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Réflexions anthropolitiques sur le sport

Un affrontement de lacrosse
chez les amérindiens
(illustration de Robert Griffing)

En réfléchissant sur la classification des confrontations collectives physiques, j'en suis arrivé à déceler une proximité inattendue entre certaines pratiques à nos yeux très exotiques (la possible guerre fleurie des Aztèques, la tinku andine), certaines un peu moins (le jeu de la crosse des Amérindiens, la mêlée ou la soule médiévales) et d'autres qui nous semblent au contraire extrêmement banales, et qui dans nos sociétés ont acquis une importance considérable, à savoir les compétitions sportives.

Bien sûr, entre le sport moderne et ces diverses autres institutions, il existe de fortes différences. En particulier, nos divers championnats et coupes semblent ne pas afficher d'autres enjeux que la gloire sportive elle-même, et ils ne sont pas consacrés à des dieux ou à d'autres êtres surnaturels. Mais ces différences mises à part, toutes ces coutumes possèdent deux points communs essentiels, qui m'incitent à les classifier dans la même catégorie :

  1. Il s'agit de confrontations que, faute d'un meilleur terme, j'ai provisoirement appelé symétriques : les deux parties s'accordent à l'avance sur les conditions de leur déroulement et les règles à suivre, avec une recherche parfois méticuleuse de l'équilibre formel des forces en présence. Surtout, cet accord préalable est une condition sine qua non du déroulement de la confrontation.
  2. Ces confrontations sont non résolutives : si elles possèdent un enjeu, parfois très important, et si l'on déploie par conséquent des efforts parfois considérables pour les remporter, en revanche leur issue ne modifie pas le rapport social entre les participants. C'est évident en ce qui concerne nos compétitions sportives : quel que soit le vainqueur, le titre de champion est remis en jeu à intervalles réguliers, et nos coupes du Monde, nos Jeux Olympiques, nos championnats, ont ainsi vocation à se perpétuer sans fin ; en des termes un peu différents, chaque groupe participant à une compétition peut y être vainqueur ou vaincu en telle occasion : cela ne changera strictement rien au fait qu'il y participera à nouveau la fois suivante, les compteurs étant en quelque sorte remis à zéro. Cette même caractéristique était partagée par les diverses institutions citées plus haut : leur but, répétons-le, n'était pas de modifier l'état d'un rapport social.
  3. On peut ajouter à ces deux points le principe de la représentation, ce que j'appelais à propos de la justice pré-étatique la « désignation synecdochique ». Les compétiteurs, en effet, ne représentent pour ainsi dire jamais seulement eux-mêmes : d'une manière plus ou moins marquée, mais toujours présente, ils s'affrontent au nom d'une entité collective qui les dépasse (club ou nation). Même si le contexte et les objectifs sont différents, cette « désignation synecdochique » est exactement la même que celle qui présida à des duels comme ceux de David et Goliath, des Horaces contre les Curiaces. C'est aussi le même principe qui veut que dans une faide (un feud), on puisse mettre à mort indifféremment n'importe quel membre d'un groupe adverse pour éteindre une dette de sang.

Ce n'est pas la première fois que m'apparaissent de tels liens de proximité entre des coutumes a priori très éloignées les unes des autres. J'avais ainsi relevé (voir ce billet) que la justice aborigène recourait à certaines procédures qui nous paraissaient totalement incongrues dans le cadre d'un tribunal, mais qui sont couramment employées dans celui du sport. D'une manière générale, on peut donc dire que nos compétitions sportives modernes ont en quelque sorte limité à des fins récréatives (et lucratives !) des modes de confrontations qui, ailleurs, s'inscrivaient également dans des buts sacrificiels, propitiatoire ou religieux – tels les Jeux olympiques de l'Antiquité, par exemple. Ce faisant, elles en ont aussi expurgé toute dimension homicide : la mort humaine, qui pouvait être admise dans ces confrontations – voire, qui était parfois explicitement recherchée dans certaines d'entre elles – est devenue intolérable, et même les sports de combat ont vu leurs règles progressivement amendées pour diminuer autant que possible le risque de mort ou de blessures graves.

