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Des coups chez les Kamanuku

Un homme Chimbu

Les Kamanuku sont une tribu des hautes-terres de Nouvelle-Guinée, qui constitue l'une des subdivisions de l'ensemble des Chimbu aujourd'hui réputés pour leurs étonnantes décorations corporelles. La monographie dont on dispose sur eux, The Kamanuku (The Culture of the Chimbu Tribes) – A Monograph, rédigée par W. Bergmann, possède une valeur particulière : son auteur n'était certes pas un ethnologue professionnel, mais il avait résidé 35 ans parmi ce peuple en tant que missionnaire, à une époque où le contact était tout juste établi (1934-1968). Tout suggère donc de sa part une connaissance intime de cette société et de ses habitants. Ce billet fera donc une large place à des extraits tirés de ce document.

Pour les caractériser en quelques mots, à l'instar des autres autres sociétés à richesse de la région, les Kanamuku pratiquaient des cultures diverses, en particulier celle de la patate douce, et élevaient des porcs qui servent de moyen de paiement, en matière matrimoniale ou judiciaire. La richesse jouait un rôle crucial, et les personnages proéminents étaient ceux qui la manipulaient – les célèbres Big Men.

Le principe de modulation

On retrouve chez eux le principe de modulation, selon lequel les représailles pour un tort donné varient en intensité selon la distance et l'hostilité sociales entre les parties – les deux allant de pair. On distingue globalement trois niveaux.

1. Au sein d'un même clan, ou entre clans proches :

Ces querelles étaient normalement réglées par des voies non sanglantes. Si l'on en venait à se battre, les gens étaient blessés, mais rarement tués. Les différends étaient bientôt aplanis par un échange de cadeaux entre les parties.

2. Entre clans plus éloignés :

S'ils avaient une querelle, celle-ci prenait davantage d'importance et il n'était pas rare qu'une guerre soit nécessaire pour la régler, qui pouvait durer des semaines ou des mois. Mais même dans ce cas, le lien ressenti était si fort qu'après un moment, les deux camps demandaient la paix. C'étaient des gens de la même tribu, ils le savaient et agissaient en conséquence.

3. Avec des individus d'une autre tribu :

L'inimitié avec les gens des autres tribus était presque permanente, ce qui ne signifie pas qu'on se battait sans cesse (...) L'ensemble des tribus voisines était la plupart du temps en état de guerre avec les Kamanuku (et pas seulement avec eux). À tout le moins, il s'agissait d'ennemis auxquels on ne pouvait se fier. Cela n'excluait pas la possibilité de quelque commerce entre les deux camps, en particulier dans les périodes dépourvues de combats ouverts. Mais alors, chacun était prudent. Un homme ne partait jamais seul ; ils allaient en groupes toujours lourdement armés. Là, ils se retrouvaient à bonne distance des villages, en quelque lieu convenu à l'avance pouvant être rejoint part les deux camps et situé en terrain ouvert afin de se garder des surprises. Les femmes pouvaient normalement aller de tribu en tribu, même en temps de guerre, et elles servaient souvent d'intermédiaires entre les camps en lutte.

Les causes des conflits

Les principales causes de ces guerres étaient : des différends à propos des femmes, des cochons, le vol et les question touchant à la propriété du sol. Mais à côté de cela, bien d'autres raisons pouvaient déboucher sur un combat, telles qu'un comportement indécent, en parole ou en actes, des insultes, etc. Et lorsqu'un combat commençait et qu'il y avait quelques pertes d'un côté, l'autre côté devait les équilibrer.

Bergman détaille la manière dont, pour les femmes, les cochons ou les vols, le niveau de riposte dépendait de la distance sociale.

