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Justice et guerre chez les Selk'Nam de la Terre de Feu

Lors de mes recherches sur les rapports de genre dans les sociétés non étatiques, j'avais mis la main sur l'extraordinaire témoignage de Lucas Bridges à propos des Selknam (également appelés Ona) de la Terre de Feu. Fils du pasteur qui avait fondé la ville d'Ushuaia, Bridges connaissait intimement ces Indiens, dont il parlait la langue et qui l'avaient même initié à leurs secrets religieux. Ce dont je ne me souvenais absolument pas, en revanche, c'est que les mémoires de Bridges (entre-temps, traduites en français sous le titre Aux confins de la terre) sont également une mine d'or en ce qui concerne les procédures judiciaires ou guerrières en vigueur chez ce peuple. Conjugué aux pages plus académiques rédigées par Samuel Lothrop (1928, The Indians of Tierre des Fuego), il y a là matière à un tableau assez complet, qu'il est possible de mettre en regard avec mes recherches précédentes sur les mondes australiens et inuits.

Un élément important concernant ces Indiens, même s'il n'est pas si facile de l'articulier aux dimensions qu'on va décrire ici, est l'absence complète de groupes de parenté (celle-ci étant tracée de manière bilatérale). Tout comme la plupart des Inuits, mais à la grande différence des Australiens, les Selknam ne possédaient ni clans, ni moitiés, ni de manière générale aucune subdividsion formelle dictée par la filiation. Cela n'empêchait pas que les divers groupes locaux qui vivaient dans des portions déterminées de territoire (Bridges en évoque trois dans son récit) soient très majoritairement formés de parents proches en ligne paternelle.

Les données

Lothrop distingue formellement trois modes de règlements des conflits, auxquels s'ajoute une procédure de paix – en réalité, il faut donc considérer qu'il existe quatre procédures clairement identifiées.

1. Le duel

Il oppose deux individus qui souhaitent en découdre à titre personnel. Mené sous forme d'une lutte à mains nues, il n'est pas censé conduire à la mort d'un participant, même si le perdant peut éventuellement subir une bonne correction. Bridges rapporte qu'il fut défié à un tel duel par un Indien nommé Chashkil, dont la « soif de vengeance » à son égard n'avait pas été étanchée – pour l'anecdote, il épourva toutes les peines du monde à faire bonne figure malgré son gabarit et ses compétences dans l'exercice. Il évoque aussi le fait qu'une telle procédure pouvait survenir suite à un conflit à propos d'une femme.

Le duel est censé vider la querelle. Bridges écrit :

Je suis sûr que Chashkil ne me garda aucune rancune. Nous avions réglé nos comptes. Plus jamais il ne me défia à la lutte.

2. Le tournoi de lutte

Il s'agit de la version collective de la forme précédente. Lothrop la présente comme une « alternative à la guerre », à laquelle on recourait lorsqu'un des groupes n'est pas en mesure de riposter à une agression guerrière. Cette dernière affirmation paraît très douteuse : on ne voit pas pourquoi un aggresseur en position de force consentirait à une procédure conditionnée par un accord entre les deux parties. Quoi qu'il en soit, son déroulement était formalisé, et Lothrop en donne la description suivante :

Le combat était initié par un défi officiel. Celui-ci était généralement transmis par une vieille femme, si possible parente des deux parties, mais de toute façon trop âgée pour qu'on souhaite la capturer. Par son entremise, un jour et un lieu étaient fixés. Il n'y avait jamais d'acte de trahison lors de ces réunions. La guerre n'étant pas à l'ordre du jour, on laissait toutes les armes derrière soi.

Ceux qui avaient lancé le défi se rendaient les premiers sur les lieux. Hommes, femmes et enfants étaient présents et formaient un demi-cercle avec les hommes sur le devant. Ensuite, les adversaires arrivaient et formaient un groupe similaire faisant face au premier, en laissant un espace ouvert d'environ quinze mètres de large entre les deux côtés.

