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Art et religion de Chauvet à Lascaux (A. Testart)

Je reproduis ici cette note de lecture parue dans le n°799 de La révolution prolétarienne (décembre 2017).
Ce livre posthume d’Alain Testart entend proposer une nouvelle interprétation de l’art du Paléolithique supérieur européen. Durant plusieurs dizaines de millénaires, et sur un très vaste territoire, les groupes humains ont en effet produit d’incroyables œuvres, dont les préhistoriens ont depuis des décennies tenté de percer la signification. Dans cette édition très richement illustrée, l’auteur, comme à son habitude, propose une démonstration aussi claire qu’originale. Le livre n’ayant pas été totalement achevé, c’est à Valérie Lécrivain qu’il doit sa forme finale, en particulier sa conclusion.
L’idée principale, défendue depuis longtemps dans divers écrits de cet auteur, est qu’il existe une forte similitude entre les structures sociales des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur européen et celles des Aborigènes australiens, ce qui les oppose aux autres cas connus de chasseurs-cueilleurs, tels les San du sud de l’Afrique ou les Inuits. Art et religion de Chauvet à Lascaux ne revient ni sur la nature de cette opposition, ni sur les conséquences qu’A. Testart pensait pouvoir en déduire, en particulier sur le rythme du progrès technique – le lecteur intéressé en trouvera l’exposé dans son ouvrage de synthèse, Avant l’histoire. Ici, la démonstration se focalise sur l’art, en soutenant qu’à l’instar des sociétés australiennes, les peuples auxquels on doit Chauvet (-36 000), Lascaux (-15 000) et tant d’autres merveilles, étaient marqués par une religion totémique qui s’exprime dans ces réalisations.
La force du livre tient en trois points essentiels.
Tout d’abord, à un exposé limpide des rapports entre art, sociétés et religions et, par conséquent, de la méthode avec laquelle on peut tenter de comprendre un système de croyances sans posséder de documents écrits à son sujet. À cet égard, les premières pages du livre, qui mettent en scène des archéologues imaginaires tentant de reconstituer la foi chrétienne sur la seule base de ses cathédrales, sont superbement éclairantes.
Ensuite, le livre témoigne de la rigueur habituelle avec laquelle A. Testart maniait les mots et les idées. L‘analyse critique des interprétations précédentes (en termes de magie de la chasse ou d’art chamanique), ainsi que des concepts d’animisme ou de chamanisme eux-mêmes vaut à elle seule la lecture. Les pages placées en annexe contiennent ainsi plusieurs réflexions d’une grande utilité pour aborder ces sujets difficiles.
Le corps principal du raisonnement, enfin, procède d’une analyse aussi érudite que minutieuse. Celle-ci s’attache non seulement aux représentations elles-mêmes, mais aux innombrables et étranges « signes » qui les parsèment, ainsi qu’à leur disposition spatiale. Se construit ainsi pas à pas l’idée que les grottes ont été pensées comme des femmes, renfermant les éléments préformés des espèces animales et des êtres humains (répartis en catégories, selon la pensée totémique), et que l’art paléolithique exprime les voies de cette naissance continuelle des êtres vivants.
On ne peut que souscrire au rappel certes trivial, mais indispensable, qu’A. Testart a jugé bon d’effectuer au début de son texte : « nous n’avons pas le corrigé ». Les différents raisonnements que l’on peut échafauder sur l’art paléolithique ne pourront jamais être départagés par des preuves plus directes, et il faut donc garder en tête leur caractère nécessairement spéculatif – ce qui n’empêche pas certaines de ces spéculations d’apparaître plus légitimes, ou plus probables, que d’autres. Sur ce plan, les propositions d’A. Testart, même si elles sont brillamment argumentées, demeurent inégalement convaincantes. Ainsi, partant ainsi de l’idée (peut-être elle-même un peu forcée), que les signes évoquent des « morceaux de femmes » stylisés, l’affirmation selon laquelle « l’omniprésence de vulves, triangles pubiens, etc. dans la grotte marque son caractère féminin » paraît pouvoir être retournée en son contraire – a-t-on besoin de marquer ce qui est déjà ? Ne pourrait-on pas tout aussi bien dire, au contraire, que l’abondance des signes féminins indique que l’élément auquel ils viennent s’associer (la grotte) est étranger à cette féminité ? Plus fondamentalement, la démonstration globale, selon laquelle l’art paléolithique exprime une vision totémique du monde, n’esquisse aucun parallèle avec l’art aborigène, insistant au contraire sur leurs différences. Or, si le totémisme d’une société imprègne son art, comme le soutient A. Testart, relever les traits communs à l’art de ces deux cultures totémiques, traits qui les distingueraient des arts des autres chasseurs-cueilleurs, aurait constitué une étape décisive de l’argumentation, dont l’absence se fait cruellement ressentir.
Quoi qu’il en soit, on l’aura compris, il ne s’agit pas d’un livre facile. Loin d’une introduction à l’art paléolithique comme il s’en imprime tant, il est tout entier articulé autour de raisonnements qui portent essentiellement sur l’analyse iconographique elle-même, parfois sur les sociétés de chasse-cueillette ou l’histoire des religions. Le lecteur non averti pourra donc se sentir un peu perdu par certaines allusions ou par la technicité de certains développements ; autant un familier des thèses d’A. Testart y trouvera un aliment stimulant, autant ceux qui veulent découvrir la pensée de cet auteur auront intérêt à l’aborder par des ouvrages moins spécialisés.

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