Concernant la terre, les disputes, les rixes et la guerre étaient assez fréquentes. En règle générale, celle-ci durait assez longtemps et on la menait de la manière la plus sévère qui soit. Ce différend n'intervenait pas au sein du groupe ou de la tribu, mais les questions de propriété du sol surgissaient entre tribus. Dans leur propre groupe, les anciens décidaient où chacun devait faire ses jardins et où il devat planter. Mais comme ces différends au sujet de la terre interevenaient avec d'autres tribus, ils conduisaient normalement à des affrontements et à des guerres. C'est ainsi que le plus souvent, un groupe avait été chassé de ses terres et que les vainqueurs en avaient pris possession. Les conquérants utilisaient souvent cette terre prise à d'autres pour en faire des jardins, mais la tribu vaincue ne cessait jamais de revendiquer sa terre, elle tentait d'acheter des alliés et de la récupérer. Cela ne se passait pas forcément la même année, ou après quelques semaines. Plusieurs années pouvaient avoir passé, jusqu'à 50 ans ou plus.

Les quatre formes de violence

Le texte identifie quatre formes de violence, dont trois portant un nom spécifique, sur lesquelles il fournit des détails particulièrement riches.

l. kunda maŋgigl (rixe).

Il s'agit donc d'une rixe à l'intérieur d'un clan, ou entre clans proches.

On n'utilise que rarement des armes de guerre, mais plutôt des armes par destination : bâtons, morceaux de clôtures... Il y a parfois un mort, mais ce n'est pas le but. La plupart du temps, le combat se solde par quelques crânes ouverts ou membres cassés. Une fois l'excitation retombée, ceux qui sont à l'origine de la querelle (d'un côté ou des deux) doivent donner un porc qui sera rôti et mangé. Ce don – ou plutôt, ce paiement – joue un double rôle. Il sert à dédommager les adversaires, mais aussi les alliés : « Pour ta cause, nous avons enduré la douleur, tu dois à présent payer en conséquence. ». Une remarque est significative :

Bien sûr, certains continuaient à maugréer contre la partie adverse, en particulier ceux qui avaient été blessés et qui souffraient, mais cela n'avait pas d'importance, car en mangeant les porcs, ils avaient accepté de conclure la paix.

Ajoutons qu'en cas de complications, par exemple si quelqu'un mourait de ses blessures, un paiement supplémentaire en porcs était demandé.

Bien qu'on ne sache pas trop si la dénomination de kunda maŋgigl est également censée s'y appliquer (le texte ne dit rien de clair à ce sujet), on doit rapprocher cette forme d'affrontement de celle qui est décrite à propos des conflits féminins :

Les femmes aussi se battaient de temps en temps. Les raisons en étaient principalement : l'envie et la jalousie entre les femmes d'un même mari, les cochons, les chiens, les volailles, les fruits et/ou les légumes des jardins, etc. Ces bagarres commençaient aussi par des injures de part et d'autre, puis l'on saisissait des bâtons et des perches et l'on se frappait mutuellement. Bien entendu, les autres femmes prenaient parti et se joignaient à la bagarre, qui s'accompagnait de force cris et pleurs. (...) Elles tenaient les bâtons horizontalement devant elles et se protégeaient ainsi lorsque les autres frappaient et vice versa. Parfois, au cours de ces échauffourrées, une main ou un bras était cassé, ou quelques têtes saignaient. Mais les hommes ne s'en mêlaient jamais et ne se joignaient pas aux combats. Ils les observaient, mais les laissaient se battre et régler leurs problèmes elles-mêmes.

Ce kunda maŋgigl ressemble étroitement au brawl mentionné par Warner à propos de l'Est de la Terre d'Arnhem. Il s'agit d'une forme collective, sympétrique et modérée d'usage de la violence, mais dont la spontanéité la situe à la limite (peut-être extérieure) du règlement judiciaire. Le principale différence tient aux dédommagements matériels qui s'ensuivent, totalement absents en Australie, et qui viennent justement introduire une dimension formelle dans le processus.

2. Kunda tamugl (guerre ordinaire)

Ce type de conflits intervient typiquement entre groupes de tribus différentes.

La plupart de ces guerres duraient longtemps, souvent plusieurs années. Même si elles étaient entrecoupées de trèves ou de pauses, durant lesquelles ne survenait aucun véritable combat, celles-ci étaient de courte durée. Dans ces guerres, rien n'était oublié ou pardonné, rien n'était donné pour rien. (...)

