Pages

La constitution iroquoise

Joseph-François Lafitau (1681-1746)
Les Iroquois sont un des peuples les mieux connus de l'ethnologie ; ils formaient, au XVIIe siècle, un des ensembles indiens les plus redoutables du continent américain. C'était une confédération (une « ligue ») de cinq, puis six tribus, qui après une vigoureuse série de guerres — dont, notamment, celle remportée en 1649 face aux Hurons, alliés des Français — avait établi sa suprématie sur un territoire vaste comme l'Allemagne actuelle.

On possède de très nombreux témoignages sur les Iroquois, en particulier via les Relations (les rapports) que les missions Jésuites rédigent à partir tout au long du siècle, tout d'abord chez les Hurons, culturellement très semblables, puis, après l'écrasement de ceux-ci, chez les Iroquois proprement dits. En 1724, paraît ce qui est considéré comme l'un des travaux précurseurs de l'ethnologie scientifique moderne : les Mœurs des Sauvages Amériquains, écrits par le jésuite Lafitau, qui entreprenait d'exposer les institutions et coutumes iroquoises, afin de montrer leur proximité avec celles de certains peuples de l'antiquité ; un siècle et demi plus tard, cette démarche sera au cœur du travail de Lewis Morgan, toujours à propos des Iroquois, et sera reprise par Engels dans l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État.

Si les Iroquois ont tant fasciné les penseurs évolutionnistes, c'est parce que, bien davantage que n'importe quel autre peuple de cette partie du monde, ils semblaient constituer l'exemple même d'une démocratie formalisée, dont on pouvait supposait qu'elle était celle des anciens Germains, ou des anciens Grecs. Lors du contact avec les Européens, la plupart des peuples du continent américain ignoraient l'État. Mais bien peu possédaient pour autant ces assemblées, ces règles de représentation, ce formalisme presque minutieux dans la gestion des affaires publiques, qui étaient la marque des Iroquois.

Les lignes qui suivent tentent donc d'exposer les contours de cette démocratie iroquoise qui, comme on pourra le constater, obéit à un entrelacs de règles et d'institution fort complexe.

La constitution iroquoise vue par en haut : le conseil confédéral

a) composition et fonctionnement

Commençons par ce qui, dans la politique iroquoise, est le plus connu, notamment des lecteurs d'Engels : le conseil confédéral de la Ligue. Celui-ci rassemblait 50 membres, les sachems, qui représentaient les cinq tribus qui formaient la confédération. Cette représentation n'avait néanmoins rien de proportionnel à l'importance démographique respective des tribus ; on doit plutôt penser que lors de la formation de Ligue, à une date inconnue mais que l'on situe généralement au XVe siècle, le nombre de représentants avait été décidé en fonction des rapports de forces, ou des questions de préséance, qui régnaient alors. Toutefois, comme tout le monde l'a remarqué, le conseil de la Ligue ne prenant ses décisions qu'à l'unanimité, cette non-proportionnalité des délégations était sans grande conséquence.

Un conseil iroquois - dessin du XVIIIe siècle
Le conseil couronnait un édifice à plusieurs niveaux, chacun étant inclus dans le suivant, à savoir : les clans, les moitiés (les « phratries » de Morgan), les tribus (ou « nations ») et, enfin, la Ligue elle-même.

Les sachems étaient donc les représentants des tribus ; plus exactement, de leurs clans, et plus exactement encore, de certains de ces clans : le nombre de sachems variait en effet d'un clan à l'autre, et certains clans n'étaient pas représentés du tout.

