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Trois points supplémentaires à propos de la richesse

Continuant à faire mitonner mes réflexions sur la définition de la richesse et ses implications – tout en attendant qu'une revue académique veuille bien les accueillir – j'apporte ici trois éléments supplémentaires à ce sujet.

Je rappelle en quelques mots le problème qui m'occupe, et qui a donné lieu il y a quelques mois à plusieurs billets sur ce blog jusqu'à ce que je parvienne à une solution satisfaisante : comment caractériser le basculement entre les sociétés qu'Alain Testart classait dans le « monde I » et celles du « monde II » ? En termes plus explicites, quel critère formel permet de distinguer les sociétés sans richesse (ou du moins, sans richesse socialement significative, et c'est un des endroits où le bât blesse), de celles dans lesquels la richesse joue un rôle ? Pour diverses raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas ici, la réponse proposée par A. Testart, à savoir l'existence du prix de la fiancée et du prix du sang (ou wergeld), m'a paru trop restrictive. J'avais donc abouti à l'idée que, d'une manière plus générale, la richesse devient socialement significative lorsque le transfert de droits sur des biens non humains constitue une condition de droit ou de fait, de la modification d'un état social (le lecteur souhaitant un peu plus de détails sur tout cela pourra ce référer aux différents billets de ce blog sur le sujet, ou à ce projet d'article, en anglais, qui reprend l'ensemble du raisonnement).

Je voudrais donc ajouter trois remarques supplémentaires à ce que j'ai déjà écrit sur le sujet.

Le don matrimonial chez les Indiens des Plaines

Une jeune fille Cheyenne
photographiée en 1911 par E. Curtis

La première, qui m'a été suggérée par Francis Sanseigne, est qu'Alain Testart lui-même avait dû un peu tordre le bras de son propre critère de classification (et par la même occasion, de ses données) à propos des Indiens des Plaines. Ceux-ci, dans sa base de données Cartomares, sont en effet caractérisés par une forme de transfert matrimonial dénommé « prix de la fiancée avec retour », dans laquelle la famille de la future épouse, après avoir reçu des biens de la part de celle du prétendant, lui restitue en sens inverse des biens d'une valeur sensiblement équivalente. Je ne reviens pas ici sur l'interprétation tout à fait convaincante de ces pratiques en termes de volonté d'annuler les effets potentiels du prix de la fiancée en termes de subordination de la femme. Le point qui importe ici est de savoir si ces transferts constituent effectivement un prix de la fiancée et un retour (ou une dot). Or, dans ses Principes de sociologie générale, le même Alain Testart consacre plusieurs pages à cette région pour souligner le point suivant :

Tout se présente donc sur le mode du prix de la fiancée avec retour. C’est-à-dire sur un modèle bien connu ailleurs, en Côte nord-ouest, en Chine ou dans le domaine turco-mongol, d’un paiement de mariage suivi d’un remboursement – ce remboursement, retour ou dot, étant bien un don, mais pas le prix de la fiancée. Or plusieurs indices nous conduisent à penser que les Indiens des Plaines ne se conforment pas à ce modèle, à savoir que le premier transfert peut difficilement être conçu comme un paiement, autrement dit que l’ensemble des deux mouvements doivent l’être comme don et contre-don.

Et, un peu plus loin :

Un point qui me paraît devoir être souligné, encore qu’on ne puisse jamais être certain d’une information négative, est que l’on ne voit nulle part de vendetta ni de raid destiné à solder un prix de la fiancée non payé. Dans les travaux de Hoebel ou de Llewellyn et Hoebel sur les Cheyennes et les Comanches, les conflits sont nombreux, et sanglants : ils ont pour cause des enlèvements de femmes, des meurtres, des honneurs bafoués en tout genre, mais jamais des chevaux qui seraient dus au titre du prix de la fiancée. Ce qui me fait penser que ces chevaux ne sont pas exigibles, et ne constituent pas un prix de la fiancée. Dernier point, il n’y a pas d’exigibilité de la part du gendre pour le retour de ses cadeaux. Nulle part dans les Plaines, on n’exige l’analogue de ce qui est la dot. En Côte nord-ouest, on le fait, car la dot a été promise (et a d’ailleurs été négociée), et il existe des procédures pour tenter de la récupérer . Sous cet aspect, comme sous d’autres, les Plaines diffèrent de la Côte nord-ouest.

