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Mon compte-rendu de « Sur les sociétés précapitalistes » (M. Godelier)

Paru dans la dernière livraison de la revue La Pensée, un compte-rendu de ma main à propos de la réédition d'un ouvrage très recommandable :

Il convient de saluer cette réédition augmentée d’un ouvrage devenu longtemps presque introuvable. Paru initialement en 1971 dans le cadre des travaux du CERM – une équipe de recherche rassemblant des chercheurs se situant dans la mouvance du Parti communiste français –, ce recueil constitue un des principaux points de référence pour qui s’intéresse à une lecture marxiste des données rassemblées par l’anthropologie sociale.

Pour commencer, la majeure partie du volume est constituée de divers écrits de K. Marx et F. Engels : plusieurs textes courts et parfois relativement méconnus (lettres, articles de journaux, notes de recherche) accompagnent des extraits plus ou moins larges de livres, comme L’Idéologie allemande, Le Capital ou L’anti-Dühring. L’élément le plus copieux est fourni par un chapitre des Manuscrits de 1857-1858, dits Grundrisse, intitulé « Formes antérieures à la production capitaliste ». Bien qu’il soit d’un accès assez difficile et rédigé à partir de données encore très parcellaires (c’est seulement dans la décennie suivante que l’anthropologie sociale naîtra réellement en tant que discipline scientifique), ce texte jette un éclairage précieux sur les préoccupations et la méthode de raisonnement des fondateurs du matérialisme dialectique.

Outre cette importante compilation, l’autre grand intérêt du volume tient à la longue introduction – en fait, par son ampleur, l’équivalent d’un petit livre – de la main de Maurice Godelier. Rédigée dans une période qui suivait la « déstalinisation », cette partie est marquée par la volonté affichée de sortir la pensée de Marx du dogmatisme dans lequel on avait voulu l’enfermer durant des décennies.

Pour commencer, Godelier procède à un commentaire fouillé des différents écrits de Marx et Engels et de l’évolution de leur pensée. Il détaille évidemment le contexte, rappelant à quelles occasions ils avaient été amenés à s’intéresser à une question ou à revenir avec des yeux neufs sur un problème déjà abordé. Surtout, il souligne à quel point les fondateurs du matérialisme dialectique se comportaient en intellectuels en quête perpétuelle de la vérité, n’hésitant pas, à mesure des progrès des connaissances ou de leur réflexion, à forger de nouveaux concepts, mais aussi à remanier d’anciennes catégories, voire à les jeter aux orties si nécessaire. En particulier, bien loin de ce qui deviendra sous la plume de Staline la schématique « théorie des cinq stades », selon laquelle les sociétés humaines auraient uniformément traversé une même succession d’étapes, on découvre – ou l’on redécouvre – une analyse faite d’un foisonnement d’hypothèses, en particulier de « modes de production », parfois un temps envisagés, puis plus tard abandonnés.

Parmi les modes de production proposés par Marx, celui dit « asiatique » retient plus spécifiquement l’attention de Godelier. Marx avait forgé ce concept (voisin de celui de « despotisme oriental ») à partir de l’idée, courante à l’époque, selon laquelle la propriété privée du sol était virtuellement absente de certaines régions d’Asie. La structure de classe opposait ainsi des communautés paysannes jouissant collectivement du sol à un État qui les surplombait, prélevant sur elles un revenu qui tenait à la fois de l’impôt et de la rente foncière. Le « mode de production asiatique » avait connu un sort singulier : plusieurs fois évoqué par Marx, il fut de fait expulsé de la doctrine marxiste officielle par les autorités soviétiques autour de 1930. Il est permis de penser que cette condamnation devait beaucoup moins aux problèmes bien réels que soulève ce concept pour caractériser certaines sociétés précapitalistes qu’à sa dérangeante proximité avec la structure sociale issue de la dégénérescence de la révolution d’Octobre. Quoi qu’il en soit, lorsque, quelques décennies plus tard, la chape de plomb du stalinisme fut peu à peu soulevée, la réhabilitation et la discussion du mode de production asiatique devinrent, au sein de l’anthropologie marxiste, l’un des principaux emblèmes de la lutte contre la sclérose.

