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Justice et guerre chez les Koita de Nouvelle-Guinée

Je poursuis mon enquête sur les modes d'organisation de la violence avec le livre de Charles Seligman publié en 1910, The Melanesians of British New Guinea. Les informations portent sur les Koita, un peuple qui occupait la région de l'actuelle ville de Port Moresby, sur la côte sud de la pointe orientale de la grande île. S'il ne donne pas beaucoup de détails sur la guerrre proprement dite, le texte est en revanche très intéressant sur certaines formes judiciaires.

Des jeunes filles Koita, tatoueés selon la coutume de ce peuple

Celles-ci, chez les Koita, présentent une illustration parfaite de ce que j'ai appelé le principe de modulation à propos de la violence australienne, et qui se retrouve dans bien des endroits du monde. Selon ce principe, la rétorsion pour un tort sera atténuée ou au contraire amplifiée selon la distance sociale préexistante entre les deux parties.

Dans l'exposé qu'il donne dans le chapitre « Guerre et homicide » (p. 121 à 130), Seligman distingue trois grands cas de figure.

Niveau 1

Le tort intervient entre clans du même village, autrement dit, entre groupes distincts, mais qui entretiennent des relations de grande proximité (le livre ne souffle malheureusement mot de la manière dont étaient réglés les différents au sein d'un même clan).

Si un homme volait dans le jardin d'un individu d'un autre clan de son propre village, cela provoquerait des discussions animées et très probablement une rude bagarre avec des bâtons, des pierres et des gourdins entre les membres des clans concernés. Il n'y aurait aucune intention de tuer qui que ce soit, et les blessures légères qui en résulteraient ne donneraient pas lieu à indemnisation. S'il y avait mort d'homme, il pourrait être question de lancer une vendetta, mais la communauté, dirigée par son chef, veillerait à ce que cela ne se produise pas et, après des négociations plus ou moins longues, un wergild serait accepté.

La modulation, dans le sens de l'atténuation, intervient donc à deux niveaux :

  1. Le tort donne lieu à un combat collectif, dans lequel les armes employées comme les intentions des combattants tendent à éviter les dégâts trop sérieux. Par comparaison avec les formes australiennes, on se situe quelque part entre la bataille régulée et la rixe évoquée par Warner en Terre d'Arnhem - pour trancher, il faudrait savoir si le combat est organisé ou spontané.
  2. En cas d'homicide, on éteint la vengeance par un paiement en biens.

Niveau 2

Il en allait autrement lorsque la querelle opposait des individus de deux villages différents, mais amis. Pour commencer, un simple vol dans un jardin conduisait généralement à la mise à mort du voleur (membre d'un village appelé ici A par commodité ) par le propriétaire (membre du village B). Cet acte ouvrait cependant le droit à un assassinat de compensation de la part du groupe de la victime. Dans le village B (celui du meurtrier), on discutait alors pour savoir quelle attitude adopter – mais la marge de manœuvre, comme on va le voir, portait bien davantage sur les modalités d'action que sur l'issue elle-même. Dans tous les cas, on attendait que la partie adverse se manifeste ; c'était à elle de prendre l'initative. En raison des bonnes relations qui prévalaient entre les deux communautés, « on était certain que [sa réaction] ne prendrait pas la forme d'une attaque surprise nocturne ».

Il y avait alors trois solutions, selon le degré de solidarité et de bellicosité manifesté par les deux villages.

  1. Les hommes du village A pouvaient « attendre tranquillement une occasion favorable de tuer un homme, une femme ou un enfant » du village B et ainsi, pour ainsi dire, apurer les comptes avec lui.

Ils pouvait également « considérer que le mort valait la peine qu'on se batte pour lui ». Une après-midi, ils se rendaient alors dans le village B « armés jusqu'aux dents (...), en criant qu'ils étaient venus pour venger leur compatriote assassiné. » Deux possibilités existaient alors, selon l'attitude choisie par le village du meurtrier.

  1. Celui-ci pouvait décider de livrer le coupable, ce qui s'effectuait en grande cérémonie :

    Le meurtrier se retirait dans sa maison où il s'ornait et se peignait. (...) Les hommes [du village A] avaient entre-temps cerné sa maison et allumé des feux autour desquels ils restaient accroupis toute la nuit. Un porc [était abattu], cuit et mangé dans la maison du meurtrier par ses compagnons (...). Le condamné mettait un point d'honneur à manger, tandis que ses proches parents et amis s'abstenaient de manifester leur chagrin devant l'imminence de son destin. Tout au long du repas, qui durait toute la nuit, les femmes pleuraient. À l'aube, le meurtrier était dépouillé de ses ornements et le chef du village, le prenant par la main droite et le haut du bras, le conduisait en bas de l'échelle de sa maison. Dès qu'ils atteignaient le sol, le chef remontait à l'échelle, tandis que les [membres du village A] transperçaient et assommaient leur victime jusqu'à ce qu'elle meure. Le chef disait alors : « Maintenant, finissez, ne tuez plus personne, nous vous avons donné cet homme ».
  2. Le village du meurtrier pouvait néanmoins opter pour une confrontation armée.

    Un affrontement pouvait s'ensuivre, qui s'arrêtait généralement dès qu'un homme [du village B] était tué, à moins que [des membres de celui-ci] n'aient déjà tué d'autres [membres du village A]. Dans ce cas, le combat devait se poursuivre jusqu'à ce que [village A] ait tué un homme de plus que [le village B]. Cependant, comme une troupe de combattants s'enfuit généralement lorsque deux ou trois de ses membres ont été tués, et queles vainqueurs lui infligent quelques pertes au cours de la fuite, de telles batailles, au lieu de mettre fin à la vendetta, en déclenchent souvent de nouvelles, et peuvent conduire à un état chronique d'inimitié, ponctué de nouveaux meurtres et de représailles.

    Chacun des villages dipose donc d'une modalité d'action qui fera qu'après un assassinat de compensation, les choses en resteront là et que les relations reprendront sur une base amicale. Si, en revanche, chacun d'eux opte pour l'attitude la plus résolue, le mode de règlement - une bataille peu régulée - ouvre la voie d'une situation qui s'envenime et qui dérive en feud, voire en guerre pure et simple.

Niveau 3

Enfin, lorsque des relations inamicales préexistaient, toute occasion pouvait donner lieu à des confrontations sans limites :

Lorsque les combattants appartenaient à des tribus différentes, ou que la querelle était assez ancienne pour s'être envenimée et transmise comme une affaire héréditaire, le combat s'effectuait d'ordinaire par une attaque de nuit. Dans la mesure du possible, on cernait ainsi patiemment un village durant les heures d'obscurité et on lançait l'attaque à l'aube ; si les opérations tout se déroulait selon les plans des attaquants, ils tuaient la majorité des habitants sans distinction d'âge et de sexe, pillaient et éventuellement brûlaient le village. Le récit livré par Chalmers de quelques épisodes de combats aux frontières occidentales du Koita illustre bien les méthodes de guerre en vigueur, et montre qu'un nombre considérable d'individus ont péri lors de ces affrontements (p. 121).

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