Le nombre des clans dans chaque tribu variait de trois (chez les Mohawks et les Oneidas) à neuf (chez les Onondagas et les Seneca). Dans chaque tribu, il semble que les clans étaient répartis en deux moitiés (que Morgan appelle « phratries ») qui se devaient l'un à l'autre certains services, en particulier funéraires. En fait,

Au niveau du conseil de la Ligue, les moitiés se manifestaient par une complexité supplémentaire. En effet, dans certaines tribus au moins, les sachems de chaque tribu étaient répartis en un certain nombre de groupes qui comprenaient toujours des représentants de clans issus des deux moitiés. C'est ainsi que les huit sachems seneca, issus de cinq clans différents (voir tableau ci-dessous) étaient-ils regroupés en quatre binômes. Il n'en allait pas de même apparemment, chez les Mohawk, où selon Morgan, les neuf sachems étaient répartis en trois groupes qui correspondaient aux trois clans dont ils étaient issus.

Les sachems d'un même groupe, que celui-ci corresponde ou non à un clan, formaient le premier niveau dans la chaîne de discussions qui débouchait éventuellement sur l'unanimité requise. Ainsi, s'ils étaient plusieurs, devaient-ils commencer par se forger une opinion commune ; ils désignaient ensuite un porte-parole, et de la même façon, on recherchait le consensus avec les porte-parole de la même moitié, puis avec ceux de la même tribu. Enfin, les cinq tribus forgeaient une position commune ou constataient leur désaccord.

Ce tableau récapitule la composition du conseil de la Ligue, tribu par tribu, moitié par moitié et clan par clan ; les disparités y apparaissent clairement :


Mohawk Oneida Onondaga Cayuga Seneca
moitié I Tortue 3 Tortue 3 Tortue 3 Tortue 3 Tortue 2
Ours 3 Ours 3 Castor 2 Daim 2 Ours 1




Loup 1 Ours 0 Loup 1




Bécasse 1

Castor 0




Balle 0

Balle 0

6
6
7
5
4
moitié II Loup 3 Loup 3 Anguille 3 Loup 3 Bécasse 3




Daim 2 Bécasse 2 Faucon 1




Ours 1 Héron 0 Daim 0




Faucon 1

Héron 0

3
3
7
5
4

TOTAL 9
9
14
10
8

b) désignation des membres

Les sachems (un titre parfois traduit par « chef de paix ») du conseil de la Ligue étaient, a priori, désignés pour la vie.

En cas de vacance d'un poste de sachem (essentiellement, pour cause de décès), il fallait « redresser l'arbre ». Le clan concerné devait désigner un nouveau titulaire, dont la nomination devait impérativement être approuvée par la tribu, puis par le conseil confédéral.

Une des originalités de la société iroquoise, qui a fait couler beaucoup d'encre, est que dans ce processus de nomination, ce sont des femmes, les « maîtresses des cabanes », qui jouaient un rôle clé. Ces mêmes femmes pouvaient également faire révoquer un sachem qui n'aurait pas été à la hauteur de sa tâche, en lui faisant « tomber les cornes ». Cela n'empêchait pas les sachems d'être exclusivement masculins ; on a ainsi pu dire que les femmes gouvernaient en sous-main, ou qu'elles étaient les éminences grises de la démocratie iroquoise. Quoi qu'il en soit, dans ce (parfois) prétendu matriarcat, elles n'étaient pas éligibles aux plus hautes fonctions.

Chaque sachem était second par un assesseur, désigné de la même manière que lui, et qui devait se tenir derrière lui lors des cérémonies, lui servir de messager, et plus généralement, l'assister. Cet assesseur faisait figure de candidat naturel en cas de vacance.

En plus des sachems, chefs de paix, le conseil comptait également deux charges de chefs de guerre. Ces personnages étaient chargés de cordonner et diriger les opérations militaires. On dispose d'assez peu de renseignements sur cette fonction ; son caractère permanent est douteux. Il est possible, sinon probable, que ces chefs de guerre, comme ceux des clans, étaient nommés au coup par coup, pour chaque expédition, et uniquement pour la durée de celle-ci.

c) attributions

Le conseil confédéral, pas plus que n'importe quel autre organe de la Ligue, ne disposait d'aucune force publique pour faire appliquer ses décisions. C'était un point fondamental qui n'avait pas échappé à Morgan, et sur lequel Engels insiste ensuite longuement. Là gisait toute la différence entre une société étatique et non étatique ; l'absence d'une telle force publique faisait que les décisions des conseils iroquois ne pouvaient être appliquées que par la volonté de l'ensemble du corps social, et jamais contre elle.

