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« Le plus vieux fort sur promontoire du monde » : un article dans Antiquity

Un tout récent article paru dans la prestigieuse revue Antiquity traite du site d'Amnya, situé en Sibérie occidentale, non loin des berges du fleuve Ob, à environ 200 km au sud de son estuaire. Amnya se trouve au nord d'une vaste zone de taïga où, il y a 8000 ans, les chasseurs-cueilleurs édifièrent des fortifications qui ont été retrouvées en huit lieux différents. Il expliquent que « des sites d'habitats semi-enterrés, dotés d'enceintes constituées de talus, de fossés et/ou de palissades apparaissent sur des promontoires et d'autres sommets géographiques ».

Amnya s'inscrit ainsi dans un ensemble encore peu connu dans la littérature archéologique internationale, l'essentiel des publications à son sujet ayant été en langue russe.

Selon les auteurs, il y a quelques millénaires, la richesse écologique de l'environnement a pu susciter à la fois une croissance démographique et une différenciation socio-politique. La région ne manque ni de grand gibier saisonnier (renne, élan), ni d'oiseaux aquatiques, ni de poissons. Des captures en masse et le stockage de la nourriture, sous forme d'huile de poisson, de chair séchée, fumée ou congelée, ont pu assurer l'approvisionnement depuis des temps immémoriaux – à la même époque, ces chasseurs-cueilleurs se distinguent également par la production de poteries, essentiellement des vases et des jarres. On présume également que ces communautés étaient socialement différenciées : les habitats sont de tailles inégales, et en certains endroits, on a retrouvé des tumulus à la fonction mal comprise. Pouvant mesurer jusqu'à 50 m de diamètre et 6 m de hauteur, ils contenaient des foyers, des ensembles de crânes humains, de figurines d'argile, d'os et de bois de cervidés. Selon les auteurs de l'étude, la territorialité des ressources, tout comme leur accumulation saisonnière, pouvait ainsi susciter les convoitises et les nécessités de leur défense militaire.

Le site d'Amnya, perché sur un promotoire, incluait une vingtaine d'habitations réparties en deux groupes, d'une superficie allant de 13 à 41 m2. Il était traversé par des fossés accompagnés d'une palissade de bois. Elément intrigant, les lieux ont été détruits par le feu de manière répétée, ce qui suggère au moins la possibilité qu'il s'agisse de traces de conflits violents.

Si, bien évidemment, de telles découvertes viennent enrichir notre documentation, elles n'ont a priori rien qui soit de nature à bouleverser l'état des connaissances scientifiques : que des chasseurs-cueilleurs aient pu, en divers lieux, pratiquer une économie fondée sur le stockage ; que leur mobilité en ait été réduite au point de devenir une semi-sédentarité ; que ce mouvement ce soit accompagné d'une différenciation sociale ; et que les villages aient nécessité des dispositifs matériels de protection contre des agressions armées, voilà qui n'a rien de nouveau – hormis le fait qu'une telle configuration soit découverte dans une région où elle était inconnue jusqu'alors.

Les auteurs discutent des scénarios capables d'expliquer la trajectoire de ces chasseurs-cueilleurs au moins partiellement sédentaires et probablement belliqueux. Concernant le rapport aux ressources et au territoire, voici ce qu'ils écrivent :

En tant que marqueurs territoriaux sur les rives des fleuves et des lacs, les premiers sites fortifiés de Sibérie occidentale auraient assuré l'accès à des lieux économiquement importants, marqués par une abondance saisonnière régulière de ressources aquatiques. L'émergence autochtone de constructions monumentales, telles que les tumulus rituels, les puits et les fortifications, peut marquer une réorganisation de l'ordre social en faveur de la propriété et de la territorialité par le biais d'une différenciation accrue dans l'organisation du travail et des ressources. En sécurisant l'accès aux ressources, en renforçant la mémoire et le souvenir du passé et en suscitant des relations sociales, les constructions monumentales auraient incarné des objectifs individuels et collectifs (Grier et Schwadron 2017 : 5 ; Feinman et Neitzel 2023). Il a également été suggéré que les premiers sites fortifiés de la taïga constituent une adaptation à l'augmentation des conflits entre les groupes. Dans ce scénario, les sites auraient été construits soit par des populations migrantes, vraisemblablement à partir du sud, afin de sécuriser leur occupation de la région, soit par les populations locales se défendant contre ces groupes d'immigrants (Borzunov 2020 : 548-9 ; voir aussi Kosinskaya 2002 ; Chairkina et Kosinskaia 2009).

