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L'égalité des sexes au Paléolithique « démontrée »... par un modèle mathématique !

Un chasseur Agta (Philippines)
Merci à Jean-Philippe Deranty de m'avoir signalé les articles qui forment la matière de ce billet.

« Les premiers hommes et femmes étaient égaux, affirment les scientifiques » : c'est par ce titre assez peu précautionneux que le journal britannique The Guardian a rendu compte d'une récente publication de l'anthropologue Mark Dyble... et a piqué ma curiosité.

On ne peut en effet manquer de se demander par quelle méthode on serait enfin parvenu à une connaissance aussi certaine des rapports entre les sexes dans la lointaine préhistoire – d'autant qu'on peut avoir quelques raisons de supposer les rapports en question assez éloignés de ce qu'en dit le Guardian. Je suis donc allé jeté un œil attentif sur l'article de Mark Dyble.

Celui-ci fait en tout et pour tout... quatre pages, dont un bon nombre de schémas. Autrement dit, le propos est concis, et ne peut guère s'embarrasser de détails. En fait, l'article présente le résultat d'une modélisation mathématique qui ambitionne de lever un paradoxe : la préférence affichée des individus des sociétés de chasseurs-cueilleurs pour résider avec leurs proches parents plutôt qu'avec des individus génétiquement éloignés, qui entre en contradiction la composition relativement fluide et hétérogène des groupes locaux chez ces mêmes chasseurs-cueilleurs. M. Dyble montre qu'en introduisant dans l'équation l'égal choix des partenaires de résidence selon les sexes, le paradoxe se lève : le modèle aboutit à des schémas de résidence très proche des deux populations de chasseurs-cueilleurs utilisées comme témoins par le chercheur, à savoir les Agta des Philippines et les BaYaka du Cameroun. Inversement, en supposant que seuls les individus masculins prennent les décisions concernant la résidence, la composition des groupes prévue par le modèle devient passablement différente. Elle rassemble alors bien davantage des parents proches, et devient similaire à celle exhibée par les cultivateurs « Paranan » qui servent de référence (au passage, l'article ne précise pas qui sont ces cultivateurs, et je ne suis pas parvenu à les localiser avec certitude).

Jusque là, il n'y a pas grand chose à dire :le modèle semble fournir une explication satisfaisante d'un certain nombre de données observées. Là où le bât commence à blesser, c'est lorsque l'auteur de l'étude, suivi puis dépassé par des journalistes pressés de vendre du papier, tire de cela des conclusions générales fort osées.

Premier glissement : selon l'article original, on peut « supposer que les chasseurs-cueilleurs existants vivent dans des structures sociales qui ressemblent à celles des hominidés du passé » (p. 796). Loin de moi de récuser toute vérité dans cette affirmation, mais il convient tout de même de se demander quels chasseurs-cueilleurs reflètent le passé, et jusqu'à quel point. Or, les Agta sont précisément des chasseurs-cueilleurs d'un genre assez particulier, puisqu'ils vivent en pratiquant des échanges réguliers et assez intensifs avec les peuples cultivateurs qui les entourent – c'est d'ailleurs la seule population de chasseurs-cueilleurs au monde où les femmes chassent aussi à l'arc (je connais moins bien les BaYaka, mais je suis à peu près certain qu'ils sont dans une situation similaire). Donc, dans un cas comme dans l'autre, la représentativité de ces peuples par rapport à leurs équivalents du Paléolithique mérite au moins d'être nuancée.

C'est là qu'on en arrive au second glissement (qui tient davantage du double saut périlleux) : celui qui consiste, au mépris de toutes les données ethnographiques, à attribuer par omission à l'ensemble des chasseurs-cueilleurs actuels les caractéristiques des Agta et des BaYaka et, de là, à construire un raisonnement pour expliquer pourquoi les choses devaient être ce qu'elles sont – ou, plus exactement, ce qu'elles sont censées être.

Ainsi, non seulement l'égalité des sexes devient-elle une vertu partagée par tous les chasseurs-cueilleurs (et l'on ne s'épargne pas le classique, mais insoutenable, scénario datant l'apparition de la domination masculine du néolithique, p. 798), mais encore est-elle accompagnée par la monogamie – alors même que de très nombreux peuples de chasseurs-cueilleurs, à commencer par les Aborigènes australiens, étaient polygames ! Quelques arguments puisés dans l'évolution biologique suffisent à asséner que « Le besoin d'un investissement biparental prédit une égalité des sexes accrue, qui se reflète dans la fréquence élevée de la monogamie et le schéma reproductif des chasseurs-cueilleurs mâles. » (p. 798). Et si ce beau raisonnement contredit largement la réalité observée, c'est sans doute la réalité qui a tort...

Wonggu, un Aborigène de la Terre d'Arnhem photographié dans les années trente. Il possédait une vingtaine d'épouses

La thèse ignore donc délibérément les innombrables chasseurs-cueilleurs qui n'étaient pas monogames ou qui opprimaient les femmes – le plus souvent, les deux à la fois. Sans doute pourrait-on soutenir (bien que je ne voie guère comment) que ces chasseurs-cueilleurs-là, si nombreux soient-ils, sont moins représentatifs du passé que les Agta. Encore faudrait-il faire l'effort d'argumenter en ce sens, et non se contenter de mettre l'abondante poussière sous le tapis, en espérant que personne ne la remarque.

Post-scriptum : à peu rigoureux, peu rigoureux et demi, et la semaine suivante, un autre journaliste du Guardian brodait à son tour autour des discussions sur la famille primitive. Au passage, il présentait les travaux révolutionnaires de Lewis Morgan en écrivant que celui-ci avait étudié les Iroquois, une population « de chasseurs-cueilleurs » qui « vivaient dans de larges unités familiales basées sur des relations de polyamour, dans lesquelles hommes et femmes étaient globalement égaux. » Or, pour commencer, les Iroquois n'étaient pas des chasseurs-cueilleurs, mais des cultivateurs. Ensuite, voilà en quels termes Morgan rapportait le prétendu polyamour des Iroquois : « l’adultère était puni du fouet ; mais le châtiment était infligé uniquement à la femme, que l’on considérait comme la seule fautive. » (League of the Ho-de-No-see,  1851, vol. 1, p. 322).

1 commentaire:

  1. Je signale la parution d'une version lusophone de cet article, sur le blog de Rodrigo Silva Un grand merci à lui pour cette traduction !

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