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Faut-il semer la zizanie ?

La récolte du riz sauvage (XIXe siècle)
Une des idées maîtresses d'Alain Testart est que les chasseurs-cueilleurs se répartissent en deux grandes structures sociales : dans la structure dite « A » (comme Australie), les hommes, pour se marier, sont engagés à vie dans des obligations vis-à-vis de leurs beaux-parents, dont celle consistant à leur remettre tout ou partie de leur chasse. Dans la structure « B » (celle des Bushmen, mais aussi de tous les autres chasseurs-cueilleurs connus en ethnologie) le mariage n'implique pour les hommes que des obligations temporaires (en particulier, la période dite du « service pour la fiancée ») auprès des beaux-parents. Ces deux structures sont censées impacter le rythme du progrès technique : la structure A, dans la mesure où le chasseur est dépossédé de son produit, induit un faible intérêt pour l'innovation ; la structure B, au contraire, intéresse le chasseur à son produit, et engendre donc un progrès technique plus soutenu. C'est ainsi qu'Alain Testart explique l'absence en Australie, lors du contact, de ces quatre inventions majeures que sont l'arc, la domestication complète du chien, le fumage alimentaire et l'agriculture, alors même que les Mélanésiens, avec qui les Aborigènes étaient en contact dans le détroit de Torrès, possédaient toutes ces techniques.

Dans un article à paraître dans le prochain numéro de Techniques et cultures, Jean-Marc Pétillon et moi-même avons tenté de montrer que, tout au moins en ce qui concerne l'arc et le chien, on ne saurait attribuer aux structures sociales australiennes (réelles ou présumées) les raisons d'un blocage technique, car ce blocage n'en est pas un. En deux mots : le dingo est une sous-espèce de chien qui présente des limites objectives à la domestication ; quant à l'arc mélanésien, rien ne montre qu'il constituait une arme plus efficace que le traditionnel propulseur australien – certains éléments suggèrent même l'inverse.

Si ce préambule est si long, c'est pour expliquer les raisons pour lequelles je suis à présent plongé dans des lectures au sujet de la naissance de l'agriculture un peu partout dans le monde – si je veux avoir une chance de comprendre pourquoi les Australiens n'ont pas adopté l'agriculture, je dois tâcher de comprendre pourquoi d'autres l'ont fait. Et cela passe par l'étude de ces peuples qui vivaient à la frontière de l'agriculture, ramassant des plantes sauvages en aménageant plus ou moins les conditions de leur reproduction.

La région du riz sauvage

Carte des tribus indiennes de l'ouest des Grands Lacs
Je suis ainsi tombé sur le cas fort intéressant de la région qui se trouve au nord des actuels États-Unis, immédiatement à l'ouest du lac Michigan, sur les territoires aujourd'hui appelés Wisconsin et Minnesota. Là vivaient, au XVIIe siècle, plusieurs tribus, certaines de langue algonquine (Ojibwa, Sauk, Fox, Menomini, ici dans la zone rose de la carte), d'autres de langues siouennes (Winnebago à l'est, ensemble Dakota à l'ouest, en bleu-vert sur la carte).

Dans toute cette zone poussait le riz sauvage, une céréale extrêmement nourrissante, et qui prospérait dans les milieux aquatiques, marais et bords de lacs. Pour toutes ces tribus, il s'agissait d'une ressource très importante, qui fournissait un appoint essentiel.

La récolte s'effectuait en septembre : généralement en canoë, les femmes naviguaient entre les bosquets parfois très denses, et chargeaient leur embarcation de la précieuse moisson. Les épis étaient ensuite séchés, sous un feu lent ou au soleil, puis battus, au pied ou à l'aide d'un bâton. Chaque famille enterrait ensuite ses provisions hivernales dans une ou plusieurs caches – si la morale indienne considérait comme infamant de voler quoi que ce soit à un membre de la tribu, elle légitimait le pillage des tribus ennemies. Albert E. Jenks, qui en 1902 a consacré un mémoire à ce sujet (The Wild Rice Gatherers of the Upper Lakes) livre quantité d'autres informations précieuses.
 
On apprend ainsi que cette ressource, suffisamment importante aux yeux des Indiens pour donner régulièrement lieu à des conflits de territoire, posait dans certains endroits un problème de stabilité, puisque en cas d'inondations, elle pouvait faire défaut une année sur trois ou quatre. Jenks fournit ainsi plusieurs témoignages attestant de disettes hivernales.

Il est intriguant de noter que l'attitude de ces différentes tribus, voisines et évoluant dans un milieu semblable, vis-à-vis de l'agriculture semble avoir été assez différente. Les informations que fournit A. Jenks sont parfois lacunaires et difficiles à interpréter clairement ; elles sont donc à prendre avec prudence, et devront être recoupées. Si on le suit, toutefois, il apparaît que les Ojibwa ou les Saux pratiquaient une agriculture régulière ; de la même façon, s'ils récoltaient le riz sauvage, ils en plantaient également une partie. Les Dakota, en revanche, semblent avoir été de purs chasseurs (de bisons) arrivés relativement récemment dans la région, et ne pratiquer aucune agriculture. Plus intriguant est le cas des Menomini – de toutes ces tribus, celle dont l'alimentation reposait le plus sur le riz sauvage, au point que la plante a laissé à cette tribu son nom indien. On a ainsi écrit d'eux : « Au printemps, il vivent de sucre [d'érable] et de poisson ; en été, de poisson et de gibier ; à l'automne, de riz sauvage et de maïs, et en hiver de poisson et de gibier. Ceux qui sont prévoyants ont un peu de riz durant l'hiver. » (Irwin, 1820, cité par Jenk). Or, selon A. Jenk (qui, malheureusement, ne donne pas la source de cette information), « les Menomini refusent catégoriquement de semer du riz sauvage – simplement en raison de leurs croyances. » (1019) Cette interdiction frappait-elle seulement le riz sauvage ? Le maïs qui entrait dans leur alimentation était-il, pour sa part, cultivé ? Voilà des questions qui ne manquent pas de se poser.

