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Voyager dans l'invisible (Charles Stépanoff)

Ce livre, paru il y a quelques semaines aux éditions La Découverte, est le fruit de plusieurs années de travail de l'anthropologue Charles Stépanoff, sans aucun doute le meilleur spécialiste français actuel de l’aire sibérienne et, ce qui ne gâte rien, intéressé par les problèmes d’évolution sociale. Centré sur la question du chamanisme, le texte ne se limite pas à la description méticuleuse des rites : en soulignant les deux grandes formes de chamanisme qui caractérisent cette immense zone, il s'interroge sur les rapports entre ces deux formes et les structures sociales au sein desquelles elles se sont développées. L'auteur nous invite donc à une vaste entreprise comparatiste, discutant en particulier de manière critique les hypothèses d'Alain Testart sur les liens entre stockage, richesse et hiérarchie. Cette discussion, que Charles Stépanoff avait plus brièvement menée dans L'Homme, à propos du livre d'Emmanuel Guy, s'est tout récemment prolongée en direct, avec nos échanges nourris lors du colloque « Une aristocratie à l'Âge de pierre ? ». Je la reprends ici, à clavier reposé.

Préambule : imaginaire et réalité

Pour commencer, il me faut en quelques mots lever une hypothèque, certes un peu périphérique par rapport à la thèse centrale, mais qui a son importance pour le matérialiste intransigeant qui écrit ces lignes. La première partie discute en effet de l'imagination, du peu d'importance que lui accorde notre propre société et de la manière dont elle pouvait, au contraire, être valorisée dans d'autres. Cet exposé est loin d'être dénué d'intérêt, mais il soulève tout de même un sérieux problème : à aucun moment, en effet, n'est établie la moindre différence entre le fait d'imaginer des situations (ou des êtres) réalistes, et celui d'imaginer des situations ou des êtres fantasmatiques. Ce n'est pas un oubli : c'est un choix délibéré, comme si poser une telle question était sans intérêt ou, pire, sans objet. On reconnaît là la marque d'un courant de pensée qui domine l'anthropologie française, et dont le plus éminent représentant est Philippe Descola – qui signe d'ailleurs la préface de l'ouvrage : au motif d'étudier sans parti pris les « ontologies » (le terme lui-même est déjà farouchement biaisé) différentes de la nôtre, il ne faudrait jamais soulever la question de leur plus ou moins grande adéquation au réel, question qui, selon les circonstances, sera jugée superflue ou franchement inconvenante. Mais, comme le remarquait déjà Dan Sperber il y a plusieurs années, croire aux vaches ou aux fantômes n'est tout de même pas tout à fait la même chose : les vaches existent, les fantômes non, et si le fait que les gens croient aux vaches montre simplement qu'ils sont sains d'esprit, le fait qu'ils croient aux fantômes pose une question spécifique, à laquelle la science sociale doit tenter de répondre. En marchant dans les traces de Philippe Descola (elles-mêmes largement mêlées à celles de l'ineffable Bruno Latour), Charles Stépanoff ferme par avance la porte à toute interrogation sur les formes que prend le monde surnaturel chez ces peuples.
Ainsi, on ne peut qu’être gêné de lire qu’il ne faudrait pas « céder trop vite au dualisme réducteur qui oppose dans la pensée moderne l'objectivité des perceptions à l'illusion des images mentales internes » (p. 27), comme si c'est ainsi que le problème se posait ! La pensée moderne – c’est-à-dire rationaliste –, sauf erreur, sait parfaitement que les perceptions ne sont que partiellement objectives (et, dans certains cas, qu’elles sont fondamentalement altérées par divers facteurs). De même, les images mentales internes ne sont pas par nature illusoires : on peut imaginer des choses très réelles, ou très réalistes. De même, il y a de quoi rester perplexe devant l’idée selon laquelle :
Il y a de fortes chances que le point de vue surplombant qui classifie les imaginaires des différentes sociétés humaines selon leur degré de réalité soit simplement l'expression du régime d'imagination de la modernité occidentale. (33)
Je ne sais si quiconque a jamais classé les imaginaires des sociétés humaines, ni selon quel critère. Si un tel classement est intervenu en fonction de son réalisme, ce n'est certainement pas celui des imaginaires, mais celui des représentations mentales que chaque société a considéré comme vraies, c’est-à-dire comme fidèles et adéquates au monde réel. Aucun matérialiste n'a jamais dévalorisé la mythologie grecque ou le Seigneur des anneaux en tant que produits de l'imagination humaine. En revanche, considérer que les Titans n’ont pas davantage de réalité que les elfes, contre ceux qui prétendent le contraire, ne doit rien à une quelconque « expression du régime d’imagination » : c’est la conséquence d’une volonté méthodique de connaître le monde extérieur à la conscience humaine, et de faire la différence entre le fantasme et la réalité.

