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Chez les Vikings

Le Danemark est un petit pays, mais il a une préhistoire riche, qu’il sait depuis longtemps mettre en valeur. C’est en effet le directeur du musée national, Christian Thomsen, qui au XIXe siècle eut l'idée de classer les objets préhistoriques en trois grandes époques – l’âge de pierre, l’âge du bronze et l’âge du fer. Cette classification a depuis été affinée, mais depuis presque deux siècles, elle reste le socle de la chronologie de la préhistoire européenne.

Le musée national

Le « chariot du soleil »,
un des joyaux du Musée national
Le musée national de Copenhague, donc, qui abrite les collections préhistoriques, est d’une grande richesse. Pour chaque époque, de nombreux objets sont présentés, avec quelques pièces particulièrement remarquables, tel le splendide « chariot du soleil » de l’époque du bronze. Pour l’anecdote, ce qui m’a le plus marqué sont ces haches de pierre du paléolithique tardif… polies en forme de haches de bronze ! Les occupants de l’époque étaient en effet au contact de populations plus méridionales qui, contrairement à eux, maîtrisaient la métallurgie ; par bravade, par envie ou parce que c’était alors le chic, faute de pouvoir disposer des mêmes armes qu’elles, ils s’étaient mis à fabriquer les leurs « à la manière de… ». C’est dans ce genre de détails qu’on imagine certains processus sociaux à l’œuvre derrière ces vitrines parfois un peu froides, et que ces humains d’il y a trois millénaires semblent soudain si proches.
Le musée expose ses collections avec un vrai souci esthétique, mais la pédagogie n’est pas absente : dans chaque salle, quelques textes et illustrations succincts situent le contexte, expliquent les principales évolutions techniques et sociales. On aimerait parfois (souvent) qu’il y en ait un peu plus, mais on est déjà tellement au-dessus des habitudes françaises que le plaisir l’emporte largement sur les petites frustrations. Deux ou trois heures ne sont pas de trop pour faire le tour des salles – quand on croit que c’est fini, on s’aperçoit qu’on n’en est qu’à la moitié, et qu’il reste l’âge du fer et l’époque viking ! Et enfin, à la librairie, un beau livre richement illustré écrit par les préhistoriens du musée présente de manière informée et accessible la préhistoire locale ne tarde pas à rejoindre les rayons de ma bibliothèque.
Le Musée national comprend bien d’autres collections, dont une dédiée à l’ethnologie. Sitôt passée la porte d’entrée, j’ai ainsi eu la surprise de tomber nez à nez avec les peintures d’Albert Eckhout, ce hollandais qui au XVIe siècle avait réalisé plusieurs portraits d’indiens d’Amazonie, et dont je m’étais servi à titre documentaire car ils témoignaient de la persistance de l’usage du propulseur. Je n’ai pas eu le temps de profiter de ces galeries autant qu’elles l’auraient mérité. Organisées par zone géographique et non par chronologie ou structures sociales, elles m’ont cependant semblé beaucoup moins pédagogiques que la partie dédiée à la préhistoire.

