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À la pointe du progrès technique

Il y a quelques années, l'ami Jean-Marc Pétillon et moi-même avions publié un article dans la revue Techniques et culture, à propos de l'absence de l'arc en Australie. Dans quelques semaines, nous allons à nouveau intervenir sur le sujet à l'occasion du colloque annuel de la Society of American Archaeology. L'occasion de revenir sur ce que nous disions, mais aussi, d'ajouter quelques élémens importants qui nous avaient alors échappés.

Pour résumer notre argument, nous avions souligné pour commencer que l'arc avait probablement été une invention très rare dans le monde ; on a même quelques raisons de penser qu'il s'est agi d'un événement unique, manifestement survenu quelque part dans l'Ancien monde. Nous montrions que le seul point par lequel l'arc aurait pu pénétrer en Australie était le Cap York, où les Aborigènes se sont trouvés au contact des peuples papous depuis quelques millénaires. Toutefois, en raison des conditions particulières qui prévalaient dans ce goulet d'étranglement, non seulement l'arc papou n'avait pas pénétré l'Australie, mais on a constaté le mouvement inverse, pour ainsi dire à rebours : les tribus papoues les plus proches de l'Australie abandonnèrent l'arc, et (ré)adoptèrent le propulseur australien.

La supériorité assumée de l'arc sur le propulseur n'entrait pas seulement en contradiction avec sa non-diffusion vers l'Australie. Elle s'accordait également mal avec la lenteur de sa diffusion dans le reste du monde. Il semble par exemple qu'il a fallu presque trois millénaires pour qu'il parcoure l'ensemble de l'Amérique du Nord, depuis le détroit de Béring jusqu'au Mexique. Et à l'époque du contact, de nombreuses populations continuaient d'utiliser le propulseur aux côtés de l'arc, telles les troupes d'élite Maya ou ces Tapuyas alliés des Néerlandais, peints avec tant de réalisme par Albert Eckhout. Pour lever ce paradoxe, nous expliquions que la supériorité de l'arc sur le propulseur bénéficiait d'un effet grossissant : nous avons tendance à établir la comparaison à partir des arcs modernes, lesquels sont effectivement d'une portée et d'une précision incomparables avec le propulseur. Mais avant d'en venir aux arcs longs ou composites, l'humanité en est longtemps restée à des modèles beaucoup plus frustes et nettement moins performants, face auxquels le propulseur avait de solides arguments. En fait, la supériorité de l'arc sur le propulseur tient moins aux propriétés intrinsèques du mécanisme de propulsion utilisé qu'à un potentiel d'amélioration bien supérieur.

Nous n'avons rien à retirer à ce que nous écrivions alors, mais nous pouvons aujourd'hui ajouter un élément essentiel. Si l'on se fonde sur le cas australien – le seul où l'arc n'est jamais intervenu dans l'équation – celui-ci ne remet pas seulement en question la supériorité absolue de l'arc sur le propulseur, mais aussi celle du propulseur sur le tir à la main. Loin d'être universel sur ce continent, le propulseur y était resté inconnu en plusieurs endroits. Mieux : en bien des régions, son principe était parfaitement maîtrisé, mais il n'occupait qu'une place relativement réduite, et on continuait à privilégier en maintes circonstances le tir à la main. Un document est éloquent à cet égard : il s'agit de la carte établie par Davidson en 1936, et que dont on trouvera ici une version remise au goût du jour.

Pour rendre compte de cet état de fait a priori surprenant, Jean-Marc Pétillon a émis l'hypothèse que dans un contexte où les outils techniques restent peu élaborés, ceux-ci pèsent finalement d'un poids assez faible dans le résultat final : le facteur déterminant continue d'être l'habileté de celui ou celle qui les manie, que l'on parle de chasse, de combats entre humains ou de toute autre activité. Dès lors, on pourrait admettre qu'une amélioration technique, si réelle soit-elle, n'emporte pas nécessairement l'adhésion, dans la mesure où elle n'améliore pas de manière radicale et visible l'efficacité du geste. Ainsi, certains groupes aborigènes ont pu fort longtemps conserver le lancer à la main, par inertie, par conservatisme, ou par volonté que l'on pourrait qualifier d'identitaire. Malheureusement, à ma connaissance, nous n'avons pas de documents rapportant les raisons pour lesquels les Aborigènes eux-mêmes expliqueraient avoir adopté ou refusé telle ou telle innovation, et nous en sommes donc réduits aux suppositions. Mais quoi qu'il en soit, si l'hypothèse de Jean-Marc est juste (et c'est bien mon sentiment), les groupes qui refusaient le propulseur ou telle nouvelle manière de tailler une pointe barbelée n'étaient pas pour autant significativement moins efficients dans leur recherche de nourriture ou dans les affrontements éventuels avec leurs voisins. Là encore, le constraste n'a rien de comparable avec celui qui opposa beaucoup plus tard, par exemple, des groupes munis d'arcs à d'autres qui possédaient des armes à feu.