Deux formes de chamanisme

En dépit de cette hypothèque initiale, le texte aborde bien des questions passionnantes, en menant l'enquête d'une manière méticuleuse et prudente, sur un matériel d'autant plus difficile à traiter que ces peuples ont été victimes de la colonisation russe depuis trois ou quatre siècles et que d'importants mouvements de population ont occasionné de nombreux brassages et influences mutuelles. Ma propre connaissance de cette zone, très limitée, ne me procure aucun recul particulier sur les données présentées dans le livre ; mais je ne vois aucune raison de douter de la rigueur avec laquelle elles y sont traitées et exposées.
L’angle d’approche choisi par Charles Stépanoff est donc celui des pratiques et des rituels religieux de ces sociétés, qui relèvent en l’occurrence d’un fonds commun que l’on peut qualifier de chamanique. L’argument selon lequel cette étude représente une porte d’entrée vers d’autres dimensions de la structure sociale, en particulier celles liées aux inégalités et à la hiérarchie, est tout à fait convaincant :
La seule forme de spécialisation universellement connue en Asie du Nord est celle d'expert de l'invisible, celle de chamane, à qui le groupe confie une part de la gestion de ses rapports au monde. Dans différents contextes, la division sociale du travail imaginatif apparaît comme la forme première de division sociale du travail. C'est pourquoi je crois que l'étude du chamanisme et des usages de l'imagination peut permettre d'éclairer les germes de la spécialisation, des élites et de la hiérarchisation (p. 18)
"Homme toungouse"
Grasset de Saint-Sauveur, vers 1797
L’auteur montre que les pratiques chamaniques se répartissent de manière très nette en deux grands types. Dans la version dite « hiérarchique », le chamane agit comme un intermédiaire particulier entre le monde réel et le monde imaginaire. Doté d'attributs spécifiques, ostentatoires (et dispendieux) qui lui sont réservés, il pratique des rites qui sont de véritables spectacles, auxquels assiste l'assemblée des gens réputés ordinaires. À cette forme est associé un fort caractère héréditaire de la fonction chamanique. Dans la version dite « hétérarchique », au contraire, le chamane n'est qu'un être particulièrement doué dans une pratique à laquelle tout un chacun, ou presque, peut s'adonner à des degrés divers. Il ne dispose ni d'un statut héréditaire, ni d'accessoires hors de portée d'individu ordinaire. Et ses prestations se déroulent dans le cadre de la tente dite sombre, qui ne donne lieu à aucun spectacle particulier.
Je n'ai aucun commentaire à faire sur cette classification qui, encore une fois, semble convaincante et nuancée : Charles Stépanoff recense, pour chacun des différents traits qui caractérisent les modes hiérarchiques et hétérarchiques, quels peuples possèdent quels caractères, et signale expressément les quelques cas un peu hybrides, qui n'empêchent nullement la dichotomie de fonctionner, à titre global, de manière tout à fait nette.
Le livre met en évidence la portée de cette opposition, qui dépasse le simple cadre religieux : en un mot, les sociétés à chamanisme hiérarchique sont aussi des sociétés hiérarchiques. Et les sociétés à chamanisme hétérarchique sont des sociétés hétérarchiques. Autrement dit, il y a une adéquation étroite entre les formes de chamanismes et les structures sociales ce qui, en soi, constitue un résultat de grande valeur.
Là, en revanche, où blesse le bât matérialiste, c'est dans le lien que cette dichotomie entretiendrait avec les éléments techno-économiques fondamentaux. Selon Charles Stépanoff, les données sibériennes prennent en effet en défaut la relation établie il y a quarante ans par Alain Testart entre stockage et richesse – cette même idée traverse également et pour cause, la critique publiée dans L’Homme à propos du livre d’Emmanuel Guy. C’est là un point extrêmement important : l’idée qu’on peut relier l’apparition des inégalités de richesse (et donc, le bouleversement des structures sociales que celle-ci a signifié) à des transformations identifiées du système technique est un argument fort en faveur de l’explication matérialiste de l’évolution sociale. S’il s’avérait en effet que la richesse est née en-dehors de toute innovation technique identifiée, ou que de telles innovations n’ont constitué tout au plus que des conditions nécessaires, mais nullement suffisantes, à l’émergence des inégalités socio-économiques, alors peut-être serait-on contraint d’admettre que des bifurcations résolument fondamentales dans l’histoire des sociétés humaines ont tenu à des facteurs purement idéologiques, eux-mêmes indépendants de toute détermination par la sphère économique.
