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À propos des thèses de Philippe Descola

J'avais consacré il y a quelques années un billet critique à l'anthropologue Philippe Descola, qui me paraissait défendre des options philosophiques aussi en vogue que contestables. Le billet, et ce n'est sans doute pas un hasard, avait d'ailleurs entraîné une assez vive levée de boucliers. À la demande de Thierry Discepolo, j'en avais remanié le texte pour une publication sur le blog des éditions Agone.
Or, je viens de découvrir – il n'est jamais trop tard pour bien faire ! – qu'un collègue que je connais seulement de nom, Jean-Pierre Digard, avait rédigé une critique fouillée de l'ouvrage-maître de Philippe Descola, Par-delà nature et culture, intitulée « Canards sauvages ou enfants du Bon Dieu ? Représentation du réel et réalité des représentations », parue dans la revue L'Homme en 2006. Cette critique rejoint sur bien des points mon petit texte (qui, lui, procédait de la seule lecture d'une retranscription d'une conférence donnée par P. Descola). Elle n'en a donc que davantage de valeur. Après une première partie consacrée à restituer minutieusement, chapitre par chapitre, les développements de Par-delà nature et culture, elle met le doigt, en quelques paragraphes, sur plusieurs aspects où le bât blesse. Certains, sur lesquels je ne m'étais pas senti la compétence de m'aventurer, concernent la validité ethnographique des thèses elles-mêmes. D'autres, et c'est là le point que j'avais abordé, discutent de la posture philosophique dans laquelle ces thèses s'inscrivent, en pointant les absurdités auxquelles mène le relativisme qu'elles défendent. Morceaux choisis :
Mais il y a plus sérieux, ou plus grave. À de multiples reprises, Descola donne l’impression de prendre les représentations indigènes pour ce qu’elles ne sont pas toujours ou pas entièrement, par exemple lorsqu’il écrit que l’animisme se caractérise par l’« imputation par les humains à des non-humains d’une intériorité identique à la leur. Cette disposition humanise les plantes, et surtout les animaux, puisque l’âme dont ils sont dotés leur permet non seulement de se comporter selon les normes sociales et les préceptes éthiques des humains, mais aussi d’établir avec ces derniers et entre eux des relations de communication. La similitude des intériorités autorise donc une extension de l’état de “culture” aux non-humains » (p.183). Ou lorsqu’il précise : « Un trait classique de bien des ontologies animiques est en effet la capacité de métamorphose reconnue aux êtres pourvus d’une intériorité identique: un humain peut s’incorporer dans un animal ou une plante, un animal adopter la forme d’un autre animal, une plante ou un animal ôter son vêtement pour mettre à nu son âme objectivée dans un corps d’homme » (pp. 191-192). Ou encore lorsqu’il s’interroge: «Si la situation la plus courante en régime animique est que des non-humains voient les humains comme des humains, comment peuvent-ils donc se distinguer des humains puisqu’ils se voient eux-mêmes comme des humains ? La seule réponse vraisemblable au vu de l’ethnographie est que les non-humains se distinguent des humains (et entre eux) par les habitudes comportementales déterminées par les outillages biologiques propres à chaque espèce, habitudes qui subsistent dans leur corps même lorsqu’ils le perçoivent comme humain » (p. 200). Sans doute pour calmer l’inquiétude qu’il craint de provoquer chez son lecteur, Descola précise : « Il est vrai que, dans bien des cas, de telles transformations [d’un animal en un autre animal ou d’un animal en homme] sont seulement attestées dans les mythes dont on sait qu’ils constituent par excellence des histoires de métamorphoses » (pp. 191-192). Le « il est vrai que » rassurerait presque, s’il n’était aussitôt suivi de ce « dans bien des cas »: se pourrait-il qu’il y ait d’autres cas où ces métamorphoses se produisent « pour de vrai » ? On l’aura compris, la question qui se pose ici est celle de la réalité des représentations. Risquons un schéma. Tels Indiens d’Amazonie pensent que les tapirs se voient comme des humains et voient les Indiens qui les attaquent comme des jaguars. Que ces Indiens pensent cela est un fait incontestable, établi par l’ethnographie. En revanche, que les tapirs se prennent pour des humains et prennent les chasseurs pour des jaguars, et, a fortiori, que les tapirs soient des humains et les chasseurs des jaguars, voilà qui est pour le moins contestable. Que ces Indiens et quelques autres peuples voient ainsi certains êtres, cela est respectable, au même titre que la métempsycose ou la transsubstantiation eucharistique. De là à conférer à ces produits d’opérations de la pensée humaine le statut de faits scientifiques, certes eux aussi produits d’opérations de la pensée, mais soumis à des procédures rationnelles d’élaboration, de vérification et de démonstration, il y a un pas que l’on ne saurait franchir sans risquer de s’égarer. Or, cette imprudence, Descola la commet, à la suite de Bruno Latour, dont il se réclame d’ailleurs, et d’autres constructionnistes, pour qui il n’existe pas d’autres réalités que les représentations que s’en font les acteurs sociaux. La vision descolienne des catégories vernaculaires comme de réalités objectives n’est en somme qu’une sorte de décalque inversé de la vision latourienne de la science comme d’un « mythe » parmi d’autres. Il y a là, pour le moins, un déni de la science que l’on est surpris de trouver dans un ouvrage de ce niveau.
