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De la définition de la richesse à la classification des sociétés : une première esquisse

Même si certains ajustements de détail sont encore nécessaires, j'ai le sentiment, dans les billets qui précèdent, d'avoir approché de près la définition correcte et opératoire de la richesse à partir de laquelle on peut tenter de raisonner. Partant de l'idée que la richesse, à un certain degré de son développement, a profondément modifié les rapports sociaux, la nouvelle question est donc : comment caractériser ce basculement ?

Position du problème

La première remarque est qu'il y a deux manières sinon de poser le problème, du moins de le formuler. Et le fait que sur ce point, Alain Testart ait plus ou moins oscillé entre les deux options n'a pas aidé à clarifier la question. Dans la première alternative – finalement retenue par cet auteur – on considère que les sociétés se partagent entre l'ensemble dit « monde I », de celles qui sont « sans richesse » et l'ensemble des sociétés « à richesse » (incluant les mondes II et III, ce dernier regroupant les sociétés de classes). Mais de telles dénominations soulèvent immédiatement un problème : la richesse, telle que l'avait initialement définie cet auteur, et quelles  que soient les différences de détail que cette définition présente avec celle que j'ai proposée ici-même, est présente dans le monde I. L'existence d'une richesse dans les sociétés sans richesse étant évidemment une aporie,  Alain Testart proposait, de manière un peu expéditive, de restreindre la définition de la richesse à celle pouvant être dite « socialement utile ». L'autre possibilité – et c'est celle que je choisirai – consiste à ne pas utiliser, en quelque sorte, une définition à double détente : une fois la richesse correctement définie (du moins, peut-on l'espérer), on doit s'y tenir, et y adapter la dénomination des sociétés. Dans cette perspective, et en dépit de la lourdeur de la dénomination, on pourrait parler de « sociétés à richesse non significative » et de « sociétés marquées par la richesse ».
Encore une fois, pour l'instant, ces choix relèvent davantage de la terminologie que du raisonnement lui-même. Nonobstant le caractère discutable du procédé consistant à modifier la définition en cours de raisonnement, sur le fond, les deux positions sont similaires : il y a quelque chose qui a fait qu'à un moment de son développement, la richesse est devenue « socialement significative ». Mais comment caractériser ce « quelque chose » ?
La voie empruntée par A. Testart est bien connue des lecteurs de ce blog : j'ai longtemps bâti mes raisonnements en me fondant sur elle, avant peu à peu de remettre en question sa validité. En la reformulant un peu, elle consiste à dire que l'élément déterminant a été l'instauration de la convertibilité entre biens matériels et l'ensemble des droits personnels et des obligations sociales : c'est lorsque sont arrivés, en matière matrimoniale le prix de la fiancée et en matière judiciaire le prix du sang (wergild), que les rapports sociaux ont basculé. Ajoutons que le passage aux sociétés de classe, lui est censé s'être effectué avec l'instauration de la propriété dite fundiaire de la terre, celle qui ne dépendait plus de son utilisation et qui pouvait permettre à son propriétaire de la laisser en friche s'il le souhaitait.
Une autre manière de présenter cette vaste thèse consiste à dire qu'il existe trois usages fondamentaux de la richesse : échanger des biens de consommation, échanger des droits personnels ou solder des obligations sociales, et s'approprier des moyens de production. Le passage d'un monde social à l'autre se serait donc effectué par l'entrée en lice d'un nouvel usage, jusqu'ici inconnu, ce que résume le tableau suivant :
Richesse servant à solder ou à acquérir :
Monde IMonde IIMonde III
Biens de consommation+++
Droits personnels et obligations sociales++
Moyens de production+
On peut dire qu'à ce tableau en correspond un second :
Monde IMonde IIMonde III
La richesse est « socialement utile »++
Classes sociales++
Or, une telle approche soulève deux problèmes principaux.
Le premier, que j'ai déjà évoqué à diverses reprises, représente la faille principale par laquelle s'insèrent les critiques formulées par Charles Stépanoff : certaines sociétés connaissent incontestablement la richesse (et les inégalités de richesse) sans connaître ni paiements de mariage, ni paiements judiciaires. C'est le cas, entre autres, des Inuits côtiers du nord de l'Alaska, et des Kamtchadales (Itelmen) de Sibérie orientale. Se retrouver contraint de classer de telles sociétés dans le monde I représente clairement un problème.
L'autre critique possible est en quelque sorte symétrique : peut-on tenir pour certain que l'existence du prix de la fiancée marque quoi qu'il arrive la société de manière significative ? On sait que dans certains endroits, le prix est si peu élevé qu'on peine à le différencier du simple cadeau symbolique (le token des anglophones). Dans d'autres configurations, il est versé collectivement par un groupe, ou il est largement remboursé par la famille de l'épouse (le « prix avec retour »). Dans toutes ces situations, peut-on affirmer que la richesse est davantage « socialement utile » que là où elle ne sert qu'à acquérir des biens, mais où ces biens jouent un rôle relativement important ?
En fait, ces deux critiques découlent du choix fondamental consistant à situer le point de basculement dans une nouvelle fonction de la richesse, celle de s'échanger contre des droits personnels ou de solder des obligations sociales. C'est ce choix – qui doit ? – qui peut être remis en question.