La Côte nord-ouest faisait apparaître la prédominance du don en ce que la dot y était deux fois supérieure à celle du prix de la fiancée, mais qui était bien un prix de la fiancée ; les Plaines font apparaître une même prédominance du don, mais en gommant l’aspect de paiement du prix de la fiancée.

Si l'on prend ces développements au sérieux – et je ne vois aucune raison de ne pas le faire – cela signifie pour commencer que la codification adoptée dans la base de données Cartomares est impropre pour les Plaines : plutôt qu'un « prix de la fiancée avec retour », ou d'une « combinaison prix de la finacée / dot », il faudrait forger une catégorie supplémentaire, liée au caractère non obligatoire de ces transferts. Mais surtout, sur le fond, cette remarque place la définition du monde II adoptée par Testart en porte-à-faux : ces sociétés, ne pratiquant pas stricto sensu un prix de la fiancée, ne devraient pas être incluses dans le monde II. Une telle conclusion serait manifestement tout aussi absurde que celle qui exclut de ce même monde II les sociétés sibériennes marquées par la richesse, mais où celle-ci ne sert ni au mariage ni à la justice. Et elle constitue un élément supplémentaire qui milite pour un élargissement du critère de la transition au monde II, afin de prendre en compte le rôle social des transferts de biens qui interviennent non seulement de droit, c'est-à-dire de manière obligatoire, mais aussi ceux qui interviennent de fait.

L'esclavage

L'esclavage posait lui aussi quelques soucis à la théorisation d'Alain Testart : considéré dans ses Éléments de classification des sociétés comme une « richesse par excellence », l'esclave n'apparaissait pourtant ni de près ni de loin dans les critères définissant une société à richesse. Je dois à présent souligner le fait qu'avec ma propre définition modifée, l'esclavage ne constitue pas davantage, par lui-même, un indicateur de richesse. L'esclavage est en effet un droit direct sur un humain. En appliquant le critère que j'ai proposé, c'est donc seulement lorsque ce droit peuvent être convertis en droits sur des biens non humains, c'est-à-dire seulement lorsque l'esclave peut être vendu ou acheté, qu'il constitue une forme (que j'appelle étendue) de la richesse, et que la société qui admet une telle conversion peut être classée dans le monde II.

Ceci soulève deux questions.

La première est de savoir si, empiriquement, il existe des cas d'esclavage hors richesse - et donc, de sociétés à esclaves qui relèveraient néanmoins du monde I. J'en vois à coup sûr au moins un : celui des Yuqui d'Amazonie, récemment découverts par David Jabin. Non seulement leur condition servile ne fait aucun doute, mais – David me l'a directement confirmé – ces esclaves n'étaient jamais transférés à titre onéreux. Ces esclaves ne constituent donc pas une richesse dans le sens précis que j'ai tenté de donner à ce terme. Un autre cas possible est celui des Yukaghir de Sibérie, auxquels j'avais consacré un billet. Jochelson, qui a rédigé l'ethnographie sur laquelle je m'appuyais, ne donne aucun détail sur les éventuels transferts d'esclaves au sein de cette société qui, par ailleurs, ne connaissait ni prix de la fiancée, ni wergeld. On peut donc se demander si de tels transferts contre paiement existaient.

Un groupe de Yuqui photographié en 1936

Indépendamment de ces possibles cas exceptionnels, revient une lancinante question : celle de la quasi-absence d'esclavage dans le monde I. Cet état de fait n'a rien d'une évidence, pas plus qu'il ne découle des définitions choisies - les Yuqui en sont la preuve. Il faut donc trouver une explication au fait que dans les sociétés qui ne se servent pas des droits sur les objets ou sur les animaux pour forger ou dénouer les rapports sociaux, on ne met généralement pas un humain en servitude. Il y a là, je l'avoue bien humblement, un problème auquel j'ai bien du mal à imaginer une réponse convaincante.

L'exploitation

La dernière remarque, la plus brève, est que la définition proposée de la richesse est sans rapport logique avec l'existence ou l'absence d'exploitation – c'est-à-dire, dans le sens marxiste du terme, au transfert unilatéral et systématique de travail d'une partie de la population vers une autre. Autrement dit, sur le plan du raisonnement, il est tout à fait possible de concevoir une société sans richesse où règnent certaines formes d'exploitation ; réciproquement, la présence de la richesse n'entraîne pas en elle-même celle d'une forme ou une autre d'exploitation. Il faut évidemment distinguer l'exploitation en général de certaines de ses formes particulières : la rente foncière, par exemple, n'existe par définition que dans une société à richesse - puisque l'usage temporaire de la terre est susceptible d'être accordé contre un paiement, et que c'est par ce canal que le travail du tenancier ira enrichir le propriétaire. Une telle institution est donc une condition suffisante de l'exploitation ; mais elle n'en est pas une condition nécessaire.