Si un événement perturbait les relations entre deux tribus, chacune savait immédiatement que seule la guerre pouvait sceller le différend, et chaque camp prenait les précautions nécessaires, et se préparait à la guerre. Les arcs étaient vérifiés, et les flèches fabriquées en grande quantité, de même que les lances, les haches de pierre, les boucliers et les décorations martiales. (...)

On attaquait de jour, en s'en prenant à un adversaire qui anticipait l'agression et se tenait sur ses gardes : même si l'on se dissimulait un peu et que l'on envoyait parfois des éclaireurs, l'effet de surprise ne jouait guère. Chaque camp disposait d'informateurs dans l'autre, qu'il s'agisse d'amis ou de femmes qui y avaient été mariées. L'affrontement se déroulait généralement à distance des habitations, si possible dans le no man's land séparant les territoires tribaux.

Lorsque les deux camps s'étaient suffisamment rapprochées pour se héler et s'entendre, ils commençaient par énumérer leurs griefs en formulant leurs accusations d'une voix forte. Là, tout était évoqué, les anciens torts comme les récents. On criait en direction des adversaires, non toute la troupe mais deux individus qui étaient les porte-parole du groupe, et l'autre répondait. Une parole enflammée en entraînait une autre, et bientôt ils étaient échauffés, excités et entraient en fureur. On proférait des menaces, des insultes, et on commençait une danse de guerre. Parfois, quelques-uns faisaient volte-face, se penchaient en avant et même, soulevaient quelques feuilles de leur pagne. C'était le point culminant des insultes et, bientôt, les premières flèches étaient décochées. Ce sont normalement les leaders qui tiraient en premier, et c'est seulement après que les autres suivaient.

Tout en criant et en insultant l'adversaire, un des camps avançait en tirant autant de flèches qu'il en était capable. L'autre camp se repliait pour un moment et battait lentement en retraite, mais de manière ordonnée et sur une courte distance, peut-être 50 environ mètres, puis ils poussaient un cri de guerre, se mettaient à avancer et l'autre camp se repliait lentement à son tour. Les choses pouvaient ainsi durer des heures, parfois la journée entière, sans qu'aucun des camps ne parvienne à toucher un seul ennemi.

Quelques combattants, mais pas tous, étaient équipés de boucliers. Ils s'en servaient pour protéger leur corps et les boucliers sont souvent touchés par les flèches. Ces porteurs de boucliers étaient aussi ceux qui osaient s'approcher assez près de l'ennemi, mais ils étaient toujours couverts par quelques archers. S'ils étaient parvenus à réduire suffisamment la distance, ils lançaient alors leurs longues lances et tentaient de toucher l'un des ennemis, mais ils devaient immédiatement recourir à leur arc et à leurs flèches, que la plupart portaient également avec eux en bandoulière. Quand les flèches touchaient les boucliers, elles les pénétraient souvent sur plusieurs centimètres mais y restaient fichées, sans occasionner aucun dégât. J'ai vu de nombreux boucliers qui avaient été frappés par 50 flèches ou davantage, non lors d'un seul combat, mais au cours du temps. Les flèches s'étaient brisées et les pointes étaient en parti restées dans les boucliers. Afin de voir ce qui se passait, les porteurs de boucliers passaient souvent la tête par le bord de leur bouclier pendant une seconde ou deux. Comme ils portaient le bouclier sur l'épaule gauche, ils observaient par la droite du bouclier. C'est aussi la raison pour laquelle beaucoup de vieux hommes avaient perdu leur œil droit. Parce que juste au moment où ils voulaient regarder, ils avaient été touchés par une flèche (...).

On combattait ainsi toute la journée, souvent sans que quiconque soit blessé ou tué. On se séparait en s'insultant, et en se promettant de reprendre les hostilités rapidement - ce que l'on faisait le lendemain, ou quelques jours plus tard.