Autrement dit, et en guise de conclusion générale, le progrès technique, sur le long terme, est irrésistible – et il le devient de plus en plus à mesure qu'il se cumule. Mais inversement, plus on remonte vers le passé, et plus on considère des périodes ou des espaces spécifiques, plus les arbres peuvent donner l'impression de cacher la forêt, et les stagnations ou les reculs locaux dissimuler la tendance générale.

15 commentaires:

  1. Jean-Mathieu Robine22 février, 2024 14:19

    Vers la fin de l'article, vous affirmez que la concurrence entre le propulseur et l'arc n'est pas comparable à celle entre l'arc et le fusil. Il me semble que vous surestimez les performances des fusils antérieurs à ceux à canons rayés et à balles ogivales (milieu du XIXe s.). J'ai lu quelque part (hélas, je ne sais où) un article qui démontrait, un peu comme vous le faites à propos de l'arc et du propulseur, que les armes à feu - du moins les armes portatives - antérieures au XIXe s. n'apportaient pas un avantage aussi net que nous pouvons le croire aujourd'hui sur les arcs et que ce fait contribue à expliquer l'époque relativement tardive de la colonisation de la quasi-totalité de l'Afrique (à quelques exceptions près). Vous pourriez donc probablement inclure dans votre analyse le cas des armes à feu. Il semble que seules celles radicalement modernisées depuis la révolution industrielle donnent un avantage décisif à leurs possesseurs.

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    1. Vous avez parfaitement raison, et d'ailleurs, pendant que j'écrivais le billet, un petit coin de mon cerveau me disait que cela aurait été une précision nécessaire – le parallèle avec le rapport arc / propulseur est en effet assez frappant.

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    2. L'Afrique fait 60 fois la superficie de la France, c'est quand même normal qu'il ait fallu beaucoup de temps pour la coloniser, c'est-à-dire assurer une domination politique durable sur des territoires par ailleurs assez lointains. De plus, avoir de meilleures armes n'est jamais une garantie de gagner des batailles militaires.

      Ce serait quand même étrange que la plupart des armées aient migré vers les armes à feu dès le XVIè siècle s'il n'y avait à cela aucun avantage technique (qui peut être de plusieurs ordres : facilité d'utilisation, portée, capacité de perforation, possibilités tactiques...).

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    3. Jean-Mathieu Robine22 février, 2024 21:25

      Les Amériques sont beaucoup plus étendues que l'Afrique mais ont été, pour l'essentiel, colonisées bien plus vite et bien plus tôt. La superficie de l'Afrique n'est donc pas un argument pertinent.

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    4. Ce n'est parce que ça s'est passé différemment aux Amériques que la taille n'est pas un argument pertinent. Notamment parce que les sociétés impliquées étaient également différentes, et aussi parce que l'arrivée de populations européennes en Amérique y a importé des agents pathogènes qui ont conduit à un effondrement démographique des populations autochtones.

      On en revient au point ci-dessus : les armes seules ne sont pas suffisantes, il y a d'autres facteurs qui favorisent (par ex. pathogènes) ou contrecarrent (par ex. superficie) les entreprises de domination politique. Que ces facteurs interagissent de façon complexe est une évidence, et la lenteur de la colonisation de l'Afrique ne peut à elle seule invalider l'efficacité des armes à feu pré-modernes, de même que la rapidité de la colonisation de l'Amérique ne peut à elle seule prouver l'efficacité des mêmes armes.

