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Jusqu’à épuisement des stocks… : ma réponse à Charles Stépanoff (un texte d'Emmanuel Guy)

Cheval peint, grotte de Niaux (Ariège),
Magdalénien. Cliché : J. Clottes.

Dans le cadre d’une discussion entamée depuis la parution de mon dernier livre (2017) Charles Stépanoff a récemment répondu ici-même aux objections que je lui adressais sur ce même blog en janvier dernier. Une réponse à laquelle je suhaite répliquer à mon tour même si chacun de nous a, semble-t-il, de plus en plus le sentiment que la conversation tourne un peu au dialogue de sourd. J’ai l’impression pour ma part que Charles reprend ici avec d’autres mots les arguments qu’il avait déjà avancés dans L’Homme en 2018, puis en 2020. Peut-être cette incompréhension réciproque est-elle due au fait qu’il s’efforce simultanément de répondre à mes arguments et à ceux de Christophe Darmangeat qui a lui aussi manifesté à plusieurs reprises des désaccords (par exemple dans ce compte-rendu). Quoi qu’il en soit c’est donc avec des arguments pour partie déjà exprimés dans mon précédent billet que je réponds de nouveau à ses critiques.

Pour plus de clarté, je rappelle dans les grands lignes la thèse de mon livre : l’intérêt affirmé pour l’imitation qui caractérise la figuration paléolithique me semble être, à la fois par la spécialisation qu’elle requiert et le prestige qu’elle confère, un possible marqueur de hiérarchie sociale. Cette hypothèse se heurte au modèle social « classique » attribué aux populations du Paléolithique récent selon lequel celles-ci auraient vécu dans des sociétés égalitaires à l’instar d’autres peuples nomades (aborigènes australiens notamment), les inégalités socio-économiques étant censées se développer plus tardivement dans le sillage de la révolution néolithique. Pour autant, l’ethnologie a depuis longtemps démontré l’existence de chasseurs-cueilleurs marqués par de fortes inégalités de richesse. Ces chasseurs-cueilleurs inégalitaires vivaient de manière sédentaire dans des villages permanents qu’autorisait une économie fondée sur un stockage massif de ressources sauvages. L’un des cas les plus emblématiques est celui des pêcheurs-stockeurs de la côte Nord-Ouest de l’Amérique dont la principale ressource (le saumon) était sous le contrôle d’une élite héréditaire. Compte tenu de l’existence avérée de chasseurs-cueilleurs inégalitaires, j’ai souhaité reprendre les données paléolithiques afin de vérifier, autant qu’il soit permis, si elles étaient compatibles ou non avec un tel mode d’organisation.

Parmi les critères de reconnaissance possible, l’un concerne le stockage de ressources sauvages à grande échelle. Les travaux d’Alain Testart ont montré qu’il existait un lien de causalité probable entre la conservation d’excédents alimentaires saisonniers et l’apparition des inégalités de richesse (1982).

Dès sa première critique de mon livre, C. Stépanoff avait centré ses griefs sur la thèse d’A. Testart (ou la lecture que j’en fais) en expliquant, exemples sibériens à l’appui, que le stockage à grande échelle n’induisait pas automatiquement la mise en place d’une hiérarchie sociale structurée comme ce fut le cas en Amérique. Il y revient fois ici en rappelant que les chasseurs-cueilleurs d’Extrême-Orient russe (Nivkh, Oultches, Itelmen…) accumulaient eux aussi des richesses mais étaient dépourvus des rangs et privilèges héréditaires qui définissent habituellement le statut de l’élite. En nuançant la théorie de Testart et en soulignant que le stockage n’entraîne pas mécaniquement de disparités socio-économiques, Charles Stépanoff entend montrer que si cette pratique économique a existé au Paléolithique récent, elle n’a pas nécessairement produit de la hiérarchie. Et par là même que mon hypothèse prend l’eau. Sauf que ce raisonnement me semble largement biaisé pour au moins deux raisons.

  1. Que le stockage n’implique pas automatiquement des inégalités socio-économiques n’interdit pas qu'il ait pu engendrer de telles inégalités au Paléolithique récent.
  2. Je n’ai jamais déclaré que les sociétés du Paléolithique récent étaient hiérarchisées parce qu’elles pratiquaient le stockage. J’aurais d’ailleurs eu bien du mal à le faire tant les indices archéologiques dans ce domaine sont ténus. Mon hypothèse repose sur les seules propriétés de la figuration paléolithique. Dès lors, que le stockage soit un facteur déterminant ou non ne change rien au fait que des sociétés de chasse inégalitaires ont vu le jour et qu’à ce titre rien n’empêche sur un plan théorique qu’il ait pu en être ainsi au Paléolithique récent. Au passage, et pour toutes les raisons signalées dans ma précédente réponse, je persiste à penser que la Sibérie extrême-orientale n’est pas le terrain ethnographique le plus fiable pour évaluer la théorie d’Alain Testart mais, une fois encore, ceci est un autre débat.