S'il y avait des blessés ou des morts, le combat était le plus souvent interrompu, surtout si les premières pertes avaient été subies par les attaquants. Ils disaient alors que les esprits des ennemis étaient plus forts que les leurs et qu'ils n'auraient aucun succès ce jour-là, et qu'il était donc inutile de continuer à se battre. L'autre camp essayait alors d'exercer une pression encore plus forte, mais le plus souvent de courte durée. Inversement, si les attaquants réussissaient à toucher quelqu'un, ils se battaient plus violemment, mais l'autre partie faisait de même, de sorte qu'ils ne pouvaient plus remporter d'autre succès ce jour-là. Si les blessés pouvaient encore bouger, on les ramenait chez eux, ou on les portait jusqu'à leur maison. S'il y avait un ou plusieurs morts, le camp perdant commençait alors à entonner un chant de deuil et le parti victorieux un chant de victoire. Les morts étaient transportés jusqu'au village. Là, on mettait le corps sur une sorte de scène et on préparait les funérailles. Pendant ce temps, le combat cessait. (...)

Pour la fête de deuil, l'homme en raison duquel le combat avait commencé devait tuer plusieurs cochons afin de nourrir les guerriers : la ou les victimes avaient été tués à cause de lui, il devait donc donner les cochons pour apaiser les sentiments du défunt et de ses proches.

Mais il arrivait aussi que plusieurs hommes soient tués des deux côtés. Je me souviens de plusieurs occasions où plus de 20 hommes perdirent la vie au cours d'un tel combat, qui dura plusieurs semaines. Je me souviens même que dans un affrontement qui n'avait duré que quelques jours, 37 hommes ont été tués.

Pour autant que j'aie pu le vérifier, le combat se poursuivait non pour venger les morts, mais plutôt pour se venger des autres, en termes d'effectifs. De notre côté, tant de personnes ont été tuées, nous devons donc en tuer le même nombre, de sorte que la rapport des forces reste inchangé, disaient-ils. Ils tentaient donc de se battre jusqu'à ce que le nombre de morts soit égal ou du moins, sensiblement égal.

Lorsque c'était le cas, et lorsqu'ils étaient lassés de la guerre, et que la nourriture devenait rare (...) alors ils acceptaient de s'entendre et de faire la paix. Au lieu de paix, mieux vaudrait peut-être parler d'une trève ou d'une accalmie car, pour de nombreuses raisons, les combats pouvaient reprendre à tout moment.

Deux points doivent encore être ajoutés. Le premier concerne les femmes :

Lors de ce type de combat, les femmes n'étaient pas présentes, du moins chez les Kamanuku. Mais dans les tribus voisines, j'ai observé à plusieurs reprises qu'elles se trouvaient entre les lignes des combattants, ramassant les flèches et les apportant à leurs hommes. Lorsqu'elles faisaient cela, personne ne les visait, et on les laissait faire. Bien sûr, entre les lignes ou les groupes, il y avait des femmes des deux camps.

L'autre aspect concerne des actes de cruauté qui n'étaient pas directement justifiés en termes d'efficacité militaires, mais qui participaient sans doute de la volonté de terroriser ou d'humilier l'ennemi :

Si un homme blessé tombait entre les mains de l'ennemi, il n'en avait plus pour longtemps à vivre. La plupart du temps, il était cruellement torturé avant d'être tué, car ils n'étaient pas du tout pressés de le mettre à mort. Plus il criait et hurlait, plus les vainqueurs poussaient des hourras retentissants.

Les corps qui étaient tombés entre les mains ennemies étaient le plus souvent rendus à l'autre camp sans être mutilés, bien sûr non sans un paiement élevé. Mais il arrivait aussi de temps à autre qu'un blessé ou un mort soit gravement mutilé ou même découpé en morceaux. Ce type de choses était considéré comme particulièrement cruel ou comme un acte de sauvagerie.

Les Kamanuku étaient réputés pour leur cruauté. (...) Leur idéal était de tuer autant d'ennemis que possible, d'épouser beaucoup de femmes et d'avoir beaucoup d'enfants, tout cela dans le seul but de renforcer leur tribu. En étant cruels envers leurs ennemis, ils essayaient de les terrifier.

