaient frappé les ethnographes classiques, les fondateurs de la science, ceux de l’époque évolutionniste. Les faits mêmes qui les avaient provoqués à fonder cette science. Des faits qui demeurent inexplicables dans la perspective de nos ethnographes modernes. (60)
L’ethnographe relativiste peut bien dire avec M. Lévi-Strauss : « Tel Africain, Indien ou Océanien serait tout aussi fondé à juger sévèrement l’ignorance de la plupart d’entre nous en fait de généalogie que nous sa méconnaissance des lois de l’hérédité ou du principe d’Archimède ». Qu’il juge ! Il est déjà jugé. Non par nous, mais par l’histoire : le maniement des lois de l’hérédité et du principe d’Archimède a créé un monde qui a objectivement dépassé le sien. Et dépassé en un triple sens. Dépassé parce qu’il s’inscrit dans l’histoire de l’humanité comme un stade social ultérieur d’une évolution irréversible. Dépassé parce que ce stade (aujourd’hui et ici capitaliste) a augmenté les possibilités humaines de l’homme, essentiellement par la distance qu’il a conquise à l’égard des forces contraignantes de la nature, la science qu’il a acquise de les maîtriser dans une mesure considérable. Dépassé enfin parce que, à moins d’arrêter l’évolution au stade actuel (capitaliste) de l’Europe occidentale, celui-ci même pose, pour la première fois depuis l’apparition des classes avant l’aube de l’histoire, la question non plus du remplacement d’une classe oppressive par une autre, mais de la suppression de toute classe oppressive, de la suppression du fait même de l’oppression. (61)

Et en conclusion de ces extraits, un splendide bouquet final :

L’ethnographe peut bien se complaire dans la nostalgie rousseauiste de l’époque néolithique. Nous le comprenons : une société sans classes... il en rêve, nous y aspirons. Réfugions-nous même au paléolithique où les rapports entre les hommes étaient de libre collaboration. Un Semang de Malaisie qui mène cette vie pouvait bien dire au R.P. Schebesta : « Oui, la vie des Urang-Outan (hommes de la forêt) est dure ; mais c’est une vie ! ». Nous pourrions nous étendre indéfiniment sur les avantages et les inconvénients de ce mode d’existence, sa misère matérielle et sa misère spirituelle, la domination de l’homme par la nature et par sa représentation de la nature, la joie du travail en commun. A quoi bon ? Ce n’est ni Marx, ni Lénine, ni le marxiste d’aujourd’hui qui ont prononcé la dissolution de cette société sur une grande partie du globe, ce sont les forces sociales qu’elle portait en elle, les rapports de production qu’elle créait et qui l’ont détruite, qui ont engagé l’humanité dans les voies cruelles, mais progressives, de la société de classes. Maintenant seulement, nous pouvons, sur les bases établies par celle-ci, (re)venir aux temps de la société sans classes, mais sans la misère. Dans l’abondance matérielle et la lucidité spirituelle. « Oui, la vie des hommes est douce, et c’est une vie ! » pourra-t-on répondre à l’homme de la forêt. (62)

10 commentaires:

  1. Je me demande si l’opposition entre relativisme et évolutionnisme ne mériterait pas d’être précisée, selon diverses formes de relativisme ou d’évolutionnisme.
    Dans le chapitre VI de Race et histoire, « Histoire stationnaire et histoire cumulative », L-S avance que, si une société nous semble immobile, c’est parce que nous la jugeons d’après nos critères d’évolution, liés à nos intérêts (ex : le développement technique) : puisqu’elle s’est engagée dans d’autres voies, en raison d’autres intérêts (ex : les rapports familiaux), elle est effectivement immobile suivant nos critères (elle n’évolue pas techniquement), mais effectivement en mouvement et en progrès selon les siens (elle raffine ses rapports familiaux). C’est là qu’il ajoute que, si la civilisation européenne est supérieure aux autres en développement technique, elle est arriérée par rapport aux Australiens en matière de systèmes familiaux, aux Eskimos et aux Bédouins en matière de survie dans des conditions hostiles, etc.
    Il me semble reconnaître ici l’existence d’un progrès et la possibilité de hiérarchiser les civilisations : les Australiens ne progressent pas techniquement, mais progressent quant aux systèmes familiaux ; la civilisation occidentale est techniquement supérieure aux autres, et il y a donc un progrès technique ; etc. Seulement, il refuse toute supériorité et tout progrès *absolus*, n’admet qu’une supériorité ou un progrès *dans un domaine déterminé*, *selon un critère déterminé* : l’Occident n’est pas supérieur tout court aux autres civilisations ; il leur est techniquement supérieur, et inférieur dans d’autres domaines, où valent d’autres critères. On peut arbitrairement choisir un domaine (technique, morale, politique, sciences, sport, etc.) et un critère, mais là s'arrête l'arbitraire : une fois tel critère posés, il y a objectivement telle supériorité, égalité ou infériorité, tel progrès, stagnation ou régression. Et L-S refuse d’ériger l’un de ces critères comme critère dominant d’évaluation : on n’a pas le droit de dire que, bien qu’inférieure à d’autres dans tels domaines, la civilisation occidentale est globalement supérieure aux autres parce qu’elle leur est techniquement supérieure – Pascal appellerait cela tyrannie : je suis beau, donc on doit me craindre ; je suis un grand réalisateur de cinéma, donc je suis moralement impeccable ; etc.
    Donc :
    1) L-S a une forme de relativisme compatible avec une certaine forme d’évolutionnisme, admet une certaine idée de progrès : localisée, sectorisé.
    2) Maxime Rodinson, inversement, n'a-t-il pas un évolutionnisme absolu ou général, et non seulement localisé ou sectorisé ? Ne pose-t-il pas un progrès et une supériorité absolues, générales, et non seulement localisées à un domaine ? Ne priorise-t-il pas certains critères d’évaluations sur d’autres (ex : le capitalisme est dans l’ensemble supérieur aux sociétés pré-capitalistes, parce qu’il leur est supérieur sur tels et tels points, dans tels domaines, tout en leur étant inférieur sur d’autres) ? Si oui, alors il faudrait justifier la légitimité de cette priorisation.

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    1. Vous avez parfaitement résumé le débat. Et la réponse de Maxime Rodinson (comme celle de tout le matérialisme historique) consiste à dire que le critère technico-économique a une excellente raison d'être considéré comme plus pertinent que les autres : c'est le seul qui permet de percevoir la direction générale de l'évolution humaine. Je me permets de m'auto-citer (cf. article pour La Pensée évoqué au début) : « L’histoire (...) des sociétés vue sous celui des systèmes de parenté [NB : ou de la plupart des autres critères évoqués par Lévi-Strauss] ne s’organise pas en une séquence logique et cohérente – en particulier, elle perd tout caractère cumulatif. »

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    2. Je n'ai pas de compétence pour en juger, mais je me demande ce que l'on attend de l'identification d'un tel critère : dans quel but cherche-t-on a identifier un critère qui primerait sur tous les autres ?, pour dire ou faire quoi ?

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    3. Pour lire de l'ordre dans le désordre, autrement dit pour disposer d'une théorie scientifique de l'évolution sociale, qui y voie autre chose qu'une succession de hasards...

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    4. Je ne suis pas bien : je ne vois pas pourquoi il y aurait une alternative entre une succession de hasards et un progrès avec un unique facteur dominant.
      1) Pourquoi une évolution ne pourrait-elle pas résulter d'une convergence de multiples facteurs (techniques, économiques, idéologiques, climatiques, politiques, etc.) également requis (ou, du moins, avec la domination de plusieurs, et non seulement d'un), selon un processus déterministe formulable sous forme de lois ?
      2) Et pourquoi une évolution ordonnée et intelligible serait-elle nécessairement un progrès ? Il me semble que, pour ne pas tomber dans une théorie indéterministe permettant sur le papier de sauter des fourneaux romains aux usines Adidas, des peintures de Lascaux aux tableaux de Soulages, de Démocrite à Marx, de la chefferie à l'État moderne, il suffit que chaque phase de l'évolution soit condition nécessaire de la précédente : on obtient une succession ordonnée, mais qui n'est pas nécessairement un progrès (encore qu'il faille s'entendre sur ce mot).
      Je sais que ces questions sont trop massives, je m'en excuse.