      Et enfin il y a une condition nécessaire, fondamentale, à la colonisation : la volonté de coloniser. L'impérialisme européen n'est pas un phénomène continu et invariant, il connaît des changements au fil de l'histoire. Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Partage_de_l%27Afrique#Causes_de_la_ru%C3%A9e

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  2. Certes, mais l'usage et le choix des armes ne dépend pas que de critères techniques, ni même de leurs conditions d'usage (en milieu naturel ouvert ou fermé, par exemple). En effet, les armes donnent lieu à une axiologie qui peut primer sur les aspects techniques, comme c'est justement le cas de l'arc, valorisé dans certaines cultures, alors qu'au contraire il est méprisé dans d'autres, étant considéré par elles comme typiquement une arme de lâche. Sur ce: Bernard Sergent 1991. «Arc.» Mètis Anthropologie des mondes grecs anciens 6(1-2): 223-252.

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    1. Oui, c'est un aspect de la chose. Mais l'autre bout du gourdin, c'est qu'au bout du compte, l'arme qui possède une supériorité technique (et qui procure donc une supériorité militaire) finit nécessairement par s'imposer, par mimétisme ou par défaite de ceux qui refusent de l'adopter. L'idée que je tentais d'exprimer, c'est que le rôle des préférences culturelles est d'autant plus important et plus durable que la différence d'efficacité objectives entre les alternatives est ténue. Mais inversement, lorsque cette différence devient flagrante, alors d'une manière ou d'une autre, les préférences culturelles sont contraintes de céder le pas. Pour citer un exemple classique (et en espérant ne pas dire de bêtise), la chevalerie française a bien été obligée de reconsidérer son mépris de l'arc après la déroute d'Azincourt...

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  3. A Azincourt, c'était le "long bow" anglais, non composite, mais quand même la Rolls de l'arc de l'époque (en if poussé à l'ombre !). Les archers étaient très entraînés, et les archéologues peuvent observer des déformations osseuses importantes sur leurs squelettes, un peu les mêmes que chez des haltérophiles. Je crois me rappeler, mais je ne peux pas citer de source, que ça allait avec des exemptions fiscales pour les archers, et tout un tas d'obligations à respecter pour des entraînements très fréquents. En plus, il y avait une normalisation (standardisation) des flèches, produites en quantité énorme.
    Ce que je veux dire, c'est que ce n'était pas juste un objet technique performant (l'arc), mais que son efficacité militaire était liée à tout un ensemble de directives. Son emploi tactique requérait aussi une formation des archers pour qu'ils tirent ensemble de façon coordonnée des milliers de flèches selon une cadence réglée.
    Même s'ils l'avaient voulu, les Français n'auraient pas pu adopter cette arme du jour au lendemain ; elle n'aurait pas été aussi efficace, sauf de façon ponctuelle. Son efficacité à grande échelle dépendait de tout un système militaire, politique et même social.
    Marc Guillaumie.

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  4. Les témoins de l'époque disaient que les flèches étaient si nombreuses qu'elles obscurcissaient le soleil... Ce qui avait été considéré comme une exagération, jusqu'à ce que des historiens étudient les décomptes des quantités de flèches apportées par bateaux, et tirées à Crécy, Poitiers, Azincourt. Comme ces tirs étaient si puissants qu'ils perçaient les armures à plusieurs dizaines de mètres, ça faisait des ravages sur les charges de cavalerie. Mais pour obtenir des résultats pareils, il ne suffit pas d'avoir un bon outil technique (l'arc). Il y a tout un arrière-plan tactique, légal, social (fiscal) qui fait penser à la notion moderne de "système d'armes". Pour que cette archerie fonctionne de façon importante, pas anecdotique, il était nécessaire que la société compte un certain nombre de travailleurs indépendants "libres", qui aient le temps de s'entraîner et qui aient intérêt à des dégrèvements fiscaux.
    Pour compléter ce qu'a dit plus haut Jean-Mathieu Robine (mais malheureusement je ne trouve plus ma source), il paraît que le "long bow" n'a été dépassé par les armes à feu qu'au XIXe siècle : portée utile, cadence de tir.

