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Des dégâts chez les Mae Enga (2)

Je poursuis ici avec la question de la guerre chez les Mae Enga de Nouvelle-Guinée, à partir du livre Blood is their argument. Mon billet précédent était centré sur la question de la modulation et de ses implications. J'aborde ici, un peu pêle-mêle, différents autres aspects.

Les motifs de conflits

Le livre fournit plusieurs tableaux, construits à partir de la base de données rassemblée par Meggitt, desquels se dégagent quelques tendances très nettes. La ventilation générale des causes alléguées de conflits est la suivante :

  • Terre : 60 %
  • Vol de porcs : 20 %
  • Vengeances des homicides : 11 %
  • Contestation de paiements des homicides : 4 %
  • Vol de pandanus : 4  %
  • Droits sur les arbres : 1,5 %
  • Vol dans les jardins : 1,5 %
  • Vols (autres) : 1,5 %

Contrairement à Meggitt, je ne crois pas judicieux de fusionner les motifs 3 et 4 du simple fait qu'ils se rapportent aux homicides : les premiers relèvent en effet de la vengeance pure et simple, les seconds d'un différend concernant une transaction impliquant la richesse. On pourra donc plus utilement dire que près de 90 % des conflits ont trait à la propriété, dont environ 60 % à celle de la terre (et des arbres) et environ 30 % à celle des biens meubles.

Sur un plan un peu différent, je dois bien avouer ne pas trop savoir quoi faire de la distinction que je prenais par ailleurs tant de soin à opérer entre ressource et richesse ; ici, en tout cas, la terre est évidemment une ressource, mais elle n'est pas une richesse : elle ne peut être vendue ou achetée. Il suffirait cependant de peu de chose pour que cette limite soit franchie. Meggitt relève ainsi une possibilité inexistante chez les Mae Enga, mais pratiquée par leurs voisins de l'Est, les Laiapu Enga : celle consistant à offrir éventuellement à des vaincus, chassés de leur terre, la possibilité de racheter leur droit au sol par un paiement en porcs. En pareil cas, et même si de telles transactions restent rares, la terre (ou son usage, ce qui revient au même) bascule bel et bien du côté de la richesse. Si les Mae Enga ignorent de telles transactions, l'esprit de certains de leurs usages s'en approchent beaucoup. Ainsi, un clan peut choisir d'indemniser un clan allié pour ses morts en lui versant un nombre de porcs supérieur au barême en vigueur afin que ce clan renonce à tout droit foncier sur les terres conquises (p. 124-125).

Pour en revenir aux questions générales, il faut souligner que les motifs de conflit semblent varier très peu selon les unités sociales impliquées. On se bat globalement pour les mêmes raisons entre fractions d'un même clan qu'entre clans de différentes phratries. Quant à l'issue des conflits sur la terre, eux non plus ne varient guère selon les unités en lice. En gros, ils se soldent par un statu quo dans environ 25 % des cas, par des gains (ou des pertes) partiels dans 50 %, et par l'éviction totale du vaincu et l'annexion de sa terre dans les 25 % restants.

Meggitt donne de nombreux détails qu'il serait trop long de restituer ici. Je relèverai simplement qu'au cas où un clan convoite la terre d'un clan fraternel, la seule manière de parvenir au but est d'attaquer par surprise... une méthode normalement prohibée dans ce cadre. Il est ainsi probable qu'on contourne la difficulté en recourant aux service d'un clan extérieur ayant lui-même des contentieux avec l'adversaire. En pareil cas, on négocie soigneusement les termes de la victoire, en particulier concernant le partage des terres conquises. Ce qui n'empêche pas la bonne entente d'être de courte durée, ce partage donnant fréquemment lieu à des querelles.