Parmi les pages que Charles Stépanoff consacre à cette question, c’est sans doute celles qui commentent le livre d’Emmanuel Guy qui contiennent les lignes les plus synthétiques sur ce point – afin de bien restituer le raisonnement, j’ai préféré le citer longuement :
L’économie de stockage implique-t-elle nécessairement le développement de hiérarchies sociales ? Pour Alain Testart, le lien est effectif (...) Or, un examen attentif de l’ethnographie amène à remettre en cause cette assimilation. Certes au Kamtchatka et dans le bas Amour, les salmonidés, ressource économique majeure, sont stockés sous toutes les formes possibles : séchés, fermentés, fumés, réduits en poudre. (…) Mais voit-on une aristocratie héréditaire, des droits sur des territoires de pêche, des potlatch, un art monumental grandiose chez les peuples paléosibériens de la région (populations autochtones de la région, rejointes plus récemment par les Altaïques qui pratiquent l’élevage) ? Non, on n’en trouve aucune trace. Prenons l’exemple des Itelmen (Kamtchadal), tels qu’on les connaît par l’excellente description de Stepan P. Kracheninnikov au XVIIIe siècle (1767). Les différences économiques induites par le stockage du poisson ne donnent lieu qu’à une autorité sociale très limitée. Les individus aisés sont écoutés attentivement, mais ne peuvent donner aucun ordre ni punir quiconque. Aucune ostentation dans le mobilier ou l’habit ne permet de distinguer un riche de ses voisins moins fortunés. Contrairement aux usages de la côte Nord-Ouest, il n’existe pas chez eux de paiement du prix de la fiancée, fonction première d’une richesse socialement utile selon Alain Testart (2012). C’est le service pour la fiancée qui est pratiqué, c’est-à-dire une longue période durant laquelle le prétendant vient aider les parents de sa promise (Kracheninnikov 1767 : 111-112). Faut-il regarder les Itelmen comme une exception ? Non, car leurs voisins chasseurs-pêcheurs sédentaires, Koriak, Chukch et Yukaghir de la forêt, ont tous également pour prestation matrimoniale le service pour la fiancée. Même chez ceux des Koriak et des Chukch qui ont adopté le pastoralisme du renne, il faut servir son beau-père et payer de sa personne pour se marier. De même, les richesses n’ont aucune utilité pour compenser un meurtre : seul le sang efface la dette de sang. (…)
Le cas des Nivkhs (jadis appelés Gilyak) de l’île de Sakhaline vient compléter ce tableau :
Plus au sud, la société nivkh admet la possibilité de prix de la fiancée, cependant, ici non plus, on ne voit pas de patriarches, de classe dominante ni aucune autorité structurelle. La prospérité des individus riches est conçue comme l’effet de leurs efforts et de leurs qualités personnelles : intelligence, zèle, force et chance due au respect des obligations rituelles. La chance obtenue par un tel individu résulte d’une faveur des esprits à l’ensemble du clan, c’est pourquoi le riche est tenu de partager ses ressources et d’ouvrir sa maison à quiconque a faim. Les riches sont plus aptes à organiser des fêtes de l’ours, grands festins au cours desquels un ours captif est abattu et mangé. Mais ces fêtes se distinguent des potlatchs en ce qu’elles ne sont nullement associées à des revendications compétitives sur des privilèges, gardant pour visée première l’entretien de bonnes relations entre les humains et les « hommes de la montagne », c’est-à-dire les ours. Accaparer des biens et des privilèges est une attitude réprouvée par l’éthique nivkh ; elle vaudrait à celui qui s’en rendrait coupable un mépris généralisé qui lui ferait perdre toute autorité.
La fête de l'ours chez les Nivkhs
La conclusion tombe alors :
Les peuples de l’Extrême-Orient sibérien nous apprennent que l’économie de stockage n’implique pas nécessairement de stratification sociale, ni de domination politique. La labilité des positions sociales révèle un système de relations hétérarchique plutôt que hiérarchique. On retiendra, en outre, que la quête de l’intérêt matériel personnel, que Brian Hayden et Emmanuel Guy estiment être le moteur principal de l’évolution sociale, est réprouvée chez ces populations et disqualifie ceux qui en font preuve. Il n’y a ainsi pas de loi absolue telle que : économie de stockage entraînerait hiérarchie sociale.
Dans les lignes qui suivent, je voudrais montrer que la réfutation entreprise par Charles Stépanoff, sur la base des données sibériennes, de la « loi » proposée par Alain Testart, se fonde sur une lecture erronée de cette loi ; mais que les données rassemblées prennent effectivement en défaut la classification élaborée par cet auteur. Autrement dit, que derrière ce qui est en partie un faux problème, il s’en trouve bel et bien un vrai.