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  5. Un dernier détail : en face des archers anglais, les Français avaient des arbalétriers (mercenaires génois)... Voilà une arme bien plus efficace que l'arc, en principe ! Il paraît que la pluie avait déréglé les cordes des arbalètes, mais ça n'a pas dû se produire à chaque fois ; il paraît surtout que les chevaliers français avaient l'intelligente habitude de foncer en écrabouillant toute la piétaille, y compris leurs propres arbalétriers...
    Pour conclure : les défaites françaises (Crécy, Poitiers, Azincourt) ne sont pas dues à la maîtrise par les Anglais d'une arme nouvelle (l'arc) car il y avait des armes plus puissantes en face. Elles sont plutôt le résultat d'une technique et d'une organisation, qui a su tirer de l'arc le meilleur parti. Et sans doute d'une société qui était militairement mieux structurée.
    Ce n'est pas en contradiction avec ce que dit Christophe, à condition de considérer que l'arme elle-même compte moins que ses conditions de mise en œuvre ; et que ce qu'il appelle "préférences culturelles" est très contraignant. Le comportement stupide des chevaliers français était sans doute "culturel" (comme la discipline des archers anglais) mais c'était moins un choix que le résultat d'orientations sociales situées très en amont de la bataille. L'idée de Christophe, selon laquelle plus les armes sont simples et plus compte l'habileté de celui qui les emploie, est sans doute vraie, mais elle ne s'applique pas ici : malgré son allure simple, le "long bow" est extrêmement raffiné, et surtout son efficacité dans la bataille ne dépend pas de la prouesse d'un archer individuel, mais de l'organisation des groupes d'archers, donc directement du rôle de l’État.
    Marc G.

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  6. Sur le remplacement de l'arc par les armes à feu dans les armées modernes, il y a plusieurs études de cas, par exemple ici pour l'Angleterre : https://www.jstor.org/stable/3101785?seq=7 En résumé très rapide : l'abandon du long bow intervient à une époque où celui-ci était encore supérieur au mousquet, mais où le strict entraînement nécessaire pour en tirer le meilleur parti était sur le déclin. Ça fait écho à ce qui a déjà été dit, il n'y a pas que les performances de l'outil en lui-même, mais aussi les conditions sociales de son utilisation…

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    1. Je crois que cette discussion ne contredit pas ce que j'écrivais, mais au contraire, qu'elle l'illustre. Que dans l'analyse d'une situation précise, on doive faire intervenir une multitude de facteurs, que ces facteurs puissent renforcer ou au contraire contrebalancer les aspects purement techniques, c'est tout à fait clair. Que, sur un autre plan, chaque technique ne puisse être mise en œuvre indépendamment du contexte et des rapports sociaux, c'est une évidence – on aurait bien du mal à imaginer une central nucléaire dans des groupes de chasseurs-cueilleurs, de même d'ailleurs qu'une société de capitalistes et de salariés qui s'approvisionneraient à la lance et au propulseur. Mais tout cela ne doit pas faire oublier qu'au bout du compte, le progrès technique, civil ou militaire, a constitué l'axe évolutif des sociétés humaines. Les fleuves, ne fussent-ils ni longs, ni tranquilles, finissent toujours par se déverser dans la mer ; de même, les inventions susceptibles de représenter une efficacité accrue, qu'il s'agisse de l'arc ou, plus tard, des armes à feu, peuvent connaître des débuts peu glorieux ; elles peuvent coexister durant des siècles ou des millénaires avec des outils plus frustes, voire être localement et temporairement abandonnées (je viens de découvrir que tel avait quasiment été le sort de l'arc dans toute la Polynésie). Mais au bout du compte, à l'échelle globale, la résistance des chevaliers français finit par céder devant la performance des flèches anglaises, et le code de chevalerie devant les arquebuses.

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  7. Je souhaite ajouter un grain de sel à cette belle discussion. La dernière charge victorieuse de la cavalerie française eut lieu en septembre 1918 sur le front d’orient où les chasseurs d’Afrique culbutèrent une armée bulgare ( excusez la rudesse du récit mais c’ est mon arrière grand-père qui en était qui parle ). On est loin d’Azincourt.
    Pour ce qui concerne sa petite sœur la charge d’infanterie, on a longtemps raconté dans les mess de l’armée française qu’une section du corps expéditionnaire en Corée avait chargé baïonnette au canon les défenses chinoises au cris de « mort aux cons », vaste programme...
    Je profite de cette intervention pour vous remercier tous.

