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La lance de mort et l'exigence qui tue

Avant d'entreprendre ma soutenance (c'est demain !), je rédige ce petit billet pour narrer un épisode qui vient de me laisser pantois.
Depuis quelques mois, j'ai contacté divers éditeurs à caractère académique pour publier ma future Lance de mort, en France mais aussi dans le monde anglo-saxon – j'ai écrit une version anglaise, c'est absolument dingue à quel point des outils en ligne gratuits ont atteint des niveaux de performance inouïs en matière d'aide à la traduction.
Si plusieurs l'ont directement refusé (j'ai l'impression que pour beaucoup, le CV de l'auteur est un critère bien plus décisif que le sujet du texte), quelques autres se déclarent intéressés, dont une maison fort honorablement connue. Comme il est d'usage outre-atlantique, elle envoie alors le texte à deux experts pour avis.
Trois mois plus tard, les avis reviennent : l'un est extrêmement défavorable – avec des arguments qui me semblent d'une mauvaise foi totale, mais on va dire qu'en matière de recherches en sciences sociales, cela fait partie des aléas. L'autre, en revanche, écrit en substance qu'il s'agit d'un futur bouquin de référence, en loue le style, le sérieux et l'érudition, mais affirme qu'il y a des choses à reprendre, en particulier sur des points touchant au « politiquement correct » vis-à-vis des sociétés Aborigènes. Sur le fond, je me dis qu'on va avoir du mal à trouver un accord, mais que je peux tenter un compromis. Mais... il y a en plus une clause inattendue : s'il propose de donner des indications pour les modifications, l'expert exige de devenir officiellement le co-auteur du livre !
Assez étonné par cette démarche – qui constitue à mes yeux une volonté manifeste d'utiliser son pouvoir à des fins de bénéfice personnel – je tente néanmoins une esquive : tout en faisant remarquer que le (gros) texte étant déjà écrit, son exigence ne semble guère appropriée à la situation réelle, je lui propose néanmoins de rédiger une préface, qui pourra être aussi critique qu'il le souhaite – j'ajoute que je n'ai pas la moindre idée de l'identité du personnage, et qu'une telle proposition me paraît déjà assez accommodante.
Un mois plus tard, c'est-à-dire ce soir-même, la réponse tombe : le monsieur veut être co-auteur ou rien, et en fait une condition sine qua non pour donner suite au projet. Voici donc la réponse que j'ai adressée à l'éditeur :
Chère madame
Je prends acte de la volonté du reviewer de devenir le co-auteur de mon livre et de son refus de ma proposition alternative d'en être le préfacier. Comme je n'ai aucune intention de céder à une telle revendication, nos échanges vont donc s'arrêter là, et mon manuscrit n'aura pas le bonheur d'être publié dans votre honorable maison. Je me permets néanmoins de vous faire part du sentiment qui est le mien, et dont je m'étonne qu'il ne soit pas aussi le vôtre : se permettre, en tant que reviewer, d'utiliser sa position d'arbitre pour tenter de s'approprier le bénéfice du travail que l'on doit juger est parfaitement contraire à la déontologie. Et je ne sais pas ce qui m'étonne le plus, qu'un collègue ose se comporter de la sorte, ou qu'une maison aussi réputée que la vôtre cautionne de tels agissements.

10 commentaires:

  1. Tente de négocier pour lui un statut de co-auteur échelon parasite.

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  2. Réciproquement, on peut se demander combien d'ouvrages ont été phagocytés par des "auteurs reconnus" dont ils n'étaient que les revieweurs. Le culot décomplexé du gars et l'acceptation de l'éditeur sont de mauvais augures.

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    1. La réponse assez gênée de l'éditeur laisse quand même penser que là, on avait un peu franchi la ligne blanche à ses yeux. Cela dit, entre le reviewer enthousiaste mais phagocyteur et celui qui a jeté mon bouquin aux orties parce que je critiquais la sociobiologie, je suis quand même tombé sur un duo de choc.

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  3. moi j'aime l’icône du Hulk tout rougi accroché à ton plaidoyer...ça dit tout!

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  4. On dirait un beau-père exigeant de la viande qu'il n'a même pas chassée. Tu es sûr que tu n'as pas épousé sa fille ?

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    1. Maintenant que tu en parles... C'était donc ça ! Je n'avais pas fait le rapprochement.

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    1. À vrai dire, je ne suis pas certain que cela ait à voir avec l'Australie. L'éditeur en question est américain, et je ne connais pas la nationalité d'un des deux reviewers.

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    1. Pour le reviewer qui m'a descendu en flammes sur le fond, je ne l'ai jamais su – c'est la règle qui prévaut généralement en la matière. La suite avec l'autre est assez inattendue, puisqu'il m'a recontacté en me proposant d'échanger directement. Je n'ai jamais pu tirer réellement cette histoire de co-auteur au clair. S'agissait-il en partie d'une incompréhension liée à la maison d'édition, qui faisait l'intermédiaire ? Lui assure en tout cas qu'il n'a jamais eu telle exigence... Bref, après un bon coup de gueule initiale, le collègue en question s'est montré tout à fait serviable, et m'a communiqué plusieurs documents tout-à-fait intéressants, qui m'on aidé à améliorer le texte. je suis allé chez un autre éditeur, et là, le reviewer (choisi parmi une liste que j'avais proposée) a été Peter Sutton, un excellent anthropologue, et je ne pouvais guère tomber mieux. Lui aussi m'a donné plusieurs indications précieuses.

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