« Hiérarchie » : de quoi parle-t-on ?

Dans la description qu’elle fournit des sociétés et des oppositions qu’il dessine entre elles, la série d’extraits qui précède mobilise au moins quatre critères :
  1. la présence d’inégalités de richesse – autrement dit, le fait que les membres d’une société donnée possèdent, à un moment donné, des quantités significativement différentes de biens.
  2. le fait que ces inégalités de richesse s’accompagnent d’un système hiérarchique formel.
  3. la présence de mécanismes centripètes, qui tendent à imposer certaines obligations d’ordre collectif aux riches et/où à offrir aux pauvres les moyens de retrouver un degré de possessions standard.
  4. La présence, pour le mariage et les dommages physiques, de paiements en biens matériels (le prix de la fiancée et le wergeld).
Il faut souligner que le point 2, en se bornant à évoquer des « hiérarchies », sans en préciser la nature exacte, est susceptible de recouvrir des réalités très hétérogènes. Une hiérarchie peut en effet formaliser des statuts honorifiques découlant plus ou moins directement de la richesse : ainsi, dans les sociétés dites « à grades », telles que sur l’île asiatique de Nias ou dans celles de la Côte Nord-Ouest, où les titres aristocratiques, en eux-mêmes, ne conféraient aucun pouvoir de nature politique. Dans d’autres cas, en revanche, la hiérarchie peut posséder un caractère partiellement ou pleinement politique.
Quoi qu’il en soit, dans sa répartition des sociétés sibériennes en deux grands groupes, Charles Stépanoff distingue, on l’a dit, les « hiérarchiques » des « hétérarchiques ». Les « hiérarchiques » se caractérisent avant tout par la présence du caractère 2 et l’absence du 3. Les hétérarchiques, inversement, sont marqués par l’absence du caractère 2 et la présence du 3. Le caractère 4, lui, occupe une place plus ambigüe : présent chez les hiérarchiques, il est le plus souvent absent chez les hétérarchiques, mais se rencontre chez certains d’entre eux.
SociétésStockageInégalités socio-économiquesPrix de la fiancéeHiérarchie
Itelmen, Koriak, TchouktchesXX
NivkhsXXX
Yakoutes, TuvaXXXX
Or, constate Charles Stépanoff, si les non-stockeurs, tels les Yukaghir de la taïga, sont tous hétérarchiques, on trouve en revanche des stockeurs, pêcheurs ou éleveurs, dans les deux groupes. C’est la preuve que le stockage ne suffit pas à faire naître la hiérarchie et qu’il en est tout au plus une précondition.
Or, – et c’est là le point-clé qui fait que le coup asséné par Charles Stépanoff porte en partie à faux, la loi sociale formulée par Alain Testart ne concerne nullement la relation entre stockage et hiérarchie, mais celle entre stockage et richesse. Le trait social associé au stockage n’est donc pas l’existence d’une forme ou une autre de hiérarchie politique ou d’honneurs ; il n’est pas non plus le degré de stabilité des fortunes individuelles, selon que les positions des riches sont relativement assurées et transmises par voie héréditaire ou que, au contraire, elles sont relativement instables et fondées sur les accomplissements personnels. Tous ces aspects, dans la classification élaborée par Testart, représentent uniquement des différenciations internes à ce qu'il appelait le « monde II », celui de la richesse. Il faut le rappeler avec force : la classification de Testart ne répartit pas les sociétés en « hiérarchies » versus « hétérarchies », et le stockage n’y est en aucun cas censé rendre compte du passage des unes aux autres.