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    1. On peut bien sûr trouver maints exemples de victoires obtenues avec des armes moins performantes, ou contre des adversaires mieux équipés, supérieurs en nombre. Je n'en connais pas l'authenticité, mais le film Braveheart de Mel Gibson montre les paysans écossais qui brisent la charge de cavalerie de nobles avec des pieux dissimulés. Et plus près de nous, un exemple fameux est la défaite des troupes coloniales britanniques et de leur mitrailleuse contre les Zoulous armés de lances (et de quelques mauvais mousquets) à la bataille d'Isandlwana en 1879.
      Mais là encore, ces cas de figure n'empêchent pas les tendances de fond de s'imposer. Et au bout du compte, malgré les exceptions locales, les sociétés qui disposaient des armes les plus puissantes (et donc, de la technique la plus efficace, ainsi que des rapports sociaux qui allaient avec), ont globalement fini par dicter leur loi aux autres et par façonner le monde tel que nous le vivons.
      Et merci pour vos remerciements !

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  8. L'idée que Christophe énonce ici est essentielle. C'est la cheville ouvrière (pardonnez la métaphore !) d'une vision évolutionniste linéaire des sociétés humaines, ou vision mécaniste, qu'il me semble possible d'interroger. Je ne dis pas que Christophe a tort. Je n'en sais rien. Mais cette idée, qui semble de bon sens, n'est pas si évidente.
    Je reprends l'idée d'ensemble : « au bout du compte le progrès technique (…) a constitué l'axe évolutif des sociétés humaines » ; « le progrès technique, sur le long terme, est irrésistible ». Selon Christophe, le progrès technique s'accompagnerait des changements sociaux nécessaires pour que la technique puisse fonctionner, comme si ces changements sociaux étaient une condition secondaire ; et le tout entraînerait un changement des mentalités : « le code de chevalerie » a cédé « devant les arquebuses ». C'est l'idée marxiste orthodoxe (mais non pas marxienne) des infrastructures, qui modèleraient les superstructures ; sauf que dans la théorie de Christophe l'infrastructure c'est la technique, et non pas les rapports sociaux à la technique : contradictions, complémentarité, etc.
    Devant quelques contre-exemples, Christophe complète sa théorie en énonçant une idée secondaire : « au bout du compte (…) la supériorité technique finit nécessairement par s'imposer » mais cette supériorité n'est pas toujours évidente au début. Quand la technique est encore « fruste », la « différence d'efficacité objective » est peu apparente, et c'est l'habileté de l'utilisateur qui est la plus importante.
    Cette idée secondaire appelle au moins deux remarques :
    1)- Si elle était vraie, alors il n'y aurait pas de championnat de tir, ni de course automobile. La carabine de tir sportif ou la formule 1 sont des outils extrêmement sophistiqués, et l'habileté de l'utilisateur devrait compter très peu. Et on voit qu'en effet, entre différents champions, les performances se mesurent en millimètres ou en centièmes de secondes, comme si on tendait vers la limite de ce que peut permettre l'outil ; mais ces performances sont très supérieures à celles de l'amateur moyen. Donc, même quand la technique est évoluée, l'habileté de l'utilisateur reste très importante.
    2)- Qu'est-ce qui permet de dire qu'une technique est « fruste » ou évoluée ? Comment mesurer cela ? J'ai l'impression qu'implicitement on se réfère à des trucs naïfs, comme le nombre de pièces de l'outillage : lancer à la main, zéro pièce ; au propulseur, une pièce ; à l'arc, deux pièces (la corde et l'arc) ; à l'arbalète, trois ou quatre pièces (la corde, l'arc, l'arbre, la noix) ; etc. Ou bien on fait un raisonnement circulaire : leur succession dans le temps montre que les outils sont de plus en plus évolués ; les outils les plus évolués l'emportent ; et qu'est-ce qui le prouve ? Leur succession dans le temps.
    Je répète que le grand arc anglais était extrêmement raffiné, quoiqu'il ait l'air tout simple, même pour l'époque (car il existait des arcs composites, à double courbure, etc.) et que des techniques efficaces ont été abandonnées pour des raisons de réprobation sociale. Par exemple le curage des blessures infectées en y déposant des asticots : cela a été pratiqué pendant des siècles, et encore parfois dans les tranchées de la guerre de 1914-1918, mais abandonné dès qu'on a disposé de moyens moins répugnants, pas forcément plus efficaces. Il y aurait mille exemples comme cela.
    Merci à Christophe et merci à tous.
    Marc Guillaumie.

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