Les compensations

L'impact de la présence de la richesse dans cette société sur les buts de guerre (ou les causes de conflits) est loin d'être simple. En revanche, elle rejaillit de manière évidente sur leur issue et leur règlement, puisque celui-ci, lorsqu'il se fait à l'amiable, implique obligatoirement le transfert de richesses. À ce propos, il faut relever l'erreur que commet Alain Testart dans son article sur le droit de la guerre – celui-ci n'existe malheureusement qu'en version papier, et je n'arrive pas à remettre la main dessus. Si ma mémoire ne me trahit pas, il y écrivait que si la Nouvelle-Guinée ignorait l'esclavage, c'est parce que pour conclure la paix, les vainqueurs devaient systématiquement compenser les vaincus pour chaque tué : la victoire militaire s'y soldait donc en quelque sorte par une défaite économique. Indépendamment du lien fait avec l'absence d'esclavage, il faut tout de même sérieusement nuancer cette affirmation : il existait incontestablement des conflits sans compensation finale, où le vainqueur écrasait le vaincu, dispersait les survivants et s'emparait de leurs terres. La compensation n'intervenait qu'en cas de paix négociée, c'est-à-dire, selon les données de Meggitt, dans environ 3 cas sur 4.

L'autre aspect est que tous les belligérants n'étaient pas responsables des compensations au même titre. En fait, on distinguait très nettement la position des deux unités qui avaient initié le conflit (les « propriétaires de la querelle ») et celle de leurs alliés. Le point crucial était que seuls ces « propriétaires de la querelle » étaient mis à contribution pour compenser les morts. Ils devaient ainsi payer non seulement pour les individus qu'ils avaient eux-mêmes tués, mais ils devaient également dédommager leurs alliés de leurs pertes – ce que l'on peut représenter par le schéma suivant (réalisé d'après celui de Meggitt et, je l'espère, plus clair que le sien). On peut ajouter que cette compensation était due aux alliés de droit que constituaient les clans fraternels. En ce qui concerne des combattants qui avaient librement leurs services lors d'un « grand combat », Meggitt, sans être catégorique, écrit que la compensation n'était alors probablement pas obligatoire : elle était un don, effectué afin de montrer sa générosité... et d'attirer de futures forces militaires.

 
 

Le montant des compensations constitue un sujet un peu épineux. Lorsqu'on les interroge, les Mae Enga affirment qu'un paiement devrait toujours se monter à au moins 40 porcs, auxquels s'ajoutent des objets de moindre valeur en fonction de la générosité du payeur. Ce chiffre de 40 porcs est censé correspondre symboliquement à deux hommes (et leurs 20 doigts et doigts de pied) - on peut voir là un parallèle avec la sanction consistant, en cas de vol, à indemniser la victime du double de sa perte. Aucun facteur d'âge, de sexe ou de statut social n'est en théorie susceptible d'abaisser ce minimum. En pratique, toutefois, les faits sont loin d'obéir à cette norme, et le chiffre apparait bien davantage comme une moyenne que comme un minimum. Parmi les 16 transactions recensées par Meggitt, les versements allaient de 10 à 124. Ces variations sont intégralement attribuées au payeur, dans un sens à son avarice ou sa mauvaise volonté, dans l'autre à sa générosité (la plupart du temps intéressée).

Le paiement des compensations, lorsqu'il suit des hostilités armées, obéit à une procédure complexe. Un point essentiel, et quelque peu intrigant, est que les effets du paiement, même lorsqu'il est accepté en bonne et due forme, diffèrent selon qu'il intervient au sein d'un même clan ou non. Dans le premier cas, ainsi qu'on peut s'y attendre, il rachète le crime et est donc censé par là-même éteindre le droit à une vengeance légimtime. Mais dans le second cas, Meggitt précise très clairement que « la perception d'une compensation pour un homicide interclan laisse au clan de la victime toute latitude pour attaquer à sa guise celui du meurtrier » (p. 22). Faut-il comprendre que le paiement n'en est alors pas vraiment un, qu'il est un geste de bonne volonté, mais qu'il ne possède aucune valeur libératoire vis-à-vis de la dette de vie ?

Les moyens matériels de la guerre

Ouvrages défensifs

Les hostilités armées occupent une place suffisamment importante dans la vie Enga pour que les maisons soient protégées de diverses manières contre les attaques. On retrouve d'ailleurs plusieurs dispositifs signalés dans d'autres parties du monde, comme la Côte Nord-ouest. Ceux-ci sont d'autant plus nécessaires qu'il n'y a pas de villages : les maisons sont tout au plus regroupées en hameaux, et ne doivent donc compter pour leur défense que sur leurs propres forces.

