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Un (superbe) compte-rendu de « Justice et guerre... » dans L'Homme

Rédigé par Jean-Marc Pétillon, ce compte-rendu, que je reproduis ci-dessous, résume remarquablement les questions que je me suis posées et les réponses que j'ai pu y apporter. Que son rédacteur en soit très chaleureusement remercié [voir la version originale].

« Quatre-vingt-quinze pour cent de la vie sociale est invisible en archéologie » : pris au pied de la lettre, ce constat aurait de quoi décourager tous ceux qui cherchent à reconstituer le passé ancien de l’humanité ; surtout lorsque l’on sait que la citation est d’Alain Testart, précisément l’un des anthropologues français qui ont le plus prêté attention aux données produites par les archéologues [1]. Fin connaisseur de l’œuvre de Testart, Christophe Darmangeat semble, au contraire, avoir fait de cette phrase un stimulant point de départ pour un ambitieux programme de recherche. Économiste et anthropologue, il avait déjà effectué, il y a une douzaine d’années [2], un travail rigoureux et novateur sur la question des origines de la domination masculine – un sujet sur lequel tous s’accordent à dire que les périodes les plus anciennes de l’histoire humaine ne fournissent pourtant que des indices très ténus, propices à alimenter de vives controverses [3].

Il récidive dans le présent ouvrage en abordant cette fois le problème de l’ancienneté des guerres. Ce sujet aussi divise les préhistoriens depuis longtemps. Schématiquement, on oppose généralement les « faucons », partisans d’une origine très reculée des conflits armés, enracinés dans notre supposée nature guerrière, peut-être même antérieure à la forme actuelle de l’humanité, et les « colombes », tenants d’une apparition bien plus récente, liée à l’accumulation de richesses et de surplus, qu’ils situent au plus tôt au Néolithique. Il ne faut pas oublier les rangs assez fournis d’un troisième camp, ceux qui pensent qu’aucune réponse satisfaisante ne pourra être trouvée, et pour lesquels aucun nom d’oiseau n’a encore été proposé.

Christophe Darmangeat apporte à ce débat une contribution majeure, via un détour par l’ethnographie de chasseurs-collecteurs sans richesse : les Aborigènes d’Australie. Issu d’un mémoire d’HDR, son ouvrage expose en effet les résultats d’une enquête minutieuse menée sur un corpus de sources variées (témoignages d’ethnologues, de voyageurs, d’explorateurs, de colons, de journalistes, d’Aborigènes eux-mêmes), jamais réunies jusqu’ici et décrivant 215 conflits armés collectifs entre groupes aborigènes, survenus du début du XIXe siècle au milieu du XXe. Après les avoir répertoriés dans une base de données accessible en ligne [4], l’auteur décortique les motifs, l’organisation, les moyens matériels et le bilan humain de tous ces conflits. Présenté en ces termes, l’ouvrage pourrait sembler aride, mais il n’en est rien : on se plonge sans difficulté dans la lecture d’un texte vivant et fluide, servi par un style qui reste toujours d’une extrême clarté malgré la technicité de certaines discussions et en dépit des incertitudes que l’auteur ne cherche en rien à minimiser.

En huit chapitres, Christophe Darmangeat analyse toutes ces données et en tire plusieurs conclusions : l’existence chez les Aborigènes de véritables guerres – suivant la définition donnée à ce terme par Bruno Boulestin [5] –, qui ne sont ni des événements exceptionnels ni une conséquence de l’influence des Européens, est une réalité incontestable ; ces conflits peuvent être très meurtriers, avec des bilans parfois très lourds si on les rapporte à la taille des groupes concernés ; ils impliquent l’usage d’un équipement spécialisé, rassemblant notamment les armes les plus létales connues dans les sociétés en question ; et la plupart de ces engagements martiaux ne présentent qu’une très faible visibilité archéologique. À eux seuls, ces résultats remettent déjà fortement en cause l’idée selon laquelle la guerre serait inenvisageable chez des chasseurs-collecteurs nomades sans richesse, et constituent une invitation pressante à repenser le caractère supposé « paisible » de la préhistoire paléo- et mésolithique [6] – non pas que les Aborigènes représentent une image fossilisée de cette préhistoire, mais parce que, selon la perspective matérialiste assumée par l’auteur, on est en droit de soupçonner que de similaires conditions concrètes d’existence ont pu entraîner les mêmes dynamiques sociales.