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    5. Bonjour, Christophe.
      Merci pour cet article, qui pose clairement le problème. Merci aussi pour le lien que tu nous proposes avec l'article si intéressant de Pierre Lemonnier, et merci à Valentin pour ses remarques, auxquelles je souscris.
      Une question : est-ce que tu ne serais pas dans un raisonnement circulaire ? Ayant posé a priori qu'il y a évolution, et voulant le montrer, tu choisis pour cela "le seul [critère] qui permet de percevoir la direction générale de l'évolution humaine [que tu as postulée]". Tu rétorqueras peut-être que choisir un thermomètre pour mettre en évidence la température (plutôt qu'un marteau ou une clef de 12, par exemple) ce n'est pas être dans un raisonnement circulaire, c'est choisir le seul instrument utile en l’occurrence... Sauf que dans cet exemple, la température est un fait admis par ton interlocuteur et qu'il s'agit de mesurer, non pas une hypothèse générale qu'il s'agit de vérifier. La bonne comparaison serait plutôt : "le nucléaire est indispensable, pour montrer cela je privilégie le seul critère qui met en évidence son intérêt (énorme source d'énergie sans émission de CO2), je considère comme moins pertinents les autres critères (problème des déchets, dépendance à l'uranium, accidents, coûts de construction et d'entretien toujours au-delà des prévisions, surveillance policière obligatoire, usage militaire toujours possible, etc.) et je conclus que le nucléaire est indispensable."
      Que dirais-tu du raisonnement suivant, tout aussi circulaire, mais inverse du tien : "je ne crois pas qu'il y ait évolution, et je vais le montrer en choisissant mes exemples parmi les productions artistiques, ou les systèmes de parenté, ou les mythologies" ?
      Je ne suis pas dans le plaisir de ratiociner. Ça me paraît très important, du point de vue logique d'abord, mais aussi en ce qui concerne notre idée du "progrès". Je comprends qu'essayer de trouver un peu d'ordre dans le chaos apparent, c'est la condition même d'une approche scientifique. Mais je suis d'accord avec les remarques de Valentin : pourquoi faudrait-il qu'il y ait forcément un "facteur dominant", un seul, toujours le même ? (On en revient toujours à Engels !..) N'y a-t-il que le progrès technique, ou bien le hasard ?
      Ne t'embête pas à me répondre : c'est déjà très généreux de ta part, de permettre ces échanges sur ce blog. Bien à toi.
      M.G.

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    6. Ma réponse sera toujours la même : en quoi l'histoire des sociétés humaines s'organise-t-elle (de manière cumulative, ou directionnelle) autour des changements de systèmes de parenté ?

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    7. Merci, Christophe.
      Ma remarque aussi, reste la même : en quoi le fait de privilégier le seul aspect qui soit (modo très grosso) cumulatif ou directionnel, c'est-à-dire les techniques, est-il légitime pour montrer que l'histoire des sociétés humaines est directionnelle dans son ensemble ?
      La réponse est dans la question, c'est pourquoi je parle de raisonnement circulaire. Par le choix d'un critère "ad hoc", on montre ce qu'on veut. Si on privilégie les techniques, on finit forcément par dire non seulement que l'histoire est directionnelle comme les techniques, mais aussi que les changements techniques sont quasi-moteurs, dans l'histoire.
      Je relis Engels, "L'origine de la famille..." et j'ai un peu la même impression, dans un autre domaine. Je suis frappé par le parallèle fréquent qu'il fait entre évolution historique et évolution biologique. Je crois que l'époque voulait cela : la lecture de Darwin par Marx et Engels (et le malentendu partiel, signalé par Patrick Tort), la volonté de trouver une base biologique au matérialisme historique, le prestige du darwinisme, etc. Prestige bien mérité, évidemment. Mais il y a toujours quelque chose de problématique, à transposer Darwin dans d'autres domaines que la biologie.
      En disant cela, je ne prétends pas être plus malin qu'Engels, qui en 1884 n'avait pas encore pu assister à toutes les dérives auxquelles ces transpositions ont donné lieu. En outre, je ne suis pas du tout certain de la validité de ma critique, et (ça me coûte, de le dire ! :)) tu as peut-être raison. Mais ça ne me semble pas aller de soi.
      M.G.