Quoi qu'il en soit, et en laissant de côté l'esclavagisme yuqui, qui induit sans aucun doute une exploitation économique, bien des ethnographes ont ainsi remarqué que dans des sociétés sans richesse marquées par le service pour la fiancée, celui-ci avait parfois tendance à dériver vers une authentique exploitation de la part du beau-père, qui retardait au maximum la date du mariage pour tirer parti le plus longtemps possible de son futur genre. De même, on a le droit (et le devoir) de s'interroger sur une possible exploitation des femmes par les hommes dans les sociétés sans richesse, même si les éléments disponibles ne sont pas vraiment concluants en ce sens.

Il y a donc là aussi un lien qui mérite d'être explicité - la tâche semblant toutefois moins difficile que dans le cas de l'esclavage. On constate en effet que l'exploitation, même si elle n'est probablement pas totalement absente des sociétés sans richesse, y est en tout cas très limitée, en intensité comme en étendue. Inversement, on observe également qu'une fois la richesse installée, le développement de l'exploitation (et des inégalités socioéconomiques qui en découlent) est très variable d'une société à l'autre. Le rapport entre exploitation et richesse soulève donc, lui aussi, de passionnantes questions...

12 commentaires:

  1. Hello,

    Deux points de forme :
    — le lien sur le projet d’article est planté…
    — § sur le don matrimonial : dans la dernière phrase, « transition » (et pas « trasition »).

    Sur le fond, ben… Je reste convaincu qu’il y a toujours un grain de sable quelque part, qu’on n’arrive pas à identifier. Notamment, je pense qu’il y a une zone grise entre le monde I « pur » et le monde II « pur », représentée par le type Yukaghir/Inupiat/Gilyak (et sans doute d’autres), qu’on n’arrive pas à bien définir et à bien classer (ce que le nombre d’échanges sur le cas sibérien ne contredira pas !). Je ne sais pas s’il faut faire de cette zone grise un troisième type à part ou s’il faut la ranger d’un côté ou de l’autre, mais elle montre que de toute évidence il y a quelque chose que l’on ne comprend pas. Sinon, je suis d’accord que l’esclavage (ou plutôt son absence dans le monde I) est également un truc vraiment pénible à expliquer, et je ne vois pas plus que toi par quel mécanisme on peut relier absence de richesse et absence d’esclaves…

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    1. Hello

      Je sais que le lien est planté, c'est apparemment leur serveur qui est en cours de maintenance / migration. Sur le point que tu soulignes, je crois que quel que soit le phénomène (en particulier social), on aura des cas-limites. Sur le caractère obligatoire d'un transfert, j'ai récemment révisé ma position et je pense dorénavant qu'il faut reconnaître tout de go qu'il y a des situations d'indécidabilité.
      Pour le cas Sibérie / Alaska, cela ne me semble pas si problématique. À mes yeux, on y constate très clairement la présence de la richesse et d'inégalités de richesse, et donc, il faut impérativement rattacher ces sociétés au monde II. Mais cette richesse est bridée par tout une série d'institutions et de coutumes, ce qui fait que les conséquences sociales de sa présence sont circonscrites. Donc, aucun problème pour dire que c'est une sous-catégorie du monde II (ou une sous-tendance, si on le conçoit davantage comme un continuum) du monde II, dont l'autre extrême serait peut-être les ploutocraties ostentatoires façon Asie du sud-est.
      Si j'osais un parallèle, je dirais que c'est un peu comme le capitalisme : il y a des versions libérales, où règne la loi de la jungle économique, et des versions beaucoup plus corsetées, façon social-démocratie scandinave (sans parler d'autres variantes comme la Chine). Mais dans tous les cas, je ne vois pas comment ne pas rattacher cela à la catégorie générale de capitalisme.
      Après, encore une fois, les transitions sociales n'étant jamais des sauts quantiques, on trouvera toujours des cas-limites, et les cas-limites des cas-limites. Le tout, c'est d'arriver à faire la part des choses entre des transitions qui ressemblent à des faux-plats et d'autres à des falaises !