Un vieil homme appartenant au groupe qui avait défié l'autre haranguait les adversaires, tenus pour les initiateurs de la querelle. (...). D'un ton calme, mais avec un grand sérieux et maints détails, on les informait de ce qu'ils avait fait et de ce qu'on pensait d'eux. L'un des challengers franchissait alors l'espace ouvert, tendait sa main gauche à son adversaire, qui la saisissait de sa main droite et se laissait tirer jusqu'au milieu du ring. Là, ils s'aggripaient mutuellement, chacun avec son bras droit sous le bras gauche de l'autre, et le combat commençait.

Il semble qu'il y ait eu peu de règles. Il n'était pas considéré comme convenable de mordre (...). Les hommes s'efforçaient, souvent en tordant le cou par la mâchoire, de jeter l'adversaire à terre. La victoire n'en découlait pas pour autant, car personne n'était battu tant qu'il voulait et pouvait continuer. Lorsqu'un homme était épuisé, un autre de son camp prenait sa place, ou parfois un adversaire spécifique était choisi par celui qui se trouvait sur le ring. La lutte se poursuivait ainsi, parfois pendant plusieurs heures, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucun défi à relever.

Les deux camps se séparaient alors en se lançant des regards noirs et des mots de colère, en se menaçant de ce qu'ils feraient l'un à l'autre lors de leur prochaine rencontre. Mais pendant la lutte, ils étaient très polis et ne complimentaient pas directement leurs propres membres mais plutôt leurs adversaires (...)

Bien que la lutte se déroule sous forme d'affrontements individuels, sa dimension collective est évidente. En revanche, il faut souligner que si elle permettait en quelque sorte de lâcher un peu de vapeur, elle semble ne pas avoir vidé les conflits, puisqu'on se séparait en aussi mauvais termes qu'on s'était rencontré – information confirmée par le récit de Bridges.

3. Jelj, le rituel de paix

Cette procédure appelée jelj est décrite en détail par Bridges, qui souligne être le seul Blanc à y avoir jamais assisté – elle était manifestement d'occurrence rare, et seuls les plus vieux parmi ses amis Ona en connaissaient le déroulement. Je reprends ici aussi la synthèse de Lothrop, cohérente en tout point avec le récit de Bridges :

Les initiatives de paix étaient initiées par une tierce partie et n'aboutissaient généralement que si les deux camps pouvaient être persuadées qu'elles avaient pris l'avantage. Si une rencontre était organisée, chaque homme apportait des flèches. Ils enlevaient les pointes et enroulaient une bande de cuir brut autour de la tige, à deux centimètres environ de l'extrémité, pour former un disque afin que la flèche blesse mais ne tue pas. Arrivés à l'endroit convenu, chaque membre du groupe agressif cherchait celui qu'il considérait comme son ennemi le plus personnel et lui remettait les flèches. Puis il s'éloignait d'une cinquantaine de mètres. L'homme qui avait reçu les flèches, l'air renfrogné, en plaçait quatre dans sa bouche, armait la cinquième et tirait sur son adversaire aussi fort et aussi vite qu'il le pouvait. Dès que la première flèche était décochée, l'homme qui servait de cible se mettait à courir à toute vitesse en direction de l'archer, en esquivant les flèches au passage. Parfois, il s'en sortait indemne, mais le plus souvent, il était blessé avant que toutes les flèches aient été tirées.

Lorsque l'ensemble d'un groupe avait ainsi fait le tour de la question, c'était au tour de leurs adversaires de tirer sur leurs ennemis, et c'est ainsi que cette rencontre sanglante mettait un terme au conflit. Il est à noter que chaque homme avait la possibilité de tirer sur son ennemi personnel, et qu'aucune flèche n'était tirée sur un individu qu'il n'avait pas lui-même préparée.

Là encore, un tel scénario mariait une dimension individuelle et une dimension collective. On peut ajouter que par certains aspects, elle évoque irrésistiblement la procédure australienne traditionnellement appelée « ordalie » et que je proposais de désigner sous le nom d'épreuve de pénalité.

