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Retour sur la définition des classes

Dans un article rédigé il y a deux ans (déjà !) sur ce blog, je soulignais les difficultés que pose la définition des classes sociales ou, dans les termes de la classification proposée par A. Testart, de la délimitation entre les mondes II et III.

Je n'ai guère avancé sur le chemin de la solution, mais les discussions menées la semaine passée avec quelques collègues (et qui en appellent d'autres !) m'ont convaincu de déterrer cet os à ronger. Et ce d'autant plus que les réflexions menées entre-temps au sujet de l'autre transition, celle qui mène du monde I au monde II, m'ont suggéré une reformulation de la problématique – les quelques lignes qui suivent ne reprennent pas l'état de la question : j'invite les lecteurs intéressés à se référer aux textes concernés.

Mon intuition me suggère un étroit parallélisme entre les deux situations.

  1. Dans les deux cas, la solution proposée par Testart privilégie un élément juridique : l'existence du prix de la fiancée et du wergild dans un cas, celle de la propriété fundiaire dans l'autre. Mais dans les deux cas, cette solution pèche par son étroitesse : il existe des sociétés à richesses qui ignorent néanmoins paiements matrimoniaux et judiciaires. De même, une partie des rapports de classes (à commencer par l'esclavage) est indépendante de la propriété fundiaire.
  2. Appréhender le phénomène visé via ses conséquences ou ses manifestations (en quelque sorte, par la bande), est une fausse bonne idée. On ne définit pas la richesse par les inégalités de richesse, pour deux raisons : pour commencer, parce que dire qu'il existe des inégalités de quelque chose ne nous dit rien sur la nature de ce quelque chose. Ensuite, parce la richesse peut fort bien exister sans engendrer d'inégalités de richesse – ou en engendrant des inégalités si limitées qu'elles en deviennent imêrceptibles. Je crois qu'il en va de même pour l'exploitation : il faut parvenir à la caractériser pour ce qu'elle est, et non par ses corrélats supposés (l'existence de dépendants, de fait ou de droit, ou, comme je le suggérais, celle de possédants détachés du travail productif).
  3. Pour la richesse comme pour l'exploitation, toute la difficulté tient au fait que le phénomène censé constituer le critère de délimitation existe d'une manière ou d'une autre dans toutes les sociétés. La richesse est présente dans le Monde I sous la forme de biens écheangeables contre d'autres biens. L'exploitation est présente dans tout le monde II (esclaves, rubbish men, femmes, dépendants de toute sorte...), voire au sein du Monde I lui-même – en tout cas, sur le plan théorique, rien ne s'y oppose. Il faut donc parvenir à décomposer le phénomène pour identifier quelle est la forme spécifique sous laquelle il peut valablement servir de critère. C'est ainsi qu'en ce qui concerne la richesse, j'avais proposé une distinction entre richesse « élémentaire » et richesse « étendue », seule la présence de la seconde caractérisant les mondes II et III.

Si je suis sur la bonne voie, il faudrait donc parvenir à décomposer le phénomène de l'exploitation pour mettre en lumière lesquels, parmi ses éléments constitutifs, sont caractéristiques d'une société de classes (i.e. du monde III). Voilà donc une excellente question... pour laquelle je n'ai pas le début de la queue d'une réponse.

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Le grand serpent n’est pas mort…
    La richesse est constituée d’un certain nombre de biens. Tous les biens échangeables constituent-ils de la richesse ? Dans notre monde, oui sans aucun doute : tous sont rendus équivalents par la magie de la monnaie. Mais dans un monde « primitif » il n’y a pas d’équivalence générale et tous les biens n’ont pas la même fonction : certains ne servent qu’à satisfaire des besoins sociaux : mariage, deuil, wergeld, etc. Et ceux-là peuvent être accaparés par une catégorie d’individus qui forment la strate dirigeante. Celle-ci forme-t-elle une classe sociale ? Pas nécessairement : il peut s’agir d’un ordre (religieux par exemple) n’ayant aucune activité productive (les croyants donnent volontairement). Une foule d’autres biens, qui constituent aussi la richesse, n’ont pas cette fonction. La classe dirigeante est-elle définie ou même caractérisée par sa seule richesse ? Certainement non. Sinon par quoi ? Par le pouvoir – celui de percevoir des richesses (par exploitation [économique], par la violence, etc.) - que lui donne la propriété des biens de production des subsistances ?
    Si maintenant on aborde la question des classes, tu cites pêle-mêle certaines catégories qui sont exploitées (donc qui forment une classe ou une partie de classe) : esclaves, rubbish men, femmes, etc. Les esclaves forment une strate caractérisée juridiquement : ils ne sont pas libres. Forment-ils nécessairement une classe ? Ils peuvent être de « simples » objets de valeur. Dans le cas où ils ne sont tous que des domestiques peut-on les considérer comme des exploités alors qu’ils ne produisent rien ? Et s’ils produisent un peu sont-ils « un peu » exploités (et forment-ils « un peu » une classe ?) ? Peut-on parler d’exploitation s’il n’y a pas de production (avant même qu’il soit question de « surplus ») ? La même question se pose pour le lumpenprolétariat ou les rubbish men : peut-on considérer qu’ils sont exploités alors qu’ils ne produisent rien (ou à peine de quoi survivre). Peut-être une définition très large pourrait en faire des exploités mais alors quel intérêt (théorique) une telle définition a-t-elle ?
    Marx nous a laissé un nombre considérables de textes (et des idées qui ont évolué mais qu’on présente souvent comme une masse invariable) sur les classes sociales sans jamais les définir. Mais son but n’était pas de faire un manuel d’économie politique ! Son premier but était de comprendre l’évolution du capitalisme… pour mieux le révolutionner. Il n’a pu terminer sa tâche (peut-elle d’ailleurs avoir une fin ?). Mais pour ce qui concerne les sociétés précapitalistes, il n’en était qu’à des balbutiements. Hélas !

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    1. Hello Momo
      Bon, si je conclus ton commentaire, je ne vois pas d'autre chose à dire que « tout cela est bien compliqué »... ce que je savais déjà ! Le problème est de savoir si cette complication rend la notion même de société de classes (ou de Monde III) nulle et non avenue, ou si elle correspond bel et bien à une réalité qu'il s'agit de mieux définir. Je continue à croire en la seconde option, même si je n'ai aucune réponse satisfaisante... pour l'instant ?
      Un détail : mon allusion aux rubbish men fait allusion à une citation de Meggitt dont je ne me souviens plus précisément, mais qui explique comment, dans la tribu de Nouvelle-Guinée qu'il étudie, ils sont pris sous l'aile d'un individu riche qui aura à coeur de leur faire effectuer toute une série de tâches et de les « exploiter consciencieusement » (je cite de mémoire).

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