Une proposition alternative

Ma proposition est la suivante : plutôt que tenter d'appréhender le rôle nouveau de la richesse par ses formes (les paiements matrimoniaux et judiciaires, censés structurer indirectement la société), l'appréhender par ses effets sociaux. En première intention, j'avancerais la proposition suivante :
La richesse joue un rôle socialement significatif dès lors que sa détention en quantité  est susceptible de se traduire par une position sociale dominante, de droit ou de fait. Symétriquement, ce rôle socialement significatif de la richesse se traduit par le fait que ceux qui en sont dépourvus se voient placés en situation de dépendance, de droit ou de fait.
J'ai bien conscience du caractère encore inachevé de cettte formulation, mais je crois qu'elle traduit l'idée centrale : celle qui consiste à évaluer le caractère « socialement significatif » de la richesse via les inégalités de richesse ou, plus précisément, via les conséquences sociales des inégalités de richesses.
Pêle-mêle, la glorification du don public, que ce soit sous la forme des potlatchs de la Côte Nord-Ouest ou des cérémonies iroquoises, l'existence de grades fondés sur la capacité à dépenser des biens, d'une forme ou une autre d'évergétisme, constituent une première catégorie d'indices de ce rôle social de la richesse qui se situent du côté des possédants. À l'autre extrémité de la société, l'esclavage, bien sûr, mais aussi l'existence de rubbish men déclassés, ou même de formes plus légères (ou insidieuses) de dépendance fondée sur l'économie, comme ces hommes qui, en Nouvelle-Guinée, sont obligés d'emprunter aux Big Men et qui, pour cela, payent des intérêts et leur apportent, bon gré mal gré, un soutien politique, constituent autant d'indices de ce rôle social de la richesse.
Une jeune fille Hopi, avec sa coiffe caractéristique
Une telle proposition n'exclut nullement que le prix de la fiancée et le wergeld aient joué dans la majorité des cas un rôle majeur dans la marche à la différenciation par la richesse ; on peut tout à fait admettre que ces paiements renforcent considérablement le rôle social des biens et, de ce fait, la probabilité que la richesse devienne socialement significative. Mais elle n'identifie pas les deux dimensions ; les paiements de mariage et de justice, qui définissaient la richesse socialement utile (et l'entrée dans le monde II) dans le cadre proposé par A. Testart, deviennent dans cette perspective une simple caractéristique, largement partagée, mais non obligatoire, des sociétés à richesse socialement significative (je n'ai pas de meilleure dénomination pour le moment). Inversement, il faut remarquer qu'avec ce nouveau critère, j'ouvre la possibilité que des sociétés à paiements puissent être rangées dans la catégorie où la richesse est socialement non significative. Lorsque ces paiements sont faibles, ou qu'ils sont effectués à titre collectif, leur impact en termes de différenciation social est amorti, voire anihilé. Je me demande par exemple si les Indiens pueblos (Hopi, Zuni, etc.) dont on a traditionnellement bien du mal à comprendre en quoi leur classification dans le monde II traduirait le rôle réel que jouerait la richesse chez eux, ne rentreraient pas dans cette catégorie.
J'ai bien conscience, avec une telle proposition, de m'exposer au reproche de diluer la frontière entre les deux grands ensembles sociaux. Là où A. Testart avait réussi à dégager un critère formel, qui portait sur l'existence d'une pratique sociale spécifique et bien identifiable, le critère alternatif que je propose est incontestablement plus flou et moins aisé à manier. C'est indéniable, mais il me semble que les avantages supposés que procurait le critère des paiements appellent quelques sérieuses nuances. Pour commencer, son caractère formel n'est pas aussi clair qu'il y paraît ; A. Testart lui-même admettait que dans certaines situations (à commencer par la matrilocalité), le prix de la fiancée était inexistant, ce qui n'empêchait nullement la richesse d'être présente par ailleurs. Ensuite, ainsi que je l'ai déjà relevé, le prix de la fiancée possédait selon les cas des niveaux très différents, qui mobilisaient une quantité de richesse très variable, et payées par des entités sociales différentes (individus ou groupes plus ou moins larges). Les conséquences sociales de ces variations sont considérables, et le sentiment de précision que confère un critère formel s'avère plus trompeur qu'autre chose.
L'autre aspect, lié au précédent mais un peu différent, est l'existence de situations intermédiaires où l'on se sent bien en peine de trancher. Là aussi, le critère formel de l'existence des paiements donne une impression de fiabilité : les paiements existent ou n'existent pas, et les sociétés peuvent ainsi être commodément rangées d'un côté ou de l'autre de la ligne de partage des eaux. Pourtant, tout n'est pas si simple ; le critère des paiements est lui-même parfois indécidable, comme chez les Baruya où le prix de la fiancée est inconnu pour les mariages  intra-tribaux, mais pratiqué lorsque l'épouse vient d'un groupe extérieur. Et que dire des prix de la fiancée si faibles qu'ils ne possèdent pas de réel enjeu économique ? Plus généralement, sur le fond, les sociétés ne se transforment pas par sauts quantiques. Si rapides et abruptes que soient certaines évolutions, il existera toujours des situations transitionnelles, qu'il serait illusoire (et dangereux) de vouloir évacuer par un critère formel. En résumé, une réalité à la fois complexe et mouvante  impose de resserrer au maximum les critères qui permettent d'y établir des catégories, sans pour autant verser dans le schématisme et croire que ces catégories pourront être autre chose que des approximations (les plus réussies possible).