Autour de la neutralité du sport

Tout cela constitue un aspect du phénomène. Mais au-delà de la forme des confrontations sportives, on peut également s'intéresser au fond, c'est-à-dire au message social que le sport véhicule. De ce point de vue, quels que soient les instances qui organisent les compétitions et le cadre de celles-ci, le sport est censé « rassembler » les humains au-delà de tout ce qui les différencie, et constituer un espace d'affrontements tout à la fois récréatifs et porteurs de valeurs telles que la loyauté, le dépassement de soi, le respect de l'adversaire, etc. Un maître-mot prévaut : celui de la « neutralité ». Le sport se donne à voir comme une terre vierge, située au-dessus (ou en tout cas, en-dehors), des clivages politiques, sociaux ou religieux. C'est au nom de cette neutralité que l'expression d'opinions spécifiques est proscrite. La Charte olympique précise ainsi que :

Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique. (article 50-2)

La loi 4 de la FIFA procède du même esprit :

L’équipement ne doit présenter aucun slogan, inscription ou image à caractère politique, religieux ou personnel. Les joueurs ne sont pas autorisés à exhiber de slogans, messages ou images à caractère politique, religieux, personnel ou publicitaire sur leurs sous-vêtements autres que le logo du fabricant.

Cette neutralité n'est pas censée concerner uniquement les organisateurs et les compétiteurs : elle s'étend, au moins en théorie, aux spectateurs. Ainsi, les incriptions revendicatives qui, parfois, tentent d'orner les routes du Tour de France sont-elles soigneusement effacées avant le passage des coureurs – et des caméras de télévision. Quant aux stades, le règlement de la Ligue de Football Professionnel précise que :

L’accès à l’enceinte est interdite à toute personne en possession de banderoles, insignes, badges, tracts ou tout autre support dont l’objet est d’être vu par des tiers à des fins politiques, idéologiques, philosophiques, injurieuses, commerciales ou présentant notamment un caractère raciste ou xénophobe.

L'offensive du voile

Foune Diara, présidente des hidjabeuses
(photo Sarah Witt)

L'actualité récente a reposé la question de cette neutralité, en particulier autour des tentatives de certains groupes musulmans de faire admettre des vêtements particuliers pour les athlètes féminines, à commencer par la version sportive du voile. En France, le collectif Les hidjabeuses, émanation de l'association Alliance citoyenne, a ainsi intenté un recours juridique contre la Fédération Française de Football, qui proscrit cette tenue. Ce recours a finalement été rejeté, mais la position de la FFF apparaît davantage comme une exception que comme une généralité : la FIFA, pour sa part, admet ce même voile depuis une dizaine d'années. Et à l'occasion de la récente coupe du monde de football féminin, on a ainsi pu voir sur les réseaux sociaux bien des gens – à commencer, évidemment, par les groupes qui militent sur ce terrain – se réjouir bruyamment de la présence inédite d'une joueuse (Nouhaila Benzina, dans l'équipe du Maroc) ainsi que d'une arbitre (Heba Saadieh, palestinienne) voilées.

Pour des personnes qui se revendiquent des idéaux progressistes – voire, plus spécifiquement, communistes – il n'est pas évident de trouver une position juste, tant on a le sentiment d'être pris entre le marteau de l'obscurantisme sexiste et l'enclume du racisme. Il semble à tout le moins, et quelles que soient les dimensions tactiques de la question, qu'il y a quelques fondamentaux qu'il vaut mieux ne pas perdre de vue.

Le premier est que la liberté individuelle, si souvent invoquée dans ce type de débat, ne saurait être l'ultime critère pour s'orienter. Et ce d'autant moins que le voile – c'est une évidence que beaucoup préfèrent oublier, voire nier – ne constitue pas un accessoire vestimentaire innocent, comme peut l'être telle ou telle coupe de cheveux, mais qu'il véhicule un message tant religieux que sexiste, et ce n'est pas pour rien qu'il constitue une obligation légale dans divers pays. On peut à ce sujet utilement rappeler que sa première autorisation dans le cadre olympique date de 1996, et qu'elle résultait des pressions exercées par le régime iranien sur les instances organisatrices (sur l'histoire des femmes des pays musulmans dans le sport olympique, qui est loin de se résumer à celle du voile, voir cet article du Nouvel Observateur).

La prohibition légale n'est évidemment pas toujours la meilleure des stratégies ; ce n'est pas parce que l'opposition à toute forme de promotion du sexisme (et des croyances irrationnelles) constitue le B-A-BA du progressisme qu'on peut en déduire tout de go qu'il faut s'opposer au droit de porter de cette tenue dans le cadre sportif. En revanche, comme je l'écrivais déjà à propos de la loi scolaire de 2004, on serait en droit d'attendre des milieux progressistes qui se positionnent en faveur de l'autorisation d'arborer un tel emblème qu'ils aient a minima la présence d'esprit de revendiquer un droit similaire pour d'autres opinions. En d'autres termes, que leur progressisme ne s'arrête pas au fait d'exiger la liberté d'expression pour les réactionnaires, mais qu'il en fasse de même pour leurs propres idées... ou ce qu'elles devraient être.