En plaçant sur un pied d’égalité et en soumettant aux mêmes grilles d’analyse animisme, totémisme, naturalisme et analogisme, en suggérant que les représentations indigènes valent autant, et souvent mieux, que la connaissance positive, enfin en oubliant que celle-ci n’est pas occidentale mais scientifique et, donc, à vocation universelle – du moins s’y efforce-t-on –, Descola verse en outre dans un relativisme radical qui, s’il permet d’éclairer d’un jour particulier la diversité culturelle en situant « notre propre exotisme comme un cas particulier au sein d’une grammaire générale des cosmologies » (p. 131), ne fait guère progresser la connaissance de l’unité de l’espèce humaine, qui constitue, selon moi, le cœur du projet anthropologique. (...)
La polémique (amicale et qui remonte à un colloque de 1994) que Philippe Descola soulève entre nous (p. 520, n. 32 et p. 580) à propos de la différence entre apprivoisement et domestication – différence de nature pour lui, de degré pour moi – illustre bien une autre différence – de fond, celle-là, puisqu’elle touche à la finalité et à la méthode de la démarche anthropologique. Cette différence est celle qui sépare, comme par une frontière invisible, deux ensembles mal définis que, dans les années 1960, on nommait par commodité « école Lévi-Strauss » et « école Leroi-Gourhan ». Aujourd’hui, il serait sans doute empiriquement plus exact de distinguer des anthropologues de formation (ou de sensibilité) philosophique et des anthropologues de formation scientifique (et des philosophes repentis), pratiquant une anthropologie se fondant plutôt, pour les premiers sur l’étude des représentations, pour les seconds sur celle des pratiques – l’option de ces derniers devant se comprendre, pour paraphraser Jean-Pierre Changeux, non « comme une prise de position idéologique [selon un soupçon qui a souvent pesé sur eux], mais simplement comme l’hypothèse de travail la plus raisonnable » parce que la plus positive, au sens où c’est celle qui laisse le moins de place aux aléas de l’interprétation. Jean-Pierre Changeux illustrait d’ailleurs son propos par une citation de John Stuart Mill : « Si c’est être matérialiste que de chercher les conditions matérielles des opérations mentales, toutes les théories de l’esprit doivent être matérialistes ou insuffisantes ». C’est, au fond, ce matérialisme qui manque à Par-delà nature et culture. Et si « anthropologie moniste » (p. 14) il doit y avoir, c’est par l’intégration, non d’une « anthropologie de la culture » et d’une « anthropologie de la nature » (qui ne peut se concevoir sans anthropomorphiser celle-ci), mais d’une anthropologie des pratiques et d’une anthropologie des représentations qu’elle doit passer.
Jean-Pierre Digard
Une remarque toutefois : je ne suis pas certain que le problème se situe dans l'opposition entre étude des pratiques et étude des représentations. Cette dernière est peut-être effectivement, davantage semée d'embûches car davantage sujette à des erreurs d'interprétations ; mais je n'en suis même pas si certain. Le problème n'est pas qu'étudier les représentations serait en soi stérile ou pire, illégitime. Les représentations sont une dimension essentielle de la vie sociale, et pour comprendre les sociétés, on est bien obligé de s'y intéresser. Le vrai problème – et c'est là ce que l'on doit reprocher à P. Descola – survient lorsque l'on commence à écarter de poser la question de l'adéquation des représentations au réel, voire de proclamer que le réel n'existe pas (ou, ce qui revient au même, que chaque culture traite avec une réalité qui lui est propre). Pour le dire autrement, vouloir par exemple mener une étude matérialiste des religions est un programme de recherche absolument légitime (et qui n'a, je crois, jamais été véritablement entrepris). Celui-ci n'oblige cependant en rien, tout au contraire, à clamer que les entités dont traitent les religions existent peut-être, certainement ou à coup sûr, et que rappeler leur caractère fantasmatique serait inconvenant à l'égard de ceux qui y croient.
Le lien vers l'article complet : https://journals.openedition.org/lhomme/21752