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  2. Salut, camarade!

    J'apprécie beaucoup les écrits de Maxime Rodinson, surtout ces sur l'Islam et sur les juifs. Je n'a pas connait ces articles, je vais les traduire!

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  3. Intéressants articles, que je ne connaissais pas ! La polémique avec Caillois est plus célèbre : je soupçonne que c'est parce qu'il est plus facile de faire un homme de paille de Caillois que de Rodinson. En tout cas, ces articles de Rodinson éclairent singulièrement ma récente lecture de son livre « Islam et Capitalisme », et je pense qu'en retour le livre peut aussi éclairer les articles.

    C'est une évaluation de l'influence des croyances religieuses sur le développement économique, dans le cas spécifique du monde musulman. L'étude se divise en trois temps. D'abord, une étude philologique : Rodinson étudie les prescriptions qu'on pourrait tirer du Coran en matière d'économie, et prouve qu'elles ne favorisent ni n'interdisent aucun système économique. Puis, une étude historique du secteur financier et commercial du Moyen Âge islamique met en évidence des pratiques certainement capitalistes, et en tout point semblables avec les pratiques de ce secteur dans le monde chrétien occidental à la même époque (et même dans d'autres aires culturelles). Bref, la religion n'est pas un facteur d'explication pertinent pour comprendre l'histoire : il n'explique pas en particulier que des systèmes économiques analogues jusqu'au XIVe siècle divergent ensuite, en l'absence de tout changement religieux — l'avènement du protestantisme. Troisième temps : comment expliquer alors leur divergence ultérieure ? Pour Rodinson, c'est une différence de conjoncture démographique et institutionnelle, conjuguée à des contingences historiques, telles que les invasions venues d'Asie centrale, qui affectèrent bien plus les centres névralgiques du monde islamique (prise de Badgad, sac d'Alep, etc.) que la chrétienté occidentale. Rodinson ne tombe pas dans le piège d'une explication par un seul facteur. Je le trouve cependant trop rapide sur ce point, et notamment assez peu convaincant quand il semble essayer de confirmer ses vues par une étude de l'implantation du capitalisme occidental dans le monde musulman contemporain. Enfin, Rodinson, socialiste convaincu, certain que l'abolition des privilèges, l'élargissement des droits politiques et l'établissement d'institutions qui sanctionnent ces droits est un progrès (ce n'est pas moi qui le contredirais sur ce point), en vient à examiner les conséquences de son étude sur la possibilité d'une révolution socialiste dans les pays arabes — je dois dire que j'ai survolé ces pages.

    Je trouve que les conclusions du livre s'éclairent plus à la confrontation avec Lévi-Strauss qu'à la confrontation avec Weber. Face à Weber, ce livre semble une réfutation d'un point de « détail » (avec de gros guillemets) : le protestantisme a-t-il précédé le capitalisme ou l'a-t-il suivi ? Schumpeter ou Braudel ont aussi pointé ce problème chronologique, aussi le livre de Rodinson ne m'a-t-il paru original que par son détour par l'Islam médiéval pour attaquer Weber. Mais face à Lévi-Strauss, le livre est replacé dans une question épistémologique plus vaste : les croyances religieuses constituent-elles une causalité valable en histoire, un facteur d'évolution sociale ? (Après, je dois dire que, n'ayant pas lu Marx, je suis sûrement passé à côté de cet enjeu du livre simplement parce que, abordé dans des passages où abondent les termes tels que « structures/infrastructures/superstructures », je me suis dit qu'il s'agissait là de querelles de chapelles entre interprétations du marxisme qui ne m'intéressaient pas vraiment.)

    Bref, amusante mais intéressante coïncidence que celle entre ce billet et ma lecture d'« Islam et Capitalisme », qu'Agone vient justement de republier cet été (j'ai d'ailleurs eu la curiosité de lire ce bouquin en suivant les parutions de cette maison d'édition, que j'ai connue grâce à certain texte fort intéressant sur la naissance des inégalités ;D).

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