Alors, où est le (vrai) problème ?

Si les données sibériennes posent un problème aux thèses de Testart – ce qui est bel et bien le cas – c’est donc d’une autre manière que ce qu’affirme Charles Stépanoff.
Sur un autre plan, j’avais déjà pointé du doigt, à plusieurs reprises, que le lien entre stockage et richesse est remis en cause par ces quelques cas où la richesse s’est développée, au moins partiellement, en l’absence de tout stockage significatif. Ce problème m’incitait à changer la variable techno-économique responsable du changement, et plutôt que le stockage, à considérer qu’il s’agissait plus probablement d’un ensemble de biens transférables et durables, que j’appelais « biens W » (cf. cet article, qui expose l'ensemble de l'argument).
Le problème que soulève la Sibérie est différent : il ne porte pas sur le facteur techno-économique qui se situe à l'origine de l’émergence de la richesse, mais sur la définition de la richesse elle-même. En effet, si l’on définit, à la suite d’Alain Testart, le monde II, par opposition au monde I, comme celui où règnent prix de la fiancée et wergeld, alors la première ligne du tableau ci-dessus correspond à des sociétés stockeuses, mais qui ne figurent pourtant pas dans ce monde. À ce premier problème s’en ajoute un second : sur le fond, quelle raison valable y a-t-il de considérer que de telles sociétés, qui connaissent d'incontestables inégalités socio-économiques, devraient être exclues du monde II et comptées au rang des sociétés sans richesse, du simple fait qu’elles ignorent les paiements de mariage et la compensation pour meurtre ? De ce point de vue, ces sociétés peuvent être rapprochées des Inupiat, ces Inuits de l’Alaska qui chassaient les mammifères marins, vivaient en villages, stockaient significativement et connaissaient des inégalités économiques si tangibles que les riches, propriétaires des baleinières ou titulaires d’une route commerciale, portaient un nom spécifique – ils étaient les umialit. Pourtant, les Inupiat ne pratiquaient, eux non plus, ni prix de la fiancée, ni wergeld.
Il est permis de penser que si Charles Stépanoff a cru pouvoir attribuer à Alain Testart l’idée d’un lien entre stockage et hiérarchie (au lieu du lien entre stockage et richesse) c’est, en partie au moins, parce que Testart avait lui-même défini le monde II, celui de la richesse primitive, comme celui du prix de la fiancée et du wergeld. Or, en Sibérie, à quelques exceptions notables telles que les Nivkhs, les sociétés à prix de la fiancée et wergeld sont aussi les sociétés où la richesse s’est en quelque sorte coagulée dans des formes hiérarchiques (quelle que soit la diversité de ces formes).
Une fois clarifiées, les données du problème sont donc les suivantes :
  1. comment concilier le rôle supposé du stockage avec l’existence de sociétés stockeuses et pourtant, dépourvues de formes de paiements pour des obligations sociales ?
  2. est-il acceptable que des sociétés marquées par d'indéniables inégalités socio-économiques soient classées comme « sociétés sans richesse » (monde I) du simple fait qu’elles ne connaissent ni le prix de la fiancée, ni le wergeld ?
La seule solution viable à ces difficultés passe, je pense, par une reformulation du critère de délimitation entre monde I et monde II. Lourde tâche, à laquelle je m’emploierai dans un prochain billet… Et bien sûr, en attendant, toute réaction est la bienvenue !

12 commentaires:

  1. Bonjour
    Le plus simple est sans doute de considérer le stockage comme une étape certes indispensable mais non obligatoire pour le passage à l'utilisation des paiements matériels en vue d'augmenter son autorité sociale. Il me semble qu'Alain Testart évoquait la notion de stockage à propos pour les sociétés amazoniennes qui laissaient délibérément des tubercules dans le sol pour les utiliser plus tard. Ces sociétés n'ont pas, il me semble, de richesse matérielle, quoique Philippe Descola dans Les lances du crepuscule parle de fusil que les Achuars offrent a des sociétés lointaines.