Roskilde

Mais mon vrai coup de cœur a été pour le musée des Vikings, à Roskilde. La ville, située au fond d’une anse, fut la première capitale du royaume. Lorsqu’ils s’y sont établis au XIe siècle, les Danois ont coulé plusieurs bateaux afin d'en protéger l’accès. Découverts il y a quelques décennies, les bateaux ont été sortis de l’eau et surtout, reconstitués à l’identique. Toute une partie du musée est en plein air. Les bateaux sont là, que le visiteur peut examiner et dans lesquels il peut monter. Le fleuron de la flotte est sans doute ce drakkar de 30 mètres, qui pouvait transporter jusqu'à 80 combattants – un taille si imposante qu’en le découvrant, les archéologues ont d’abord cru que la proue et la poupe appartenaient à deux embarcations différentes, avant de devoir se rendre à l’évidence.
Juste à côté, différents ateliers d’artisans montrent le travail du bois ou de la corde tels qu’ils s’effectuaient à l’époque. On peut les observer, ou tenter de mettre soi-même la main à la pâte. Cette forme d’interactivité avec le public m’a paru bien moins artificielle que les trop fréquentes bornes multimédia proposant des jeux en rapport plus ou moins lointain avec le thème de l’exposition, dont on a toujours l’impression qu’elles ont été mises là faute d’idées, ou pour occuper les enfants à bon compte.
Dans le bâtiment principal se trouvent bien sûr les restes des bateaux retrouvés sous les eaux. Mais on a aussi quelques objets supplémentaires, dont un métier à tisser reconstitué, ou un équipement de guerre (cotte de mailles, casque, épée…) que l’on peut soupeser et essayer. Une visite commentée (gratuite !) offre un exposé vivant et au contenu bien pensé, en particulier sur les circonstances de la naissance du mythe du viking grand, musclé, avec barbe rousse et casque à cornes – à la fin du XIXe siècle, le Danemark avait subi une série de défaites qui ont considérablement amputé son territoire ; le « viking » sublimé fut ainsi un ciment nationaliste.
La visite se conclut sur quelques documents qui, bien que plus discrets, sont d’un très grand intérêt. Plusieurs panneaux (en quatre langues, dont le français !) esquissent en effet une description des structures sociales viking, une tentative d’autant plus méritoire qu’elle est rare est qu’en l’occurrence, elle ne sacrifie pas au politiquement correct. Est abordée, en particulier, la coutume consistant, à la mort d’un personnage puissant, à occire certains de ses dépendants (esclaves, épouses, serviteurs…) pour les inhumer en sa compagnie. Alain Testart avait dénommé cette pratique la « mort d’accompagnement » et, au travers d’un tour d’horizon mondial ethnologique et archéologique, en avait livré dans son ouvrage La servitude volontaire une analyse aussi passionnante que magistrale – il démontrait en particulier comment elle pouvait être reliée au problème de la formation de l’Etat. À Roskilde, donc, est reproduit un témoignage du plus haut intérêt, émanant d’un ambassadeur arabe, Ibn Fadlân. Celui-ci avait rencontré les Vikings en l'an 922 aux abords de la Mer Caspienne – les vikings avaient essaimé très loin dans à peu près toutes les directions, et une de leurs branches, originaire de Suède, est notamment à l’origine de la fondation du premier état russe (Rûs). Ce témoignage macabre, mentionné par A. Testart dans son livre, est si détaillé, si intéressant et, selon toute vraisemblance, si authentique, qu'il mérite d'être reproduit dans son intégralité.

Une mort d'accompagnement chez les Rûs (Vikings de la Volga)