4. La guerre

Mentionnée par Lothrop, la guerre est tout aussi clairement identifiée par Bridges, qui rapporte en détail plusieurs épisodes de massacre. Sur le déroulement des opérations, il n'y a rien de particulier à dire : un groupe en attaque un autre par surprise et s'efforce d'éliminer le plus de combattants possible, y compris en les poursuivant. Les femmes et les enfants sont normalement épargnés et adoptés – en une occasion, un Indien particulièrement féroce assassine après le combat sept femmes ennemies de sang-froid, un acte considéré comme une grave faute morale mais qui ne donnera lieu à aucune sanction à l'encontre du coupable.

Discussion

Aspects généraux

Le premier point à relever est l'impression à la fois d'originalité et de familiarité que dégage cet ensemble, lorsqu'on le rapporte aux pratiques australiennes et inuites. Les éléments locaux (lutte à mains nues, duel collectif sous forme d'affrontements individuels, mode d'organisation de l'épreuve de pénalité) s'inscrivent dans un tableau global de facture désormais très classique, et l'on peut donc classer sans aucune difficulté ces quatre procédures dans la grille que j'avais élaborée à cet effet :

D'une manière générale, on est frappé par le fait que les procédures selknam se déploient sur une gamme très étroite, surtout lorsqu'on la compare à la richesse du répertoire judiciaire australien. En particulier, rien ne semble évoquer l'assassinat de compensation, élément constitutif du feud. Dans les écrits de Bridges comme dans ceux de Lothrop, il n'existe que des procédures modérées et symétriques (des duels, individuels ou colectifs), ou des affrontements où l'on tue sans compter. J'avoue conserver un doute à ce sujet ; peut-être cette absence est-elle due en partie à la parcimonie des observations : Bridges, en particulier, est témoin d'une suite de représailles dont l'origine est la mort (de maladie !) de deux individus, et qui dégénère immédiatement en affrontements sans limites. Il rapporte cependant un épisode qui laisse penser que l'assassinat de compensation, s'il pouvait exister, était néanmoins fort rare :

La soif de vengeance de Shishkolh n’était pas encore assouvie. Plus tard, il entreprit seul un raid. Par une nuit d’orage, il aperçut une lueur dans le lointain et il s’achemina vers le campement ennemi. S’approchant le plus possible, il tira une flèche de toutes ses forces, puis s’enfuit pour sauver sa vie. Les chiens aboyèrent furieusement et il ne tarda pas à se produire un grand tumulte dans tout le camp. Les attaqués ne purent imaginer que l’agresseur fût un tireur isolé, aussi dormirent-ils peu cette nuit-là. Beaucoup plus tard, d’autres me racontèrent cette expédition solitaire, au plaisir et à la joie non dissimulés de tous. Le héros, lui, faisait tout son possible pour paraître modeste.

À la lecture de ces lignes, on a le sentiment que l'assassinat d'un seul adversaire est purement lié au fait que l'attaquant est seul, ce qui relève manifestement du cas d'espèce. Et inversement, dès lors que l'on attaque à plusieurs, c'est apparemment toujours pour tuer sans compter.

Quoi qu'il en soit, cette rareté, voire cette complète absence, d'un mode judiciaire si courant sur le reste de la planète constitue un trait aussi remarquable que difficile à expliquer.

Guerres et femmes

Un dernier point, mais non le moindre, concerne les motifs de ces guerres. Certes, la question de la vengeance est omniprésente, mais celle de la capture des femmes ne l'est pas moins. Plus encore qu'en Australie, il est souvent bien difficile de savoir comment s'articulent ces deux objectifs. La vengeance apparaît parfois comme un prétexte commode à l'appropriation des femmes... et en certaines circonstances, celle-ci paraît être revendiquée haut et fort comme l'objectif principal, sinon unique. Voici quelques passages significatifs à ce sujet.