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    1. "indispensable mais non obligatoire" ? Vous êtes certain d'avoir voulu dire cela ?

      Quoi qu'il en soit, Testart affirmait (et je crois que ce n'est pas contestable) que la culture des tubercules n'est justement pas un stockage, et qu'elle est cohérente avec l'absence de paiements dans ces sociétés (un point en réalité pas si clair que cela, comme vous le notez ; sur ce point, je vous renvoie par exemple à ce billet : http://cdarmangeat.blogspot.com/2015/07/quand-les-jivaro-font-bouillir-les.html)

      Et le problème que je soulève dans ce billet est que si le stockage n'est qu'une condition nécessaire (mais non suffisante) de la richesse, ce que défend C. Stépanoff, quels sont les autres facteurs qui expliquent que la richesse apparaît ici et non là ?

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  2. le fait qu'une société pratique le stockage sans développer de richesse matérielle montre que l'histoire sociale n'obéit pas à une évolution obligatoire, que les choix de la société prime. L'intérêt de la contradiction de Charles Stepanoff est de détacher l'apparition de la richesse de celle du stockage. Il faut la chercher ailleurs. Comme les sociétés citées par Charles Stepanoff ont un stockage, des biens matériels, donc pourraient pratiquer les paiements, et qu'elles ne les pratiquent pas, je ne vois qu'une solution : c'est leur choix. Certaines passent aux paiements, d'autres non. Conclusion : ce qui motive leur choix est sans doute un indice important dans l'enquête sur le développement de la richesse matérielle. Alain Testart y a, me semble-t-il, répondu. Pour lui, c'était la possibilité de se libérer des obligations de service pour un mariage. Peut-être faut-il regarder la durée de ces obligations chez les populations dont parlent Charles Stepanoff, peut être qu'elles ne sont pas longues ou pas considérées comme handicapantes par ceux qui doivent les faire. Par contre, il faudrait sans doute comparer avec la durée dans les sociétés passées aux paiement et je me demande si c'est possible, ces données ne doivent pas être accessibles.
    Par ailleurs, merci d'avoir mis en ligne les vidéos du colloque.

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    1. Je crois vraiment que le "choix" est à l'évolution sociale ce que Dieu est aux phénomènes naturels : un mot commode qu'on invoque quand on n'a pas de réelle explication, et qui cache mal le fait qu'on ne sait pas répondre au problème posé. Parce que d'une part, je ne crois pas que les sociétés "choisissent" grand chose (souvent, le résultat est bien différent de ce qu'on a cru décider) ; d'autre part, et surtout, le "choix" explique tout... et donc n'explique rien.
      En l'occurrence, il est bien entendu difficile de mettre en évidence une relation de causalité entre un phénomène économique et des transformations sociales ; la raison principale en est que cette relation est sans doute complexe, et qu'elle fait intervenir bien des facteurs. Mais si l'on devait renoncer à la découvrir (ou, en tout cas, à la cerner), on renoncerait je crois au programme matérialiste, c'est-à-dire à la seule perspective capable de montrer quelques sont les contraintes au sein desquelles procèdent les fameux "choix" sociaux.
      Et sur un autre plan, je crois que vous faites une confusion sur ce que disait A.Testart : il n'évoque nulle part des sociétés stockeuses qui n'auraient pas basculé vers la richesse et les paiements de mariage (sauf dans le cas de la matrilocalité). Là où, en revanche, je vous rejoins, c'est sur l'hypothèse que la bifurcation entre paiements et non-paiements de mariage puisse tenir à l'ampleur des obligations de mariages (seules les sociétés où ces obligations sont fortes basculant vers le prix de la fiancée). Et je vous rejoins aussi sur le fait que cette hypothèse sera malheureusement difficile à tester - une première moitié de démonstration consistera à examiner les sociétés à stocks mais sans paiements, pour y vérifier que les obligations matrimoniales y sont effectivement peu contraignantes.