Une conclusion (provisoire) qui ouvre la boîte de Pandore...

Pour terminer avec ce qui reste, à mes yeux, un ballon d'essai, quelques mots sur un sujet que je n'ai pas abordé ici, mais qui mériterait lui aussi une attention particulière : je pense qu'il se pose très exactement le même problème à propos de la transition du « monde II » au « monde III », c'est-à-dire avec la formation des classes sociales. A. Testart a appliqué la même méthode, qui expose ses conclusions aux mêmes critiques : il a cherché à ramener un phénomène social complexe, et qui a pu prendre diverses formes, à un élément unique, formel, et aisément identifiable – une forme particulière de propriété de la terre. Mais, pour dire le moins, il n'est pas du tout évident que cette réduction fonctionne aussi bien qu'il le pensait. Dans un sens, on peut sans doute imaginer des situations où la propriété fundiaire existe sans pour autant avoir entraîné la formation d'authentiques classes. Inversement, on peut tout aussi bien imaginer des situations où les classes sociales se soient cristallisées par d'autres mécanismes que celui d'une propriété fundiaire de la terre. Là encore, c'est la volonté de ramener la diversité des formes sociales à un phénomène unique, ainsi que celle de réduire une transition parfois sans doute très progressive à un point de basculement précis, qui pose problème.
Une fois encore : à suivre...

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