  1. À propos d'un jeune homme qui fait la cour à une fille, en envoyant à elle et à ses parents de multiples présents :
    L’amoureux lui avait encore envoyé son arc et cette fois, c’est elle, en personne, qui était allée le lui rendre. D’après ce que m’apprit Missmiyolh [le père de la mariée], c’était ainsi la manière la plus correcte et la plus ancienne de faire une demande en mariage. Mais hélas, je n’ai pas connu d’autres cas semblables. La plupart des mariages dont j’ai eu connaissance parmi ces peuples primitifs se firent par la conquête ou par le rapt.
  2. Bridges, commentant un des épisodes de massacre, écrit les lignes suivantes :
    S’il avait été possible de demander à ces hommes de la montagne pourquoi ils avaient mis à mort leurs amis qui leur faisaient confiance, la réponse directe et franche aurait été : « Pourquoi ne l’aurions-nous pas fait ? Ils n’appartenaient pas à notre groupe et nous convoitions leurs femmes. »
    Le propos n’émane donc certes pas des Selknam eux-mêmes ; Bridges est toutefois un témoin de première qualité, excellent connaisseur de ces Indiens dont il se sentait par biens des aspects aussi proche que solidaire.
  3. Commentant un autre de ces raids meurtriers :
    Il est incroyable qu’ils n’aient emmené aucune des femmes, pas même Ahli. Grande, bien faite et sans enfants, Ahli était la femme d’un des hommes tués, mais elle était originaire de la terre des assassins.
  4. Enfin, le passage qui exprime sans doute l'idée de la manière la plus claire :

    Ahnikin s’était procuré sa deuxième femme en tuant le père de cette dernière. Un autre moyen fort répandu chez les Onas consistait à tuer le mari. Puppup illustra parfaitement le procédé. Avant que je ne connaisse les hommes des montagnes, ils avaient commencé à ressentir un manque de femmes. Bien que de nombreux anciens vécussent heureux avec deux femmes, d’autres – dont l’aimable Puppup – n’en avaient pas du tout. Pour pallier cette carence, ils organisèrent un raid en direction du nord-ouest. Un groupe très important se rassembla, pas uniquement composé de chercheurs de femmes. Il comprenait aussi des hommes bien pourvus dans ce domaine, mais qui ne voulaient pas rester en arrière quand on mettait sur pied une pareille aventure.

    Les envahisseurs sortirent de leur secteur couvert de forêts et passèrent sur la terre plus dégagée de leurs voisins, qui ne se doutaient de rien. Progressant avec la plus grande prudence, ils parvinrent un après-midi à localiser quelques hommes de l’autre groupe. Ils attendirent jusqu’à l’aube pour tomber sur leurs victimes, auxquelles ils étaient supérieurs en nombre. Peu échappèrent à la mort que semèrent les flèches des guerriers des montagnes. Ces derniers, qui ne subirent aucune perte, ramenèrent dans leur région un nombre suffisant de femmes, démontrant ainsi que le raid en valait la peine. Puppup fut de ceux qui conquirent une femme, une jeune en état de grossesse avancée.

Tout ceci implique donc de considérer sérieusement la possibilité que chez ce peuple au moins, l'appropriation des femmes ait pu constistuer non seulement un sous-produit désirable des guerres, mais un motif plein et entier pour les entreprendre.

Enfin, je ne résiste pas au plaisir de citer ce passage où Bridges fait la connaissance d'une famille occidentale dont le navire a fait naufrage, et qu'il se propose d'aider à rentrer au pays. Son ami selknam, pour sa part, considère les choses d'un œil assez différent, et y voit une occasion à saisir pour lui rendre un service bien mérité :

Halimink me paraissait préoccupé. Il profita de la première occasion pour m’entraîner à part afin d’avoir une conversation sérieuse. « La femme blanche est jeune », me dit-il, « et elle est très aimable avec les Indiens. En plus, elle a bon caractère et elle nous sourit toujours. Vous, aidez les hommes à retourner dans leur pays et, moi, j’enlèverai la femme et je la garderai dans les bois jusqu’à ce que vous reveniez. Pourquoi devriez-vous vivre toujours tout seul ? »

1 commentaire:

  1. Si je me souviens bien - mais ça fait un moment que je l'ai lu - Bridges insiste aussi sur le fait que le niveau élevé de conflits qu'il constate entre les groupes est aussi un effet indirect de la colonisation, l'extension progressive du pastoralisme bousculant les groupes du nord qui doivent quitter leurs territoires et descendre vers le sud, où ils ne sont pas franchement bien accueillis. Le fait de pouvoir parfois disposer d'armes à feu est aussi cité, je crois, comme un facteur d'aggravation des conflits. Mais il dit aussi clairement que ces derniers sont bien antérieurs à la présence européenne...

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