Jenk donne également quelques éléments qui aiguisent la curiosité à propos du régime de propriété qui règne sur cette ressource. Quoi qu'il arrivât, si une famille se trouvait dépourvue par un coup du sort, les autres familles de la tribu ne manquaient jamais de lui venir en aide. Cela ne signifie pas pour autant que les riz, sur pieds ou récoltés, étaient indistinctement une propriété commune. Selon une description des Dakota de 1671, les champs de riz sauvages étaient divisés en lots que chaque famille récoltait séparément, sans empiéter sur le voisin. Chez les Ojibwa, il n'existait apparemment pas de répartition formelle. Certaines zones de récoltes étaient régulièrement visitées par une famille donnée, et ce simple fait suffisait à établir son droit sur la parcelle. Celui-ci se matérialisait parfois par l'apposition d'une marque (chaque famille avait par exemple une manière propre de nouer les épis entre eux afin de préparer la moisson).

Mais quel rapport avec le titre ?

Du riz sauvage (zizania aquatica)
Ceux qui m'ont lu jusque là se disent sans doute que tout cela est fort intéressant, mais qu'on a un peu de mal à voir le rapport entre ces considérations et le titre de ce billet. Patience, le dénouement est proche.

Le nom scientifique du riz sauvage est en effet zizania aquatica. Il s'agit donc de l'espèce aquatique du genre des zizanies, des graminées génétiquement proches du riz domestique... mais aussi de diverses mauvaises herbes telles que la folle avoine. Folle Avoine était d'ailleurs le nom initialement attribué aux Menomini par les premiers explorateurs Français, qui avaient confondu le riz sauvage avec cette plante.

On comprend donc comment la zizanie, restée dans le langage courant sous son sens imagé, pouvait être au sens propre semée et récoltée – et, comme chacun sait, la semer reste encore le plus sûr moyen de la récolter. 

  


 

2 commentaires:

  1. Bonsoir,

    J'ignore si cette référence pourra être utile. Je suis tombé dessus par hasard en cherchant des ouvrages sur l'Inde et j'ai eu le souvenir d'avoir lu un article à ce sujet (celui-là même sous lequel je pose ce commentaire). Il s'agit de l'ouvrage de Arthur John FYNN "The American Indian as a product of environment : with special reference to the pueblos" (1907). Le livre est disponible en version numérique sur Open Library. Notamment aux pages 87-88, dans un chapitre intitulé "Food and clothing" on peut lire :

    "The sustenance of the American aborigines has been whatever the various localities afforded. The variety is suggested by foods such as seals, whales, oysters, clams, salmons, [de nombreux autres exemples], water-rice, [d'autres suivent]. These are but samplesof the predominating foods found in the many diversified régions extending from Point Barrow to Cap Horn. [...]. There is also great variety in the manner of preparation - or lack of preparation - from raw meats, rotten fish, and obnoxious insects to well-roasted corn and thoroughly coocked calabashes.
    It may be said in general that the tribes east of the Mississippi River obtained sustence by agriculture rather than by hunting ; though the predominance of one or t other of these occupations throughout this vast area was largely dertermined by locality.
    On the banks of the St. Lawrence, from source to mouth, the thinly scattered occupants were preeminantly hunters. The seasons were too short for extensive agriculture, and game was rather plentiful.
    On the shore of the Great Lakes, fishing was an extensive primitiv industry. For a considerable distance out on those immense sheets of water, canoes could pass with ease and safety ; and, upon the lands reaching for hundreds of miles in every direction away from this group of inland seas, were scattered thousands and thousands of small lakes and ponds, each teeming with wholesome fish, which, with those in the adjacent rivers and streams, added largely to the food supply of the great Algonkin tribes of that extensive region."

    Egalement, page 93 (même chapitre) :

    "For instance, on territory reaching from the Kennebec Rivers southward for several hundred miles, keeping rather closely to the shore, the population exhibited a far higher order of culture than the tribes mentioned above. The difference in living between the two sections was particulary noticeable. These more southern aborigines cared on a comparatively extensive agriculture. Indian corn was evidently the staple ; and, as an aid to the production of crops, the quasi-farmers were accustumed to place a fish in each corn-hill as a fertilizer."

    Je n'ai pas parcouru l'ouvrage dans sa totalité, mais il ne m'a pas l'air dépourvu d'intérêt. Fassent ces cours passages t'y intéresser.

    Tangui

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    1. Et bim, encore un bouquin sur la pile. Tu es fier de toi ? ;-)

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