On m'a rapporté qu'autrefois, lors de combats, ils lançaient une attaque éclair, et souvent très audacieuse, contre leurs ennemis. Ce faisant, ils essayaient de faire un, ou mieux, plusieurs prisonniers et de les ramener dans leur propre camp. Là, ils les ligotaient et les faisaient rôtir vivants sur un feu, si possible à la vue des ennemis.

On notera que ce dernier point n'a pas été observé directement par Bergmann ; il est possible qu'il s'agisse d'une invention, ou d'une exagération, de la part de ceux qui aimaient à se décrire comme des guerriers impitoyables et prêts à tout.

3. kunda kane vei mogl (la guerre d'anéantissement)

Ce troisième type correspond à des « situations spéciales, où ils décidaient de détruire ou d'anéantir complètement l'ennemi ». En pareil cas, ils commençaient par recruter des alliés (en les indemnisant), afin d'aligner une force largement supérieure - Bergmann évoque une proportion de 10 contre 1, voire davantage. L'attaque submergeait alors l'adversaire, et elle était sans merci :

Femmes, enfants, vieillards, tous étaient tués, s'ils leur tombaient sous la main. Ils essayaient de chasser l'ennemi et s'ils réussissaient, ils brûlaient ses maisons, tuaient ses cochons et ses chiens. Les jardins étaient retournés et les fruits comestibles emportés. Souvent, les femmes allaient creuser dans les jardins et emportaient ce qu'elles pouvaient trouver et transporter. (...)

On abattait aussi les arbres qui se trouvaient dans les jardins et sur les places du village, et quand ils étaient trop gros, on les écorçait. En bref, tout était détruit, de sorte que les ennemi, ou ce qu'il en restait, n'avait plus aucune possibilité de vivre là. La seule solution pour les survivants était de sauver ce qui pouvait l'être et de s'enfuir (...) d'aller chez des amis quelque part, qui les accueilleraient dans leur communauté. Les vainqueurs avaient pris possession de leurs terres.

J'ai observé de tels affrontements dans les premières années de notre séjour. (...) Les assaillants comptaient près de mille guerriers et le groupe qu'ils attaquèrent était réduit, environ 50-60 guerriers. Nous ne pouvions rien faire pour les aider, car nous ne pouvions pas nous mêler de leurs affaires. Nous ne pouvions que les observer. Les défenseurs se battirent courageusement pendant plusieurs heures, mais ils durent finalement céder et furent chassés. Il fallut attendre une vingtaine d'années pour que certains d'entre eux reviennent et occupent à nouveau leurs anciennes possessions. Pendant tout ce temps, personne ne vivait en permanence sur ces terres.

Avec ce type de guerre, des groupes entiers étaient parfois décimés au point de ne plus pouvoir exister de manière autonome. Mais ils n'oubliaient jamais ce qu'on leur avaient fait, et s'ils détenaient encore des objets de valeur et qu'ils pouvaient payer l'aide de leurs alliés, ils essayaient à nouveau de récupérer leurs anciennes possessions, même si cela prenait des décennies. En revanche, s'il s'agissait d'un groupe faible et que la plupart des combattants avaient été tués, ou s'ils n'avaient pas d'objets de valeur pour acheter des alliés qui se battraient avec et pour eux, ils devaient souvent rester avec leurs hôtes et se mélanger à eux, de sorte qu'ils cessaient d'exister (en tant que groupe séparé).

4. le raid et l'assassinat

Ces deux types d'actions, pour lesquels Bergmann ne donne aucune dénomination locale, sont ainsi décrits :

1. Le raid

En plus de ces types de guerre, il arrivait parfois que quelques hommes courageux (téméraires) se faufilent la nuit près de l'ennemi et en tuent un ou plusieurs dès qu'ils en avaient l'occasion et la possibilité. Ces hommes étaient particulièrement craints par les ennemis, mais étaient très honorés et estimés dans leur propre groupe. Leur récompense était en général tout le butin qu'ils pouvaient prendre au cours de ces expéditions.