On édifie donc des lignes de défense extérieures, constituées d'arbres mais aussi de palissades, renforcées d'herbe de cane et agrémentées de fossés au-dessus desquels, pour le passage, on pose des rondins qu'on enlève la nuit. Meggitt ajoute un détail sordide :

Par mesure de précaution supplémentaire, le sol à l'extérieur des clôtures extérieures peut être jonché d'éclats de bambou aux pointes aiguisées, qui pénètrent les pieds les plus durs et paralysent les imprudents. Une fois fiché dans la chair, le bambou se brise et se désintègre en fibres dont la présence entraîne des infections singulièrement douloureuses et persistantes. Bien entendu, les chefs de famille prennent soin d'éviter ces pièges, mais il arrive souvent que leurs enfants tombent dessus et subissent des blessures qui les handicapent toute leur vie.

On prévoit également une issue arrière aux maisons, par laquelle on peut s'échapper en cas d'incendie, mais qu'il faut dissimuler soigneusement afin que les assaillants ne s'en servent comme point d'entrée.

Armement

L'arsenal offensif inclut presque exclusivement la hache, la lance et l'arc. Assez curieusement, il n'existe aucune forme de masse ou de gourdin. On remarque que le propulseur est totalement inconnu : en fait, les lances sont beaucoup moins projetées qu'utilisées comme arme de corps-à-corps, dans des assauts ou des embuscades. Sur le champ de bataille, cependant, une certaine division du travail militaire est observable. Les porteurs de lance, qui représentent environ un dixième des troupes, sont protégés à la fois par leurs boucliers et par leur formation en ligne serrée. Les archers tirent au-dessus d'eux, tandis que la ligne affronte la ligne ennemie, chaque lancier tentant, en combat singulier, de briser la garde de son adversaire et de lui porter un coup fatal.

L'arc est l'arme principale. Meggitt précise que les arcs exigent une grande force pour être bandés, et délivrent leur traits avec puissance. Les flèches, comme partout me semble-t-il en Nouvelle-Guinée, sont dépourvues d'empenage. Cette lacune (et c'est un point sur lequel Meggitt semble avoir une opinion différente de Paul Roscoe) fait que les flèches ondulent dans l'air et perdent rapidement de leur force et de leur précision. Pour les combats, on tient en grande estime les pointes barbelées taillées à partir du palmier noir, qui infligent de gros dégâts et sont difficiles à retirer. Ces pointes restent cependant peu employées en raison de la rareté de ce bois. On recourt donc également aux pointes taillées et légèrement barbelées à partir d'humérus humains, importées depuis des groupes voisins qui exposent les corps de leurs défunts et recueillent leurs ossements. Non seulement ces flèches, croit-on, sont elles aussi difficiles à retirer, mais elles font aussi pénétrer dans les blessures des matières en décomposition qui les infecteront. On fabrique aussi localement des pointes barbelées à partir du bambou, en y creusant des sillons qu'on remplit parfois de verre pilé. Il existe un autre modèle, à la pointe taillée en forme de feuille. Ses bords sont coupants comme des rasoirs ; elle explose fréquemment en heurtant un os, laissant elle aussi des fibres dans la plaie. Meggitt signale enfin l'apparition récente de pointes de métal prélevées sur de petits couteaux de cuisine vendus dans les magasins proposant des marchandises occidentales. Le modèle de flèche le plus courant reste toutefois la simple pointe effilée de bois dur, qu'on passe au feu afin de la noircir et de rendre la flèche plus difficile à esquiver. Enfin, juste avant d'armer le tir, le combattant mord la flèche près de la pointe afin de la fragiliser. Elle se brisera ainsi plus volontiers à l'impact, empêchant l'ennemi de l'utiliser en retour.

La question du feud

Si l'ethnographie de Meggitt est à bien des égards magistrale, et si elle expose en détail de nombreux aspects, la question du feud y reste problématique. En fait, l'existence et les cxaractéristiques du feud ne sont évoquées qu'en passant, et sans qu'on sache au bout du compte véritablement de quoi il retourne. On est bien obligé d'y voir, au moins en partie, le résultat de la définition classique, selon laquelle ce qui différencierait la guerre du feud tiendrait à la nature des unités sociales qi le mènent, selon qu'elles sont politiquement autonomes ou non.