La mort d'un chef viking,
peinture de Henryk Siemiradzki (1883) d'après le récit de Ibn Fadlân
Extrait de Ibn Fadlân, Voyage chez les Bulgares de la Volga, Actes Sud 1988, traduit de l'arabe par Marius Canard.
On disait que, relativement à leurs principaux personnages, en cas de mort, ils font certaines choses dont la moindre est l’incinération. Je désirais en avoir une connaissance certaine et ne pus l’avoir, jusqu'au jour où j’appris la mort d'un homme considérable d’entre eux. Ils le placèrent dans sa tombe, qu’ils recouvrirent d’un toit, et l’y laissèrent pendant dix jours, en attendant qu’ils eussent terminé de lui couper et de lui coudre des vêtements.
Si le mort est un homme pauvre, ils lui construisent un petit bateau dans lequel ils le placent et qu’ils brûlent. S’il s’agit d’un homme riche, ils rassemblent sa fortune et en font trois parts, une pour sa famille, une pour lui faire couper des vêtements et une autre pour faire préparer le nabîdh [alcool de dattes] qu‘ils boiront jusqu’au jour où son esclave se tuera elle-même et sera brûlée avec son maître. Quant à eux, ils se livrent sans mesure à la consommation du nabîdh qu’ils boivent nuit et jour au point que parfois l‘un d'entre eux meurt la coupe à la main.
Quand un grand personnage meurt, les gens de sa famille disent à ses filles-esclaves et ses jeunes garçons-esclaves : « Qui d’entre vous mourra avec lui ? » L'un (l’une) dit : « Moi ». Une fois qu’il (elle) a dit cela, la chose devient obligatoire et il est impossible de revenir là-dessus. S'il (elle) voulait revenir sur sa décision, on ne le (la) laisserait pas faire. La plupart du temps, ce sont les filles-esclaves qui font cela.
Une fois que l’homme dont j’ai parlé plus haut est mort, on dit à ses filles-esclaves : « Qui mourra avec lui ? » L’une d'elles dit : « Moi ». Alors on la confie à deux jeunes filles qui veillent sur elle et qui la suivent partout où elle va, au point que parfois elles lui lavent les pieds de leurs propres mains.
On s’affaire autour du mort à lui couper des vêtements et à lui préparer tout ce dont il a besoin. Pendant ce temps la fille-esclave chaque jour boit et chante, se livrant à la joie et aux réjouissances.
Quand arriva le jour où l'homme devait être incinéré et la fille avec lui, j’allai au fleuve sur lequel se trouvait son bateau. Je vis qu’on avait tire le bateau sur la rive, qu’on avait planté quatre poteaux de bois khadhank [bouleau] et autre bois et que, autour de ces poteaux, on avait disposé de grands échafaudages de bois. Ensuite, on tira le bateau jusqu’à ce qu’il fût placé sur cette construction de bois.
Puis ils se mirent à aller et venir devant le bateau et à prononcer des paroles que je ne comprenais pas. alors que l’homme était encore dans sa tombe.
Puis ils apportèrent un lit, le placèrent sur le bateau et le couvrirent de matelas et de coussins en brocart grec. Ensuite vint une vieille femme qu'ils appellent l’Ange de la Mort, et elle étendit sur le lit les garnitures ci-dessus mentionnées. C'est elle qui est chargée de coudre et d’arranger tout cela et c‘est elle qui tue les filles-esclaves. Je vis que c’était une vieille luronne, corpulente, au visage sévère.
Quand ils furent arrivés à la tombe du mort, ils enlevèrent la terre de dessus le bois, puis le bois lui-même, et ils en sortirent le mort enveloppé dans le vêtement dans lequel il était mort. Je vis qu’il avait noirci à cause du froid du pays. Ils avaient mis avec lui dans la tombe du nabîdh, des fruits et une pandore [dambura]. Ils retirèrent tout cela. Le mort ne sentait pas mauvais et rien en lui n’avait changé sauf sa couleur. Ils lui mirent des pantalons, des chaussons, des bottes, une tunique et un caftan de brocart avec des boutons en or. Ils le coiffèrent d’un bonnet de brocart couvert de fourrure de martre. Puis ils le portèrent et le firent entrer dans le pavillon qui était sur le bateau, l’assirent sur le matelas et le soutinrent au moyen de coussins. Ils apportèrent ensuite du nabidh, des fruits et des plantes odoriférantes qu'ils mirent avec lui. Puis ils apportèrent du pain, de la viande et des oignons qu’ils placèrent devant lui. Puis ils amenèrent un chien qu’ils coupèrent en deux et jetèrent â côté de lui, puis ils prirent deux chevaux, les firent courir jusqu’à ce qu’ils fussent en sueur, puis ils les coupèrent en morceaux à coups de sabre et jetèrent leur chair dans le bateau. Ils amenèrent ensuite deux vaches qu'ils coupèrent en morceaux également et qu’ils jetèrent aussi dans le bateau. Ensuite, ils apportèrent un coq et une poule. les tuèrent et les jetèrent dans le bateau.
Reconstitution d'une des nombreuses tombes doubles viking.
L'homme de droite, aux membres liés et qui a été décapité,
est un esclave exécuté pour accompagner son maître dans la mort
Cependant, la fille-esclave qui voulait être tuée allait et venait et entrait successivement dans chacun des pavillons que l’on avait construits et le maître de chacun de ces pavillons s'unissait sexuellement avec elle. Et il disait : « Dis à ton maître que je n'ai fait cela que par amour pour lui. »