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  3. Bonjour

    Entièrement d'accord pour associer le mot choix à un aveu masqué de méconnaissance voir d'impuissance. Cela dit, des indices sur l'origine de ces paiements matériels peuvent se trouver dans l'immatériel, dans la façon dont les sociétés considèrent leur rapport à leur environnement ou dans leur gestion des contacts avec les personnalités immatérielles, soit dans des études telles que celle de Philippe Descola ou celle, d'après le début de votre résumé de son livre, de Charles Stepanoff. La contrainte de la durée du service, donnée concrète, est sans doute une des raisons du passage au paiement, la possibilité du basculement progressif vers, soit une autre considération sociale de l'environnement soit vers un rapport avec les esprits peuvent aussi jouer un rôle (faciliter ou freiner). En Europe, d'après P Descola, le début de la Renaissance est encore analogique, le 17e siècle devient naturaliste. L'industrialisation peut aussi dépendre de ce changement de conception. Bref, cette recherche de l'origine des paiements que vous menez et qui apporte indubitablement à la connaissance devrait aussi, à mon avis, prendre en compte des domaines plus difficile à cerner dans l'univers matériel conservé des sociétés du passé.

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    1. Je crois que sur le principe, nous sommes assez d'accord ; simplement, il me semble que ma tâche de matérialiste consiste à identifier dans toute la mesure du possible le rôle des facteurs matériels et économiques sur les structures sociales – encore bien mal compris pour les sociétés dont nous discutons –, tout en étant bien conscient que les structures sociales ne se résumeront jamais à l'action directe des facteurs matériels. Et si vous le permettez, je citerai sur ce point Friedrich Engels :
      « D'après la conception matérialiste de l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu'un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d'événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l'application de la théorie à n'importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d'une simple équation du premier degré. » (Lettre à J. Bloch, 12/09/1890)

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  4. Bonjour,
    Je voudrais simplement intervenir sur les affirmations de Charles Stépanoff concernant le fait qu’une société peut être à stockage mais ne pas connaître le prix de la fiancée ; son exemple de base est celui des Itelmen. Les Itelmen ne connaissaient pas le prix de la fiancée mais pratiqueraient le service de la fiancée, c’est-à-dire que l’homme vient s’installer chez son beau-père et travaille pour lui. Ce qu’on sait des Itelmen, c’est que la filiation y est matrilinéaire et que la résidence est matrilocale (comme c’est très souvent le cas chez les peuples à filiation matrilinéaire, mais justement pas chez ceux du nord de la Côte nord-ouest, Tlingit, Tsimshian, Haida qui sont à résidence virilocale), c’est-à-dire que le mari va vivre avec sa femme chez les parents de celle-ci. Il ne s’ensuit pas nécessairement que le mari travaille à temps plein pour son beau-père mais il faudrait une ethnographie extrêmement fine pour faire la différence avec le service de la fiancée et on ne peut pas dire qu’il en soit ainsi des documents du XVIIIème siècle dont on dispose (Steller 1774. Kacheninninkov 1770). Ce problème est d’ailleurs récurrent pour toutes les sociétés à filiation matrilinéaire et à résidence matrilocale (celles à résidence virilocale connaissent le prix de la fiancée). La richesse peut servir à payer des obligations comme le prix de la fiancée… là où il y a un prix de la fiancée à payer, ou lorsqu’on a les moyens de le payer (ce qui n’est pas le cas des pauvres, d’où souvent coexistence de deux régimes : les riches paient un prix de la fiancée, les pauvres servent chez leur beau-père. Remarque : cet aspect de la richesse n’est pas visible). On peut remarquer simplement qu’en même temps que la filiation devient patrilinéaire, le service de la fiancée disparaît et est remplacé par un prix de la fiancée ; ces deux évolutions sont probablement la conséquence d’une augmentation de la production et de la richesse.

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    1. Le billet ci-dessus reprend telles quelles les données de Charles. Effectivement, il serait utile (pour ne pas dire impératif) de distinguer prix de la fiancée et wergeld et, pour le premier, d'éliminer les cas correspondant à la matrilocalité... Je crois qu'on ne fera pas l'économie d'une base de données un peu précise sur tous ces points.