2. L'assassinat

Si ce n'était guère le cas chez les Kamanuku, il était plus ou moins de coutume dans certaines tribus voisines lorsque les dirigeants voulaient se débarrasser d'amis ou d'ennemis, ils ne les tuaient pas eux-mêmes, mais ils envoyaient d'autres hommes, que l'on peut appeler des sbires, qui faisaient le travail pour eux. Si, pour une raison ou une autre, un chef n'aimait pas certains individus – l'un d'entre eux avait peut-être une femme belle et jeune que le chef désirait, ou quelle qu'en soit la raison – il faisait un signe à l'un de ses hommes, peut-être seulement un clin d'œil ; son homme comprenait l'allusion, et peu de temps après, l'individu était mort. Bien des gens étaient assassinés ainsi. J'ai connu des chefs qui avaient tué plus de 100 personnes de cette façon. Mais ils étaient eux-mêmes très estimés, non parce qu'ils étaient appréciés, mais parce qu'ils étaient redoutés. Personne n'osait les contredire, de peur d'encourir leur mécontentement.

Faire la paix

Hormis pour la forme la plus ultime de guerre, et pour le raid et l'assassinat qui se situent dans un autre champ, les modalités de conclusion de la paix représentent un aspect crucial de la gestion des relations sociales. Bergmann écrit :

S'il s'agissait d'un kunda maŋgigl et que le combat était terminé, une tierce partie intervenait souvent et servait de médiateur entre les deux camps en conflit. Si les combattants étaient de clans différents, ils fabriquaient une sorte de barrière sur la route qui les séparait. On posait en travers de la route un petit arbre avec ses branches et ses feuilles ou une tige de banane. Personne n'était autorisé à franchir cette barrière d'un côté ou de l'autre, du moins pas les hommes. C'était différent pour les femmes. Elles avaient la permission d'aller vers l'autre groupe et ne s'en privaient pas. Normalement, elles étaient reçues amicalement et on leur servait de la nourriture. Les femmes d'un côté rendaient ensuite visite à l'autre et étaient également traitées très aimablement. Après un certain temps, une meilleure atmosphère s'installait et, peu à peu, les différends étaient plus ou moins oubliés. Tout d'abord, ce sont les hommes seuls qui se rencontraient et se parlaient, puis les autres suivaient.

Je pense qu'il est correct de dire que le sentiment d'unité avec les autres prévalait et qu'il aidait à surmonter les différends. Si nécessaire, des cadeaux de réconciliation étaient échangés par les deux groupes. Cela servait seulement à rendre la paix durable et à renforcer l'amitié.

De même, s'ils avaient eu un kunda tamugl, après un certain temps, ils faisaient la paix avec l'autre groupe. Puis ils essayaient de rectifier les déséqulibres qui existaient entre eux, par exemple : il y avait un nombre inégal de morts et, dans ce cas, le groupe qui avait perdu le moins d'hommes devait payer pour le nombre de personnes qu'il avait tuées en plus de l'autre partie. En particulier, si de grandes fêtes du cochon étaient imminentes et qu'il fallait s'y préparer, ils essayaient de trouver un accord de paix. Lors des fêtes du cochon, ceux avec qui ils s'étaient battus étaient souvent invitées. Soit ils y avaient des amis, même s'ils appartenaient au groupe de l'ennemi, soit plusieurs de leurs femmes venaient de là, soit ils avaient des relations commerciales avec eux, etc. Ils avaient peut-être été invités chez eux et étaient tenus de les inviter à nouveau. C'était une honte pour eux d'avoir été invités et de ne pas réinviter les autres. Ils devaient alors cultiver des jardins plus grands pour la nourriture dont ils avaient besoin pour ces fêtes, etc. Mais tout cela ne pouvait être fait s'ils étaient en guerre avec leurs voisins. De sorte que tout le monde faisait pression pour un règlement rapide des différends ou pour la paix, qui était conclue après qu'ils aient réglé leurs différends.

Quelques éléments de discussion

Ce billet est déjà fort long, et je ne peux qu'esquisser ici quelques points qui me paraissent mériter l'attention.