Si la critique de Charles Stépanoff porte de manière quelque peu abusive sur le rôle du stockage, elle vise aussi mon interprétation de l’illusionnisme artistique paléolithique. Pour lui, le savoir-faire exceptionnel des peintres paléolithiques ne justifie pas la spécialisation ou une quelconque division sociale du travail. L’atmosphère animiste dans laquelle baignait les artistes du Paléolithique aurait suffi à faire d’eux des experts ès représentations à l’instar 

« d’autres formes de mimétisme connues dans des sociétés récentes de chasseurs-cueilleurs. Car l’imitation y est très générale dans les techniques de chasse et dans les rituels en Sibérie, en Amérique du Nord, en Amazonie ou en Afrique : imitation vocale des cris des oiseaux et des mammifères pratiquées par les chasseurs au leurre, mime des comportements lors des danses rituelles collectives, simulation des voix et des présences des bêtes dans les performances de type chamanique. Le réalisme de l’imitation sonore est si remarquable que les proies y répondent et s’y laissent aisément prendre. ». 

Un exemple d'art pariétal
des Aborigènes Australiens (Nourlangie, NT)

Je répète là aussi mes réserves à l’égard de cette explication. D’abord parce que si l’animisme devait lui seul conduire à l’illusionnisme figuratif, on en verrait des traces partout ailleurs dans le monde. Or c’est le contraire que l’on observe, tant il apparaît comme exclusif de l’art du Paléolithique européen. La raison de cette rareté est liée aux difficultés techniques imposées par l’imitation du visible. Je pense évidemment en premier lieu au rendu de la troisième dimension, préoccupation constante des Paléolithiques depuis Chauvet jusqu’à Niaux en passant par Lascaux. Il n’y a rien de naturel à représenter les objets en trois dimensions sur une surface bidimensionnelle. La réduction sur une surface plane (même avec du relief) de ce qui est vu en trois dimensions nécessite un effort de transposition considérable alors même que l’objectivité n’est absolument pas une condition de l’efficacité rituelle des images loin s’en faut. Cet effort presque paradoxal explique aussi pourquoi la vision optique n’a été finalement que très rarement prise en compte dans l’histoire des modes de représentation. Je ne pense donc pas que l’animisme, pas plus qu’une autre ontologie, aurait permis à lui seul de surmonter des difficultés techniques aussi importantes en dehors de toute activité spécialisée.

À la visée politique que j’attribue à la performance illusionniste, C. Stépanoff oppose aussi la présence dans les grottes de figures enchevêtrées ou placées dans des endroits inaccessibles qui les rendent difficilement visibles. Ces exemples sont indiscutables et fréquents. Il convient cependant de préciser qu’ils coexistent avec au moins autant de figures pariétales (je ne parle même pas de l’art mobilier et des parures) qu’aucun obstacle n’empêche de voir. Un recensement topographique des images dans quatre grandes cavités du sud-ouest de la France (un corpus qu’il serait intéressant d’élargir) indique que les représentations les plus élaborées et finalisées sont toujours placées dans les endroits les plus accessibles (grandes salles, position surplombante…), tandis que les œuvres les plus frustes et d’exécution rapide occupent les espaces les plus exigus (galeries étroites, plafond bas, passages de chatière…). Ces données me paraissent plutôt militer en faveur de ma thèse. Le prestige se nourrit toujours de l’ambivalence entre ce qui est visible et ce qui est caché. Sur la côte Nord-Ouest de l’Amérique, les artistes ou ateliers œuvraient au sein de sociétés secrètes. Il est dit aussi que tout intrusion intempestive en pleine séance de travail était passible de mort. Je ne vois pas dans la dissimulation une contradiction mais bien plutôt une complémentarité au prestige conféré par l’illusionnisme. On pourrait même si l’on voulait pousser le raisonnement encore plus loin considérer que la vocation collective et/ou individuelle de nombreux sites paléolithiques ornés est déjà par elle-même le signe d’une discrimination.

En guise de conclusion, je voudrais dire à Charles qu’en dépit de nos désaccords, nos échanges sont une source d’enrichissement et de réflexion stimulante. Je lui suis également reconnaissant des propos élogieux qu’il tenu à plusieurs reprises sur mes travaux notamment dans son dernier billet. Ses compliments sont d’autant plus agréables à recevoir que nos points de vue divergent ce qui est un gage de sincérité.

Emmanuel GUY

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