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    2. Hello Momo

      En relisant Kacheninninkov, je ne vois pas comment tu peux voir de la matrilocalité chez les Itelmen. Le passage sur les coutumes de mariage est assez détaillé, et se termine de la manière la plus nette qui soit sur l'existence de la virilocalité :
      « Lorsqu’un Kamtchadal veut se marier, il choisit sa future, ordinairement dans une autre habitation que la sienne. Il s’y transporte pour y demeurer, & après avoir déclaré son intention au père ou à la mère de sa maîtresse, il travaille chez eux pendant quelque temps, pour leur faire voir son adresse & son activité. Il sert tous ceux de la maison, avec plus de soin & d’empressement, que ne feroit un simple domestique, & principalement son beau-père, sa belle-mère & sa future ; il demande ensuite la permission de la toucher. Si ses services ont plu au père, à la mère, aux parents & à sa maîtresse elle- même, on lui accorde sa demande. Mais s’il n’a pas le bonheur de plaire, ou ses services sont entièrement perdus, ou on le congédie avec quelque récompense. (...)
      Lorsque l’amoureux a obtenu la permission de toucher sa maîtresse, il guette l’occasion de se jeter sur elle quand il y a peu de monde, ce qui n’est pas aisé, parce que la fille est alors sous la garde des femmes de l’ostrog, qui ne la quittent que rarement. D’ailleurs dans le temps que le prétendant peut la toucher, elle est revêtue de deux ou trois caleçons avec des camisoles, & tellement entortillée & enveloppée de filets & de courroies, qu’elle ne peut pas se remuer, & qu’elle est comme une statue. Si l’amant a le bonheur de la trouver seule, ou si elle n’est gardée que par quelques femmes, il se jette sur elle avec impétuosité, arrache & déchire les habits, les caleçons & les filets dont elle est enveloppée, afin de pouvoir toucher aux parties naturelles, car c’est en quoi consiste chez eux toute la cérémonie du mariage. Mais la future, ainsi que les autres filles & femmes, poussent de grands cris, & celles-ci tombent sur l’amoureux, le battent, lui arrachent les cheveux, lui égratignent le visage, & emploient toutes sortes de moyens pour l’empêcher d’exécuter son dessein ; s’il est assez heureux pour réussir, il s’éloigne aussitôt de sa maîtresse, qui lui donne dans ce moment des marques de son triomphe, en prononçant d’un ton de voix plaintif & tendre, ni ni.
      Voilà en quoi consiste toute la cérémonie nuptiale ; cependant l’amant ne parvient pas tout de suite à son but, & ses tentatives durent quelquefois une année entière, ou même plus, & dans ces circonstances il est quelquefois si maltraité, qu’il est longtemps à se guérir de ses blessures, ou à recouvrer ses forces ; il y a plus d’un exemple de quelques-uns de ces amants, qui, au lieu d'obtenir leur maîtresse après avoir persévéré sept ans, n’ont eu que des plaies & des contusions, & ont été estropiés, ayant été jetés du haut des balaganes [bâtiments hauts de quelques mètres] par les femmes. Quand il a touché sa maîtresse, il a la liberté de venir coucher avec elle la nuit suivante ; le lendemain il l’emmène dans son habitation, sans aucune cérémonie ; il revient quelque temps après chez les parents de son épouse pour célébrer la noce. » (165-168)

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    3. Salut Christophe,
      Dont acte. Je tirai mon information de Birket-Smith (Studies in circumpacific culture relations, t.2) qui dit que la matrilocalité était générale, au moins temporairement (« Thus, not only did the women exert a considerable influence in the choice of husbands, but matrilocality was general at least temporarily »). L’extrait que tu cites confirme entièrement la phrase de Birket-Smith et j’ai manifestement fais une erreur en ignorant le « temporairement ». Néanmoins il y a bien ici temporairement matrilocalité (« une année ou même plus »), et ce pendant tout le temps où l’homme vit et trime chez son (futur ?) beau-père ; cela justifie qu’il n’y a pas de versement de prix de la fiancée.

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    4. Ce que Birket-Smith appelle « matrilocalité temporaire » n'est rien d'autre qu'une conséquence banale du service pour la fiancée. Et en effet, qui dit service dit (normalement) absence de paiement en biens. Mais je crois qu'il vaut mieux réserver le terme de matrilocalité à la forme pure (et définitive), à l'Iroquoise, sans cela on ne va pas s'y retrouver.

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  5. Hello,
    Je lis les commentaires avec du retard...
    Évidemment, matrilocalité, virilocalité, etc., désignent la résidence post-nuptiale = après le mariage : parler de localité avant le mariage n'a aucun sens (et en plus c'est le meilleur moyen de foutre le bordel). La résidence chez les futurs (?) beaux-parents durant le service pour la fiancée, qui est par nature prénuptial, n'est donc absolument pas à prendre en compte.

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