Le texte de Maurice Godelier ne se limite cependant pas à un commentaire critique de l’évolution de la pensée de Marx ; dans une seconde partie, il propose une lecture marxiste actualisée de la marche aux sociétés de classe. Si précieuse soit-elle, cette esquisse laisse évidemment bien des zones d’ombre et l’on peut aujourd’hui, à la lecture d’Alain Testart, mesurer tout le chemin parcouru – et celui, bien plus long, qui reste à explorer. Ce texte possède le grand mérite d’offrir au lecteur une synthèse matérialiste qui n’hésite pas à pointer du doigt les « parties mortes » des écrits des pères fondateurs.

Pour terminer, il faut ajouter quelques mots à propos de la préface rédigée par le même auteur à l’occasion de la nouvelle édition. En une vingtaine de pages, celle-ci tente d’établir un pont entre quelques thèmes fondamentaux de l’anthropologie sociale – notamment, la place occupée par l’État ou la parenté dans les structures sociales – et les perspectives politiques d’un début de XXIe siècle marqué par le recul général des régimes relevant du « mode de production socialiste ». Sur ce dernier point, le lecteur attaché aux raisonnements marxistes pourra éprouver une certaine perplexité devant des lignes qui semblent avoir renoncé à toute ambition d’un renversement du capitalisme. Au passage, et sur un plan purement factuel, on s’étonne de voir la fondation du Parti communiste chinois datée de 1929 (p. 8), une erreur qui invisibilise une décennie marquée par « l’envol du communisme » et le sanglant écrasement d’une révolution ouvrière et paysanne trahie par sa direction politique.

Quoi qu’il en soit, ces quelques réserves n’enlèvent rien à la qualité de ce recueil. Celui-ci mérite une place de choix dans la bibliothèque de tout lecteur intéressé par les questions que l’évolution des sociétés anciennes a posées – et qu’elle pose encore – à la théorie marxiste.

3 commentaires:

  1. Merci pour ce compte rendu. J’ai toutefois l’impression que vous avez omis de dire que godelier a abandonné les concepts d’infrastructure et de superstructure. En effet il disait à l’époque que la distinction entre ces niveaux est en fait une hiérarchie de fonctions ( plutôt que d’instance comme chez rey , terray , fossaert… ). Ça l’amenait donc a théorisé la structure de parenté comme à la fois rapport de production mais aussi superstructure. Dans la nouvelle préface il dit explicitement que cela ne peut pas être le cas. Ma question est donc , garder vous les concepts d’infrastructure et de superstructure et si oui voyez vous des instance ou des hiérarchie de fonction et si non par quoi le remplacer vous . Godelier parle de rapport politico-religieux maintenant , je ne sais pas quoi en penser et je ne sais pas si on peut l’intégrer dans une théorisation marxiste de l’anthropologie. Encore merci pour tout les travail que vous faites.

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    1. J'ai toujours été assez embêté par la place prise par cette affaire d'infrastructure et de superstructure dans les commentaires marxistes. J'ai l'impression qu'elle dépasse de loin celle que Marx lui accordait. Il a utilisé ces termes en quelques (rares ?) occasions, et j'y vois autant des métaphores qu'un vrai concept. À partir de là, il y a eu des rayons entiers de bibliothèques pour discuter de la place des rapports de parenté, ou de celle du droit. Je n'ai jamais vraiment creusé la chose, mais j'ai parfois eu le sentiment qu'on raisonne mieux en laissant ces mots de côté et en reformulant les choses dans d'autres termes (comme Marx et Engels l'ont d'ailleurs fait à de multiples reprises, par exemple dans leur correspondance).

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  2. Je n'ai pas compris pourquoi tu as dit que Godelier a abandonné les concepts d’infrastructure et de superstructure ? Il a simplement dit que, au lieu de faire une distinction en terme de structures, il fallait en faire une en terme de fonctions

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