A-t-on (vraiment) bien lu Engels ?
Avec le titre de ce billet, je paraphrase celui d’un article de Florian Gulli, récemment paru dans la revue La Pensée, et qui propose de revenir sur le livre d’Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Selon Florian Gulli (dont je profite au passage pour saluer l’intérêt et la rigueur de ses écrits, par exemple sur les questions du racisme ou de l’intersectionnalité), Engels aurait souvent été mal lu, sur deux points essentiels. Le premier est la situation des femmes dans les sociétés préétatiques ; le second concerne les raisons du passage à la patrilinéarité, ce qu’Engels appelle, à la suite de Bachofen, la « défaite historique du sexe féminin ». Florian Gulli entreprend donc, citations à l'appui, de restituer ce qui constitue selon lui l’authentique propos d’Engels face à des interprétations qui l’ont déformé. Il me semble cependant que tout en corrigeant de vraies erreurs, il saute parfois un peu de l’autre côté du cheval et que sa lecture appelle à son tour quelques nuances. Exégèsons donc, en nous limitant faute de temps au premier point.
Les rapports entre les sexes sont infiniment subtils et complexes, et il est évidemment toujours problématique de les faire rentrer dans quelques grandes catégories rigides. Sur la base d'une division sexuée des tâches et de la vie sociale, on peut néanmoins admettre qu’il existe trois grands types de configuration : celle où les hommes, globalement, dominent les femmes et exercent sur elles une autorité de droit ou de fait, et que l’on appele généralement « domination masculine », ou « patriarcat ». La situation inverse, où les femmes domineraient les hommes, est celle du « matriarcat ». Enfin, on peut admettre l’existence de situation indécidables, où tout en occupant des rôles sociaux différents, les deux genres coexistent dans une forme d’équilibre, aucun ne prenant le pas sur l’autre. La question est : selon Engels, laquelle de ces trois configurations prévalait (universellement) dans les temps primitifs ?
Florian Gulli insiste sur le fait que l’on a souvent prêté à Engels la thèse du matriarcat, alors que celle-ci n'est pas défendue dans L'Origine de la famille.... Le mot lui-même ne figure pas dans le texte (même si par ailleurs, Engels l’adopte en au moins une occasion, dans une lettre à Joseph Bloch). Quant au contenu, il n’existe selon lui aucun passage qui justifie clairement l’idée d'une domination des femmes dans la société. En fait, Engels parle à deux reprises (seulement !) de la « prédominance des femmes ». La première fois, il y ajoute une importante précision : cette prédominance s’exerce « dans la maison » ; rien ne dit donc qu’il s'agisse d'une prédominance sociale plus générale. Le problème vient donc du second passage, que je restitue ici :
L’économie domestique communiste, où les femmes appartiennent pour la plupart, sinon toutes, à une seule et même gens [clan], tandis que les hommes se divisent en gentes différentes, est la base concrète de cette prédominance des femmes universellement répandue dans les temps primitifs, et dont c'est le troisième mérite de Bachofen que d’en avoir fait la découverte.
La restriction « dans la maison » a donc disparu. On peut certes penser qu’elle reste implicite ; cependant, l’hommage à Bachofen – qui, pour sa part, défendait sans ambages l’idée d'une « gynécocratie », c'est-à-dire d’un matriarcat – introduit pour le moins une ambiguité. Admettons donc avec Florian Gulli que tout cela n’est pas très clair, et que ces quelques mots se prêtent aisément à des interprétations divergentes.
Une autre série d’éléments serait toutefois de nature à trancher le débat. Florian Gulli rappelle qu’Engels, dans le cours de son livre, relève « des pratiques, antérieures à l’époque de la famille patriarcale, qui sont loin d’être égalitaires ». Celles-ci sont de deux ordres.
On trouve tout d’abord des interdits, ou des restrictions, concernant certaines fonctions sociales : ainsi, l’impossibilité pour les femmes iroquoises de postuler aux fonctions électives de chef ou de commandement militaire. Il y a ensuite tout ce qui relève d’un « double standard » judiciaire, notamment en ce qui concerne l’adultère. Le fait que ces éléments figurent dans le texte d’Engels prouverait donc que celui-ci avait donc reconnu l’existence de la domination masculine dans les temps anciens. Par conséquent, le basculement de la matrilinéarité à la patrilinéarité ne marquerait pas la naissance de la domination masculine, mais seulement son aggravation :
La « grande défaite historique du sexe féminin » évoquée par Engels peut difficilement être interprétée dans les termes du passage du matriarcat au patriarcat, ni même comme le passage de l’égalité à l’inégalité. (...) Elle n’est pas l’apparition des inégalités entre hommes et femmes, mais plutôt une radicalisation de ces inégalités.
Il me semble qu'il y a deux erreurs dans cette manière de voir les choses.
La première concerne l’interprétation de l’interdiction de certaines fonctions, que l’on peut rattacher de manière plus générale à la division sexuelle des tâches et de la vie sociale. De tels interdits (et prescriptions) sont évidemment contraires à l’égalité des sexes tels qu’on la conçoit dans la société contemporaine, c’est-à-dire à la disparition des genres. Mais cette séparation sociale des sexes n’est pas synonyme d'une domination de l’un sur l’autre : elle en est seulement la condition. Et l’on peut fort bien penser que certaines sociétés ainsi marquées par le genre soient parvenues à un équilibre relatif des pouvoirs. On ne peut donc prendre l’interdiction de certaines fonctions aux femmes iroquoises comme une preuve en soi de leur infériorisation.
Il en va tout autrement des doubles standards judiciaires : ces éléments dénotent clairement une asymétrie, ou une domination. Toute la question est de savoir si Engels les avait reconnus comme tels. Si cela avait été le cas, on ne voit pas ce qui l’aurait empêché d’être explicite et de parler noir sur blanc d’une domination masculine ancienne. Au lieu de cela, en deux endroits au moins, Engels écrit des phrases qui s’inscrivent en faux contre une telle idée :
Chez tous les sauvages et tous les barbares du stade inférieur et du stade moyen, et même en partie chez ceux du stade supérieur, la femme a une situation non seulement libre, mais fort considérée.
Le mariage conjugal (...) apparaît comme l’assujettissement d’un sexe par l'autre, comme la proclamation d’un conflit des deux sexes, inconnu jusque-là dans toute la préhistoire. [mes soulignés]
Dès lors, comment Engels conciliait-il ces affirmations générales avec les éléments qu’il présente et qui, manifestement, les contredisent ? Sans se risquer à des spéculations trop hasardeuses, on peut suggérer qu’il considérait ces derniers soit comme non significatifs d'une domination masculine (l’étrange « sans malice » glissé à propos des prêts de femmes chez les Australiens), soit comme les simples germes de cette domination masculine, tardivement apparus et qui anticipaient son affirmation future.
Ainsi, si l’on peut effectivement se demander jusqu’à quel point, aux yeux d’Engels, la supposée « prédominance » initiale des femmes dans la maison se traduisait par leur prédominance sociale, il semble assez difficile de lui prêter l’idée que les femmes étaient déjà dominées, même légèrement, par les hommes. Quoi qu’il en soit, si cette discussion possède un intérêt historique, il ne faut pas en exagérer la portée aujourd’hui : des pans majeurs du raisonnement d’Engels se sont périmés avec l’avancée des connaissances et ne possèdent plus qu'un intérêt historique et méthodologique. Ce qui importe avant tout, c’est de savoir comment on peut raisonner en marxiste sur la base des connaissances actuelles – et tel que je crois le connaître, ce n’est certainement pas Florian Gulli qui dira le contraire !
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