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  2. Ce que tu dis, "cette richesse est bridée [...], ce qui fait que les conséquences sociales de sa présence sont circonscrites" me semble une partie du problème : s'il n'y a pas de conséquence sociale, en quoi le concept est-il finalement pertinent dans la société étudiée ? OK, il y a des inégalités de richesse et des gens qui ont plus de trucs que les autres. Mais en Australie il y a des gens qui ont plus de femmes que les autres aussi. Donc, c'est quoi la différence du point de vue des répercussions sociales (c'est une vraie question) ?

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    1. Conséquences bridées, ce n'est pas « sans conséquences ». En Alaska, le personnage dominant, c'est celui qui possède une baleinière et/ou qui contrôle un circuit commercial. Chez les Nivkhs (Gilyak), la réussite passe par l'accumulation de biens dits de prestige (cf. mon billet : http://cdarmangeat.blogspot.com/2021/09/stockage-richesse-et-inegalites-une.html). On n'a rien de cela en Australie, où justement, là où il y a une polygynie marquée, la compétition se fait exclusivement sur l'accumulation de droits directs sur les humains.

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    2. Bon, finalement en Alaska les possesseurs de baleinières sont bien des capitalistes 😁 !

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    3. Ben tu plaisantes, mais j'ai bien envie, malgré l'anachronisme, d'appeler cela la « voie capitaliste » vers la richesse. C'est un des rares cas du monde II où la richesse passe par la possession d'un moyen de produiction lui-même produit, qui permet de capter le travail des autres (même si évidemment on est très loin d'un authentique capitalisme). Cela tranche avec bien des endroits du monde II où les moyens de production (à commencer par la terre) sont au contraire ce qui reste d'une manière ou d'une autre sous le contrôle de la collectivité, et où la richesse emprunte d'autres voies.

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    4. Cela signifierait-il qu'il y a une "voie soviétique" au développement de la richesse dans les sociétés primitives ? ;-)

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    5. Le socialisme dans une seule tribu, ça n'a jamais marché.

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  3. En fait, ce n'était qu'une demi-plaisanterie ! J'ai regardé tout récemment la série de Arte sur le capitalisme, en rediffusion sur YT, et je ne m'étais jamais jusque-là posé la question de savoir si le capitalisme est l'application de théories économiques ou s'il préexistait à ces théories. Dans les documentaires, ils le font démarrer avec la découverte de l'Amérique, mais en les écoutant je me disais qu'il y a quand même bien des cas ethnos que l'on pourrait rentrer dans la définition, à commencer par la NWC, où ils ont la propriété des points de pêche...

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    1. Là on part un peu (beaucoup) sur un autre sujet. Mais pour commencer, il est à mon avis bien difficile de penser que le capitalisme aurait été le produit d'une théorie économique. La thèse classique de Weber est qu'il aurait été engendré par l'éthique portestante... ce qui est déjà fort discutable, les mauvaises langues matérialistes ayant au contraire une forte tendance à dire que c'est exactement l'inverse.
      Après, il est difficile de définir le capitalisme, mais clairement, on ne peut pas se contenter d'y voir la propriété foncière. Celle-ci existe depuis des millénaires, et ni l'Egypte ancienne, ni Rome n'étaient des sociétés capitalistes (même si on peut toujours y trouver des éléments de capitalisme, ce qui est tout de même assez différent). La date de naissance du capitalisme fait débat, et il y a consensus pour dire qu'une première forme émerge autour de la Renaissance, et que le capitalisme prend sa forme moderne, si non achevée, avec la révolution industrielle, lorsque la quête de la valeur ajoutée et du profit déborde la sphère du commerce et de la finance pour pénétrer celle de la production.
      Je dirais bien que pour avoir un « système capitaliste » digne de ce nom, il faut réunir la propriété privée des moyens de production (dont la terre), le salariat, et la production marchande à large échelle. Mais je n'y ai pas réfléchi plus que cela, comme toujours, il y a sans doute mille problèmes à des degrés divers avec cette définition.
      En tout cas, c'est pour cela que les Inupiat ne peuvent pas être qualifiés de société capitaliste : ce qualificatif n'aurait pas de sens. En revanche, la manière dont chez eux, la richesse s'incarne et fonctionne, tient du capitalisme, ou évoque le capitalisme (je ne sais pas comment le dire au juste).