Pour la commenter en quelques lignes, il me semble que cette manière d'imaginer les choses, même si elle n'a rien d'absurde, ne doit pas être privilégiée. En l'absence de données – et, dans ce cas, il en manque beaucoup – la tentation est grande de remplir les vides avec de fausses évidences, et de prendre nos propres réflexes ethnocentristes pour une généralité. De ce que l'ethnologie laisse à voir, en effet, la défense du territoire peut selon l'angle choisi être considérée comme un facteur essentiel ou, au contraire, peu pertinent, dans les conflits entre de telles sociétés. D'un côté, je ne connais pas un seul groupe de chasseurs-cueilleurs subactuel qui ne soit territorialisé, et qui ne soit donc enclin à défendre ce territoire (à condition, bien sûr, d'en avoir les moyens). Chez les Aborigènes australiens, pénétrer sans être annoncé ou invité sur le territoire d'un autre groupe était un moyen infaillible de déclencher des hostilités. D'un autre côté, cela ne signifie nullement que pénétrer ainsi un territoire étranger pour en découdre avait pour but de s'en emparer. On est au cntraire frappé par le très faible nombre de mentins, y compris chez des cultivateurs qui pratiquent l'abbatis-brûlis, de tentatives de conquêtes territoriales. La situation est certes contrastée d'un cas à l'autre, mais on a le sentiment que ce motif, le premier auquel nous avons tendance à penser, ne se rencontre pas si souvent. Et dans bien des cas, la peur ressentie vis-à-vis de lieux considérés comme hostiles se manifeste par la conviction que ces territoires sont peuplés d'êtres surnaturels, émanations plus ou moins directes des occupants, qui ne manqueraient pas de s'en prendre à qui serait assez inconscient pour demeurer sur une terre qui n'est pas la sienne.

En tout état de cause, la présence des fortifications à Amnya montre-t-elle la recrudescence, voire l'émergence des conflits armés dans cette région, ainsi que les auteurs semblent le tenir pour acquis, ou plus simplement les débuts de leur visibilité archéologique ? Ne se pourrait-il pas que les chasseurs-cueilleurs de l'ouest sibérien, tout en ayant éventuellement secrété un début de différenciation sociale, aient continué à se battre avant tout pour des questions de vengeance ou de droits matrimoniaux , et non pour approprier des ressources matérielles ? Au stade où j'en suis de mes lectures, mon premier réflexe est de veiller à ne pas écarter cette hypothèse.

Pour finir, mon œil de béotien – faut-il le rappeler, je n'ai aucune compétence en archéologie – aurait tendance à voir dans le terme de « fort », utilisé dans le titre, une certaine exagération par rapport au profil révélé par les fouilles, qui ne révèlent que des palissades assez ponctuelles. À prendre au premier degré les relevés présentés dans l'article, on est quand même assez loin d'une véritable enceinte défensive. Ces défenses, si elles en étaient bel et bien, étaient-elle plus développées que ce qu'on en voit aujourd'hui ? Peut-on raisonnablement présumer de leur efficacité militaire ? Autant de questions que je compte bien poser à des collègues plus avertis que moi sur ces questions...


J'ajoute ici le commentaire de Charles Stépanoff, initialement posté sur un réseau social, et qui montre comment, par ignorance, j'avais en partie pris des vessies pour des lanternes dans cette affaire :
« Le fortin d'Amnia est connu, d'ailleurs je l'avais cité au cours de notre discussion, dans Des inégalités inégales. On ne peut vraiment pas dire que cette découverte ait quelque chose d'inattendu en Sibérie occidentale puisque les Ougriens de l'Ob vivaient dans des fortins de ce genre avec des maisons semi-enterrées au XVIIe quand les Russes en font les premières descriptions. Et ceci n'est pas un mystère pour les anglophones: c'est décrit en anglais par Peter Jordan ou notre ami Andrei Golovnev. Ce qui est navrant dans cette affaire c'est que, apparemment, pour publier dans Antiquity une fouille qui a 40 ans il faut se plier aux théories de l'écologie culturelle américaine, avec des idées de pression démographique et de conquêtes de territoire. Golovnev qui a beaucoup écrit sur les guerres dans la région n'a cessé de répéter que le motif n'est pas la conquête de territoires mais la capture de femmes et de troupeaux (chez ceux qui en ont). »

5 commentaires:

  1. Plutôt 500 à 1000 km de l'estuaire, si j'en crois la carte donnée dans l'article ?

    Question en passant : les articles d'archéologie ne donnent pas les coordonnées des lieux cités ? Il me semble que ce serait plutôt utile...

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    1. J'ai revérifié. Disons 400 km, c'est mon dernier prix. En général, les articles d'archéo donnent des cartes, mais pas de localisation plus précise (sans doute aussi par précaution afin de préserver les sites).

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  2. Pour préciser mon commentaire, je critique la mise en scène de la découverte chez ces auteurs, pas ce que tu en dis; les hypothèses que tu ouvres pour aller au-delà de la conquête territoriale sont justes et confirmées par les données de Golovnev.

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