5 commentaires:

  1. Descola, c'était intéressant au début, mais depuis plusieurs années déjà c'est devenu un gloubi-boulga ethno-métaphysico-philosophique dont on ne peut rien tirer...

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  2. Dans une interview récente (https://reporterre.net/Philippe-Descola-La-nature-ca-n-existe-pas), Descola évoque un rêve récurrent qu'il faisait quand il était chez les Achuars, rêve que ses hôtes interprétaient comme un séjour onirique dans la maison des pécaris, et dont lui-même dit : "c'était un rêve d'angoisse, c'est normal". Et de conclure : "Cela transformait au fond un contenu onirique singulier, qui était un rêve d'angoisse, en une interprétation marquée au sceau de ces interrelations entre humains et non-humains." Du coup, on a envie de lui demander qui a raison en réalité : rêve d'angoisse pour le chercheur occidental, visite nocturne chez les pécaris pour les Achuars ? Ou peut-être que la question "qui a raison en réalité" n'a tout simplement pas de sens, ce qui devient assez vertigineux ?

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    1. Cela me rappelle à présent l'interview qu'il avait donnée dans Libération (https://www.liberation.fr/debats/2019/01/30/philippe-descola-je-suis-devenu-un-peu-animiste-il-m-arrive-de-dialoguer-avec-les-oiseaux_1706426), sous le titre éloquent de "Je suis devenu un peu animiste" (on notera le "un peu", astuce classique chez cet auteur pour entrebâiller des portes tout en pouvant nier les avoir ouvertes). Au passage, j'y apprends qu'il se réclamait jadis du marxisme, et qu'il a suivi (ou accompagné) le reflux général en l'abandonnant pour une doctrine politique et philosophique dont le moins de mal que l'on puisse en dire est qu'elle est informe (mais parée d'habits savants qui peuvent éblouir). Pour le thème plus précis qui avait motivé ma réaction originelle, je relève le passage suivant :
      "Je leur dis que le fondement du naturalisme moderne, la séparation entre nature et culture, a permis le développement des sciences positives, mais c’est un présupposé ontologique qui n’est pas scientifique en soi." (si on comprend bien, il faut relativiser la validité des postulats qui ont permis la science, parce qu'ils ne sont pas scientifiques. Comprenne qui pourra.)

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  3. Bonjour,
    Pour ricaner, il faut aller feuilleter "Provincialiser l'Europe" de Dipesh Chakrabarty (une tête de file des Subaltern Studies). C'est un bouquin constamment cité par les historiens qui se disent en guerre contre l'"eurocentrisme" et c'est particulièrement gratiné. Comme Descola, je crois, il emprunte des concepts heideggeriens comme l'"être-au-monde" en le rendant spécifique à chaque ethnie...
    Dans la conclusion de Chakrabarty on retrouve aussi la volonté de ne pas choisir entre la rationalité "européenne" et celles des autres parties du monde qui aurait l'apanage de la croyance en la magie, etc. Et dire que ça se prétend critique de l'orientalisme (E. Saïd a d'ailleurs soutenu les Subaltern Studies).

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