Mais la proposition la plus intéressante et féconde de cette étude concerne les motivations de ces expéditions guerrières aborigènes. Christophe Darmangeat montre en effet que, en Australie, on ne fait pas la guerre pour conquérir des territoires ni piller des ressources, mais pour se venger d’un tort qu’on a subi, souvent un homicide ou un litige lié aux droits sur les femmes : « l’action armée collective aborigène se caractérise par sa nature avant tout judiciaire et, plus précisément, vindicatoire » (p. 105) ; elle est « une forme particulière de justice ; […] la continuation de la justice par d’autres moyens » (p. 115). En s’éloignant ainsi des postulats usuels sur les causes d’émergence des conflits, l’auteur met en relief l’ethnocentrisme implicite qui imprègne souvent toute discussion sur la « guerre primitive » : puisque chez nous les conflits armés obéissent essentiellement à des motifs économiques et puisque dans des sociétés sans richesse ces motifs sont par définition absents, ces dernières auraient nécessairement ignoré la guerre – oubliant que des causes « autres que les nôtres » peuvent parfaitement exister.

En outre, ne se contentant pas de relever ce lien entre la guerre et la justice, Christophe Darmangeat se livre à une analyse détaillée des formes et du fonctionnement du système judiciaire aborigène. Or, il s’agit d’un sujet lui aussi rarement abordé, peut-être là encore en raison de cet ethnocentrisme qui, dans nos sociétés, fait inconsciemment associer le droit à l’écrit, voire à l’État. Passionnante à lire mais difficile à résumer en quelques lignes, cette analyse montre au contraire la diversité et la structuration complexe des procédures judiciaires sur le continent australien, procédures dont la guerre n’est qu’une sous-catégorie. Organisé selon une classification rigoureuse dont la portée dépasse son cas d’étude, un tel tableau de la justice aborigène ouvre la voie à de nouvelles réflexions de droit comparé intégrant les sociétés non étatiques, renouant ainsi avec une perspective ambitieuse d’anthropologie générale.

Notes

1 Alain Testart, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, Paris, Gallimard, 2012 (« Bibliothèque des sciences humaines ») : 161.

2 Cf. Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes, Toulouse, Smolny, 2009.

3 Cf. Anne Augereau, Fanny Bocquentin, Bruno Boulestin, Christophe Darmangeat, Dominique Henry-Gambier, Jean-Loïc Le Quellec, Catherine Perlès, Nicolas Teyssandier & Priscille Touraille, « Lady Sapiens : les femmes préhistoriques, d’un stéréotype à l’autre ? », publié le 11 octobre 2021 sur le site LeMonde.fr et le 28 octobre 2021 sur le site The Conversation.

4 Cf. The Aboriginal Collective Conflicts Database.

5 Cf. Bruno Boulestin, « Ceci n’est pas une guerre (mais ça y ressemble) : entre doctrine et sémantique, comment aborder la question de la guerre préhistorique ? », Paleo, 2020, 30 (2) : 36-56 (texte en libre accès).

6 En ce sens, cf. Bruno Boulestin & Dominique Henry-Gambier, Les Restes humains badegouliens de la grotte du Placard. Cannibalisme et guerre il y a 20 000 ans, Oxford, Archaeopress, 2019. Voir aussi le compte rendu de cet ouvrage par Christophe Darmangeat, dans L’Homme, 2020, 236 : 225-227 (texte en libre accès).

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