Meggitt s'interroge donc au sujet des conflits qui opposent des sous-clans :

Cette dernière situation doit-elle être considérée non comme une guerre au sens strict, mais plutôt comme un feud, dans la mesure où les parties en conflit, les sous-clans, sont des composantes d'une entité plus large, le clan ? Je crois qu'ici aussi, il s'agit d'une guerre et non d'un feud. Ce n'est pas simplement parce que les raisons de ces conflits et les tactiques employées sont essentiellement les mêmes que celles utilisées dans les combats entre clans. De plus, ces engagements sont une tentative (souvent réussie) par au moins un groupe contestataire non seulement de s'assurer un avantage matériel, mais aussi d'affirmer son autonomie et donc de redéfinir publiquement sa position dans la hiérarchie lignagère. (p. 10-11)

Le même raisonnement s'applique aux conflits opposants les clans d'une même phratrie :

Je considère également qu'il s'agit d'une guerre et non d'un feud. Là encore, je ne le fais pas uniquement en raison de l'ampleur, de la durée et de l'intensité du combat, mais aussi parce que, en poursuivant ces actions, les Enga centraux tentent d'affirmer, au moins sur un plan, l'autonomie politique de leurs clans. (p. 11)

Cette volonté, réelle ou supposée, d'affirmer son « autonomie politique » serait donc le critère au nom duquel tous les conflits militaires survenant chez les Mae Enga devraient être classifiés comme des guerres, et non des feuds. Meggitt, cependant, ne peut s'empêcher de concéder à demi-mot que la différence entre les deux types de conflits correspond sans doute également à une différence d'intensité et de motifs. Pour autant, les assassinats de compensation seraient-ils inconnus chez ce peuple ? Cette question est abordée en quelques mots :

(...) Les membres de clans non voisins, en particulier ceux de phratries différentes, [entrent fréquemment en conflit], et il arrive que le sang coule. Le plus souvent, ces conflits concernent les revendications d'individus ou de groupes spécifiques liées au versement de biens de valeur dans le cadre de prestations publiques liées à des mariages, à des décès ou à l'échange Te ; et ils peuvent conduire à des meurtres dont la vengeance exige de nouvelles effusions de sang. Toutefois, ces homicides commis à titre de représailles n'interviennent généralement pas au cours d'une guerre organisée, mais plutôt par des meurtres isolés commis par des individus mécontents ou de petits groupes effectuant un raid.

Ceux qui tentent ainsi de se faire eux-mêmes justice reçoivent généralement l'approbation de leur clan, que ce soit avant ou après coup, en dépit de la possibilité qu'elles provoquent en retour de nouvelles représailles meurtrières. Telle est l'importance que les Mae accordent à l'affirmation de la solidarité et de la souveraineté du clan, face à une blessure ou une insulte venues de l'extérieur. Pour cette raison, je suis réticent à qualifier de feuds ces modes de réparation chez les Mae, même si en apparence, ils peuvent ressembler, au moins en termes d'échelle, à des situations caractérisées au sens large comme des feuds dans la littérature ethnographique africaine. (p. 37-38)

Si l'on comprend bien l'argument de Meggitt, c'est toujours pour la même raison qu'on ne peut qualifier de feuds ce qu'il décrit pourtant comme une succession d'assassinats de compensation : ce faisant, ces feuds seraient donc menés par ces mêmes groupes qui par ailleurs font la guerre. Loin de montrer que ces actions de vengeance limitée ne sont pas des feuds, cette contradiction démontre bien plutôt l'impasse à laquelle mène une distinction entre feud et guerre fondée sur la nature de l'unité sociale qui est à l'œuvre. En fait, dès lors qu'on rejette ce point de départ erroné et qu'on adopte celui proposé par B. Boulestin, tout devient très simple : ce que Meggitt appelle des guerres, à quelque niveau social que ce soit en sont bel et bien. Quant à ces successions d'assassinats menés en effectifs réduits et destinés à équilibrer des pertes passées, il s'agit de feuds – et leur rapprochement avec le phénomène africain est parfatement fondé.

Une dernière remarque : la notion d'équilibre qui préside aux assassinats de compnesation ne procède pas nécessairement de l'idée qu'une vie en vaut une autre, ainsi que j'avais déjà pu le relever en Australie, au travers des souvenirs de Curr ou des délicieuses mémoires du missionnaire R. Salvado. Chez les Enga aussi, on apprend qu'en cas de décès d'un personnage particulièrement important, on peut choisir de le venger en tuant non pas un, mais cinq individus – un pour sa tête, et un pour chacun de ses membres. (p. 106)

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