Quand arriva le temps de la prière du 'asr, le vendredi, ils amenèrent la fille-esclave vers quelque chose qu’ils avaient fabriqué et qui ressemblait à un châssis de porte. Elle plaça ses pieds sur les paumes des mains des hommes et (fut soulevée en l'air et) surplomba ce châssis. Elle prononça là certaines paroles, puis ils la descendirent. Ils la firent monter une seconde fois et elle fit comme elle avait fait la première fois, puis ils la descendirent. Ils la remontèrent une troisième fois, et elle fit comme elle avait fait les deux premières fois. Puis ils lui apportèrent une poule, elle lui trancha la tête qu’elle lança. Alors ils prirent la poule et la jetèrent dans le bateau.
J’interrogeai l‘interprète sur ce qu'elle avait fait. Il me répondit : « Elle a dit la première fois qu’ils la soulevèrent : Voilà que je vois mon père et ma mère. Elle a dit la seconde fois : Voilà que je vois tous mes parents morts assis. Et elle a dit la troisième fois : Voilà que je vois mon maître assis au Paradis et le paradis est beau et vert ; avec lui sont les hommes et les jeunes gens, il m'appelle. Emmenez-moi vers lui. »
Ils partirent avec elle vers le bateau ; elle se dépouilla de deux bracelets qu’elle avait sur elle et les donna tous deux à la vieille femme qui est appelée l’Ange de la Mort — et c'est elle qui la tue —, puis elle se dépouille des deux périscélides [anneaux de cheville] qu'elle avait sur elle et les remit aux deux jeunes filles qui la servaient et étaient les filles de la femme appelée l’Ange de la Mort. Puis ils la firent monter sur le bateau.
Puis les hommes vinrent avec des boucliers et des bâtons. On lui apporta une coupe de nabîdh ; elle lit entendre un chant en la prenant et la but. L’interprète me traduit qu'elle disait ainsi adieu à toutes ses compagnes. Puis on lui remit une autre coupe ; elle la prit et resta longtemps à chanter tandis que la vieille femme l’excitait à boire et la pressait d'entrer dans la tente dans laquelle se trouvait son maître.
Je vis que la jeune fille avait l’esprit égaré ; elle voulut entrer dans le pavillon, mais elle mit la tête entre le pavillon et le bateau. Alors la vieille femme lui saisit la tête. la lit entrer dans le pavillon et entra avec elle. Les hommes se mirent à frapper avec les gourdins sur les boucliers afin qu’on n’entendît pas le bruit de ses cris. que les autres filles-esclaves ne fussent pas effrayées et ne cherchassent pas à éviter la mort avec leurs maîtres. Ensuite, six hommes entrèrent dans le pavillon et cohabitèrent tous, l’un après l’autre, avec la jeune fille. Ensuite, ils la couchèrent à côté de son maître. Deux saisirent ses pieds, deux autres ses mains ; la vieille appelée Ange de la Mort arriva, lui mit sur le cou une corde de façon que les deux extrémités divergeassent et la donna à deux hommes afin qu'ils tirassent sur la corde. Puis. elle approche d’elle, tenant un poignard à large lame, et elle se mit à le lui enfoncer entre les côtes et à le retirer tandis que les deux hommes l’étranglaient avec la corde, jusqu’à ce qu’elle fût morte.
Ensuite, l’homme le plus proche parent du mort, après qu’ils eurent placé la jeune fille qu’ils avaient tuée à côté de son maître, vint, complètement nu, prit un morceau de bois qu’il allume à un feu, puis marcha à reculons, la nuque tournée vers le bateau et le visage vers les gens qui étaient là, une main tenant le bûche allumée, l'autre posée sur l’orifice de son anus, afin de mettre le feu au bois qu’on avait préparé dans le bateau. Puis, les gens arrivèrent avec des bûches et autre bois à brûler, chacun tenant un morceau de bois dont il avait enflammé l’extrémité et qu’il jetait dans le bois entassé sous le bateau. Et le feu embrasa le bois, puis le bateau. puis la tente, l‘homme, la fille et tout ce qui se trouvait sur le bateau. Un vent violent et effrayant se mit à souffler. Les flammes devinrent plus fortes et l’intensité du feu s'accrut encore davantage.
Il y avait à côté de moi un homme des Rûs, et je l’entendis parler à l’interprète qui était avec moi. Je demandai à ce dernier ce qu’il avait dit. Il me répondit : « Il dit : Vous autres Arabes, vous êtes des sots. — Pourquoi? lui demandai-je. — Il dit : Vous prenez l'homme qui vous est le plus cher et que vous honorez le plus, vous le mettez dans la terre et les insectes et les vers le mangent. Nous, nous le brûlons dans le feu en un clin d’œil. si bien qu'il entre immédiatement et sur-le-champ au paradis. » Puis il se mit à rire d’un rire démesuré. Je lui demandai pourquoi il riait et il dit : « Son Seigneur, par amour pour lui, a envoyé le vent afin qu’il l’enlève en une heure. Et réellement, il ne s'était pas écoulé une heure que le bateau, le bois, la fille et son maître n’étaient plus que cendres et poussière.
Ensuite, ils construisirent à l’endroit où se trouvait ce bateau qui avait été tiré hors du fleuve quelque chose ressemblant à une colline ronde et dressèrent au milieu un grand poteau de bois khodhank, y inscrivirent le nom de l’homme et celui du roi des Rûs et s’en allèrent.

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