T. Smith et J. Carlos, aux JO de Mexico (1968).
Pour ce geste, ils furent suspendus à vie des
compétitions olympiques. Qui, de nos jours,
revendique la libre expression des idées
progressistes dans le cadre sportif ?

Quoi qu'il en soit, il n'est pas besoin de posséder un sens politique hors du commun pour comprendre l'enjeu de ce combat de la part des courants islamistes. En permettant au voile de franchir les limites de la neutralité revendiquée par le sport, on lui offre en quelque sorte un totem d'immunité : il abandonne le statut de drapeau d'une opinion particulière et qui, en tant que telle, pourrait aussi être contestée. Dans un mouvement qui n'est paradoxal qu'en apparence, et que le voile, j'y reviendrai, n'est pas le premier à emprunter, c'est en s'assurant une visibilité maximale qu'il cherche à se banaliser et, au bout du compte, à se fondre littéralement dans le paysage pour prendre le statut d'un fait acquis et dont l'existence ne mériterait même plus d'être relevée, et encore moins discutée.

On pourrait évidemment souligner les innombrables hypocrisies qui sous-tendent dans cette affaire la position des uns et des autres. Du côté des courants islamistes, on ne cesse d'invoquer, outre la liberté, la « discrimination » qui frapperait le voile, comme si celui-ci était la cible de dispositions spécifiques et surtout, comme s'il ne constituait pas lui-même un emblème de discrimination par excellence (voir, sur ce point, les arguments régulièrement exposés par un essayiste tel que Naem Bestandji). Mais à cette hypocrisie répond (et de quelle manière !) celle des instances sportives internationales, qui d'un côté ne trouvent par exemple strictement rien à redire aux multiples signes de croix ou prières musulmanes effectués par les compétiteurs sur les terrains de sport et, de l'autre, s'asseoient sur leurs propres règlements en autorisant de plus en plus largement le voile. La tartufferie des uns et celle des autres s'alimentent mutuellement d'une manière qui touche parfois au sublime : ainsi que le rappelaient Linda Weil-Curiel et Annie Sugier dans une tribune au journal Le Monde :

En mars 2012, l’International Football Association Board (IFAB) – organe décisionnel en matière de règlements du football – acceptait le port du hijab par les footballeuses, sous prétexte qu’il s’agissait d’« un signe culturel et non religieux », cédant ainsi aux exigences de la fédération iranienne qui pourtant le revendiquait comme une obligation religieuse s’imposant aux femmes en Iran.

Une neutralité toute relative

Terminons en remarquant que la position que le voile islamique est sans doute en passe de conquérir est occupée depuis toujours par deux autres dimensions de la vie sociale. Sans faire l'objet du moindre débat, celles-ci sont en quelque sorte par nature totalement exemptées de la « neutralité » clamée à son de trompe par toutes les instances sportives du monde – plus exactement, le fait qu'elles soient acceptées, et en réalité promues, dans le cadre de cette neutralité, leur confère précisément cette même qualité de « neutralité ». Il s'agit d'une part de la division de la planète en États nationaux, que les athlètes sont censés représenter, et dont les couleurs comme les hymnes inondent compétitions olympiques et championnats internationaux, d'autre part de l'existence des entreprises privées, dont les marques se répandent à l'envi sur le pourtour des stades et sur le maillot des athlètes.

« Tout est politique, tout se discute et rien n'a sa place dans le sport... sauf la propriété privée des moyens de production et le nationalisme, qui vont de soi et ne peuvent être contestés » : tel est le credo que martèle le sport moderne à longueur de compétition, si haut et si fort qu'on n'y prête plus attention. Et s'il ne constitue globalement pas (ou plus) par lui-même un entraînement militaire, il reste en revanche un canal privilégié pour distiller jour après jour dans les neurones de la population la « désignation nationaliste synecdochique », c'est-à-dire le fait que les footballeurs, rugbymen ou autres coureurs à pied s'affrontent en tant que représentants de tout un peuple – peuple qui se doit de faire corps, dans les circonstances relativement anodines d'un match mais aussi, par extension, dans celles de la guerre économique qui constitue le mode de fonctionnement quotidien de notre organisation sociale et, qui sait, un jour, dans celles d'une guerre tout court.

Enfin, je ne vois pas de meilleure conclusion à ce billet que la belle chanson d'Henri Tachan, artiste injustement méconnu et récemment disparu, intitulée Les jeux olympiques :

1 commentaire:

  1. Marianne Waeber vous remercie, Messire Darmangeat de la Hutte des Classes, pour ce message fort bien tourné et les ajouts de Chapatte et Tachan, très appréciés ! Gros becs de Marianne la Lausannoise !

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