  1. le rapport entre ce que j'ai appelé les niveaux de modulation et les formes de combat est évident, mais il n'est pas simple. Au premier niveau de modulation, celui qui règne au sein d'un clan ou entre clans proches, semble correspondre la forme la moins létale de combat, le kunda maŋgigl. En revanche, on croit comprendre que ce même kunda maŋgigl pouvait également intervenir parfois entre clans plus éloignés (le fait que le recours à la guerre n'était « pas rare » suggère que le reste du temps, les choses pouvaient se régler à moindre frais). La guerre ordinaire, Kunda tamugl, est donc susceptible de s'appliquer aux niveaux 2 et 3 de la modulation, c'est-à-dire contre des clans éloignés de la même tribu ou contre d'autres tribus. Enfin, si l'on comprend bien, la guerre d'anéantissement, kunda kane vei mogl, n'est susceptible d'intervenir que contre une autre tribu (et plus précisément, l'une de ses subdivisions, le rapport de force exigeant que l'adversaire ne soit pas nombreux).
  2. les deux types de guerre de cette monographie évoquent irrésistiblement le cas des Dani de la vallée de la Baliem, exposés dans les travaux de Heider, qui distinguait une guerre dite « rituelle » (l'équivalent du Kunda tamugl) et la guerre « profane », beaucoup plus dévastatrice (l'équivalent du Kunda kane vei mogl). La réalité est-elle conforme aux apparences ? Retrouve-t-on bel et bien une même configuration fondamentale à plusieurs centaines de kilomètres de distance ? C'est un point qu'il faudrait investiguer.
  3. comment s'effectuait le choix d'un type d'un guerre plutôt que d'un autre ? Le texte de Bergmann ne permet que des hypothèses. En fait, la question porte surtout sur les buts poursuivis par la guerre d'anéantissement. La première éventualité est qu'ils soient économiques : on veut conquérir la terre. Une phrase suggère néanmoins que ce n'était pas, ou pas toujours le cas, puisque l'auteur évoque le cas de terres laissées ensuite à l'abandon. Il faut donc envisager que, dans certains cas au moins, la guerre était menée pour des raisons punitives, et que le bénéfice économique n'était qu'un sous-produit accessoire.
  4. comment caractériser, dans la grille de lecture que j'ai forgée pour l'Australie et que j'ai tenté d'appliquer depuis à d'autres situations, la guerre ordinaire, Kunda tamugl ? Celle-ci semble en effet contradictoire par bien des aspects. pour commencer, selon une configuration commune en Nouvelle-Guinée, cette guerre débouche sur une paix où ce sont les vainqueurs qui indemnisent les vaincus. Cela signifie que ceux qui la lancent savent par avance que l'issue sera soit des pertes humaines équivalentes à celles de l'adversaire, soit une victoire militaire qui devra être payée par des pertes économiques. Mon intuition est que c'est bien ce second but qui est recherché – même s'il n'est pas toujours atteint. L'autre problème est le sentiment d'inocuité qui se dégage de la description des combats : on s'affronte parfois des journées entières sans qu'il y ait un seul blessé – on retrouve là les impressions laissées par les combats des Dani, et immortalisés sur la pellicule du film Dead Birds. On serait donc tenté de classer ces combats dans ce que j'apppelais les procédures modérées, mais il faut sans doute se garder d'aller trop vite en besogne. Pour les Dani, un chercheur au moins (Paul Roscoe) a défendu la thèse que cette inocuité n'avait rien à voir avec une volonté de limiter les dommages, mais qu'elle résultat de la conformation du champ de bataille. En ce qui concerne les Kamanuku, les longues journées sans victimes contrastent de manière saisissante l'information selon laquelle ces victimes, dans certaines circonstances, se comptaient par dizaines. Malheureusement, le texte ne donne aucune information sur les facteurs qui transformaient un combat quasiment inoffensif en affrontement meurtrier.
  5. enfin, il serait nécessaire d'examiner la manière dont pouvait s'articuler, chez ce peuple comme chez d'autres, les affrontements militaires et les modalités plus pacifiques connues sous le nom d'échanges compétitifs – je dois impérativement me replonger dans le livre de Pierre Lemonnier, Guerres et festins (1990), qui traite de ces aspects et que j'ai lu pour la dernière fois il y a trop longtemps...

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