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Une brève histoire de l'anthropologie (Florence Weber) :
un compte-rendu de lecture dans L'Homme

Il y a quelques semaines, la revue L'Homme a publié dans son numéro 117 mon compte-rendu de lecture du livre de Florence Weber, Une brève histoire de l'anthropologie. Je le reproduis ici :
Produire une histoire qui restitue les multiples dimensions d’une discipline aussi vaste et ancienne que l’anthropologie sociale tient de la gageure et ce, d’autant plus si le format de poche de l’édition impose à cette histoire d’être « brève ». C’est pourtant le défi que relève avec brio Florence Weber. L’écriture, simple et directe, évite tout jargon et toute obscurité rebutante ; le propos, appuyé sur une solide érudition, n’en est pas moins très riche et intéressera tant le spécialiste que le profane.
Étant donné ses axes de recherches, le choix opéré par l’auteure ne surprendra guère : cette histoire s’organise au travers de la question-clé de l’enquête : dans quels contextes le savoir anthropologique s’est-il constitué ? Quelles méthodes, quelles pratiques ont-elles été mises en place, par la volonté de leurs promoteurs ou par la simple force des choses ? Comment les conditions de l’enquête ont-elles influencé les savoirs et leur perception ? Quelles démarcations et rapprochements avec les autres disciplines scientifiques ont marqué les différentes périodes ? Telles sont quelques-unes des nombreuses questions abordées au cours de l’ouvrage, qui se présente beaucoup moins comme une histoire des théories anthropologiques que comme une histoire de l’enquête ; plus exactement, la première n’est traitée qu’au travers du prisme de la seconde.
C’est sans doute une des raisons pour lesquelles le livre, loin de limiter son périmètre à la période somme toute restreinte durant laquelle l’anthropologie s’est structurée en tant que discipline académique, porte le regard sur des époques et des contrées lointaines, où des voyageurs, des diplomates, voire de simples curieux, ont cherché à comprendre l’autre et à rendre compte de ses coutumes. Le texte s’ouvre ainsi sur l’Antiquité, détaillant en particulier l’œuvre d’Hérodote ; il se poursuit sur la période médiévale, dont émerge en particulier la figure saillante d’Ibn Khaldûn, puis l’époque moderne. La richesse de ce tour d’horizon se traduit par le fait que la décennie 1860, traditionnellement considérée comme décisive pour la naissance formelle de la discipline, est seulement abordée à la moitié de l’ouvrage.
Au fil des pages se succèdent de vivants portraits, qui forment autant de courts mais éclairants exposés du contexte, des enjeux, des accomplissements et des échecs de la connaissance anthropologique. Les grandes figures, parmi lesquelles celles de Morgan, de Boas, de Malinowski ou de Lévi-Strauss, sont évidemment présentes. Mais on découvre également avec plaisir des personnages qui, bien que moins célèbres, s’avèrent tout aussi dignes d’intérêt, tel Volney qui, à l’époque de la révolution Française, accomplit une œuvre théorique et pratique considérable.
Tout au long de son exposé, Florence Weber examine les problèmes soulevés par les différentes approches et techniques d’enquête. Elle souligne en particulier l’opposition et la complémentarité entre l’enquête par familiarisation, où il s’agit de s’approprier sans commettre d’erreur d’interprétation les codes et les représentations d’une culture étrangère, et l’enquête par distanciation où, à l’inverse, le scientifique tente de prendre du recul par rapport à sa propre culture afin de la comprendre. Dans tous les cas, à l’instar des sciences de la nature, le problème crucial consiste à tenir compte des perturbations induites par l’acte d’observation sur le réel pour parvenir à la connaissance objective de celui-ci.
Le choix de focaliser le propos sur l’enquête aboutit toutefois à quelques conclusions que l’on n’adoptera pas nécessairement sans réserve. La discipline se voit caractérisée bien davantage par sa méthode que par son objet (« L’unité de l’anthropologie sociale repose sur aujourd’hui sur la méthode ethnographique, c’est-à-dire sur l’enquête directe menée par le savant lui-même, par opposition aux enquêtes déléguées à des personnels subalternes, utilisées notamment en sociologie, en science politique et en science économique », p. 12). Ce faisant, le traitement théorique du matériau ainsi récolté semble passer au second plan. L’ambition de forger une théorie générale des formes sociales, qui devrait logiquement motiver l’accumulation des connaissances, paraît s’effacer devant les problèmes posés par cette accumulation elle-même. Lorsqu’une telle perspective est évoquée, c’est toujours pour être rattachée à un passé révolu et écartée. Le programme de recherche évolutionniste, en particulier, est assimilé sans ambages à sa variante unilinéaire la plus pauvre et disqualifié en quelques lignes. Ses développements modernes sont purement et simplement ignorés : nulle mention du courant néo-évolutionniste américain, et pas davantage du penseur majeur que fut Alain Testart. Les apports mutuels, depuis plusieurs décennies, entre les sciences de la Préhistoire et l’anthropologie sociale sont ainsi mis de côté, et celle-ci se voit ainsi, de manière dommageable, entièrement rabattue sur les sociétés du présent (les seules susceptibles d’être enquêtées).
Dans le même esprit, le traitement de la difficile question de l’ethnocentrisme et des « cultures » (nulle part définies par rapport aux structures sociales) peut également laisser insatisfait. Entre l’universalisme de certains droits fondamentaux et le « respect des cultures », le texte n’échappe pas toujours aux apories ; ainsi, lorsqu’en commentant Race et histoire de Claude Lévi-Strauss, il ajoute : « Nous dirions aujourd’hui, sans doute, que l’ethnocentrisme de la langue (comme les Grecs méprisaient les Barbares), de la culture (y compris de la culture de classe) ou de religion (les frères en religion pouvant combattre leurs frères de sang) occupent une place aussi grande que le racisme stricto sensu parmi les idéologies dangereuses, ainsi que la discrimination selon le genre, l’âge ou le handicap » (p. 244-245). Mais qualifier la discrimination (fort banale dans les sociétés étudiées par l’anthropologie sociale) d’idéologie « dangereuse », n’est-ce pas déjà verser dans l’ethnocentrisme tant dénoncé ?
Quoi qu’il en soit, et au-delà des opinions divergentes que les lecteurs pourront avoir sur ces questions, répétons que le texte de Florence Weber constitue une porte d’entrée aussi originale qu’abordable vers ces problématiques et, plus généralement, sur les conditions dans lesquelles s’est constitué – et se constitue encore – le savoir anthropologique. On ne saurait trop en recommander la lecture.

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