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    2. Bonjour,
      Je me permets quelques précisions.
      Weber ne prétend pas que le capitalisme aurait été engendré par l’éthique protestante. Pour Weber le capitalisme a toujours existé sous différentes formes. Je le cite :

      « Dans la mesure où les documents économiques nous permettent de juger, il y a eu dans tous les pays civilisés un capitalisme et des entreprises capitalistes reposant sur une rationalisation passable des évaluations en capital [Kapitalrechnung]. En Chine, dans l’Inde, à Babylone, en Égypte, dans l’Antiquité méditerranéenne, au Moyen Âge aussi bien que de nos jours. »


      Ce qui distingue ce que Weber appelle le « capitalisme moderne » des autres formes de capitalisme est que, dans ses précédentes formes, le commerce était subordonnée à d’autres institutions (politiques ou religieuses). Le commerce était au service du politique. Désormais, le politique est au service du commerce. Le commerce devient, à la place du politique ou du religieux, l’élément organisateur de la société. « L’éthique protestante » n’a pas engendrée la capitalisme, elle lui a donné une caution idéologique et morale.
      Ce que Weber appelle le capitalisme moderne est l’organisation inédite, fondée sur la liberté individuelle, qui s’est élaboré dans les intérêts de la bourgeoisie. Weber note que :

      « dans les temps modernes, l’Occident a connu en propre une autre forme de capitalisme : l’organisation rationnelle capitaliste du travail (formellement) libre, dont on ne rencontre ailleurs que de vagues ébauches. »

      Weber précise bien que l’objet de son étude n’est pas tant le capitalisme que l’émergence de la bourgeoisie et de l’idéologie qui propre à cette classe :

      « Bien qu’il y ait eu partout des privilèges de marchés pour les cités, des corporations, des guildes et toutes sortes de différences légales entre la ville et la campagne, le concept de « bourgeois » et celui de « bourgeoisie » ont été pourtant ignorés ailleurs qu’en Occident. De même, le « prolétariat », en tant que classe, ne pouvait exister en l’absence de toute entreprise organisant le travail libre. Sous diverses formes, on rencontre partout des « luttes de classes » : entre créanciers et débiteurs, entre propriétaires fonciers et paysans sans terres, ou serfs, ou fermiers, entre commerçants et consommateurs ou propriétaires fonciers. Ailleurs qu’en Europe, cependant, on ne trouve que sous une forme embryonnaire les luttes entre commanditaires et commandités de notre Moyen Âge occidental. L’antagonisme moderne entre grand entrepreneur industriel et ouvrier salarié libre était totalement inconnu. D’où l’absence de problèmes semblables à ceux que connaît le socialisme moderne.
      Par conséquent, dans une histoire universelle de la civilisation, le problème central – même d’un point de vue purement économique – ne sera pas pour nous, en dernière analyse, le développement de l’activité capitaliste en tant que telle, différente de forme suivant les civilisations : ici aventurière, ailleurs mercantile, ou orientée vers la guerre, la politique, l’administration ; mais bien plutôt le développement du capitalisme d’entreprise bourgeois, avec son organisation rationnelle du travail libre. Ou, pour nous exprimer en termes d’histoire des civilisations, notre problème sera celui de la naissance de la classe bourgeoise occidentale avec ses traits distinctifs. Problème à coup sûr en rapport étroit avec l’origine de l’organisation du travail libre capitaliste, mais qui ne lui est pas simplement identique. Car la bourgeoisie, en tant qu’état, a existé avant le développement de la forme spécifiquement moderne du capitalisme – cela, il est vrai, en Occident seulement. »

      J’espère ne pas avoir été trop long.
      Je profite de ce message pour vous demandez si vous avez un avis sur le livre « Travailler » de James Suzman ?

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    3. Bonjour
      Je commence par le plus facile : non, vous n'avez pas été trop long, et je n'ai aucun avis sur ce livre que je n'ai pas lu !
      Pour en venir à Weber, que j'avoue bien humblement ne connaître que de seconde main, j'ai tout de même l'impression que le désaccord porte davantage sur la terminologie que sur le raisonnement lui-même. Je ne savais pas qu'il utilisait le terme de capitalisme dans un sens aussi élargi. Pour ma part, il me semble que s'il existait effectivement des formes qui relèvent du capital dans des sociétés anciennes, c'est seulement en Europe occidentale aux alentours de la Renaissance que ces formes prennent une importance qui transforme leur quantité en qualité (un peu comme on pourrait distinguer des sociétés « à esclaves » de sociétés « esclavagistes »). En tout cas, et c'était le fond de ma remarque, Weber attribue bel et bien un rôle premier à l'idéologie (Cauvin fera de même un siècle plus tard sur la naissance de l'agriculture), là où le matérialisme en général, et le marxisme en particulier, voit cette idéologie avant tout comme un produit des transformations sociales.

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