Le conseil confédéral se réunissait au minimum une fois par an ; en pratique, il n'était pas rare qu'il soit convoqué plus fréquemment. Une telle convocation ne pouvait être que le fait d'une des tribus ; le conseil n'avait pas la faculté de se convoquer lui-même.

L'essentiel de ses prérogatives touchait aux relations extérieures, un domaine dont les implications concernaient l'ensemble des cinq tribus. Le conseil décidait donc de la paix et de la guerre (tout au moins, de la « grande » guerre, menée sur une large échelle avec de vastes effectifs. Parallèlement, de petits groupes d'Iroquois pratiquaient de manière incessante des raids sur leurs voisins plus ou moins éloignés). Il gérait l'envoi et la réception d'ambassades, concluait des traités, et gérait les relations avec les tribus soumises. Il validait les nominations des sachems, et organisait enfin ceux des cultes religieux qui impliquaient les cinq tribus.


Dans les villages : la démocratie au quotidien

Le conseil confédéral n'était que le sommet d'un édifice qui plongeait ses fondations dans une vie villageoise tissée de réunions et d'assemblées. Mais si chacun s'accorde sur son caractère foisonnant, il est en revanche impossible de trouver une description précise de ses institutions. Si l'on dispose, sur le conseil supérieur, de renseignements relativement fiables et concordants, tel n'est pas le cas à propos des assemblées villageoises.

Un des rares faits que ne fasse aucun doute est l'existence d'un double niveau de décision : les différents conseils locaux étaient systématiquement coiffés par un conseil de tribu. Il est en revanche beaucoup plus difficile de cerner l'organisation et les attributions précises de ces conseils locaux.

Les témoignages mentionnent cinq types de conseils différents :
  • le conseil souvent dit « des femmes » ; en réalité, il semble que ce conseil ne réunissait que les « mères de clan », femmes âgées et titulaires de cette dignité en raison de leur sagesse.  
  • le conseil des guerriers, c'est-à-dire des hommes en âge de combattre (à l'exception de ceux qui avaient renoncé à l'exercice des armes et qui s'adonnaient avec les femmes aux travaux agricoles, sans pour autant accéder aux droits de ce sexe).
  • le conseil des anciens, ouvert à tous les Iroquois d'âge mûr des deux sexes.
  • le conseil de clan ; c'est lui qui nommait son chef civil (sachem) et un ou plusieurs chefs militaires ; en étaient membres tous les adultes du clan.
  • le conseil de village, qui réunissait les sachems des différents clans, leurs adjoints, les anciens, ainsi que des porte-paroles nommés par les femmes et les guerriers pour faire valoir leur point de vue. 
Cet inventaire soulève plusieurs questions.

La première porte sur les divergences entre témoins. Lafitau, cet observateur attentif et informé, ne fait par exemple pas état des conseils de clan. Il cite bel et bien les conseils de femmes et de guerriers ; mais ces deux conseils sont selon lui subordonnés à un troisième « qui est comme le conseil supérieur ». Ce troisième conseil est censé être celui des anciens ; mais lorsqu'il en décrit le fonctionnement, Lafitau évoque la présence de jeunes sachems ou  adjoints :
Il n'y a gueres que les Anciens qui assistent à ces Conseils, & qui y aient voix déliberative. Les Chefs  & les Agoïanders [sachems et assesseurs] auroient honte d'y ouvrir la bouche, s'ils ne joignoient à leur dignité le bénéfice de l'âge, & s'ils y assistent, c'est plutôt pour écouter, & pour se former, que pour parler. Ceux même des Chefs, qui sont les plus accrédités, & par leur capacité, & par leur âge, défèrent tellement par respect à l'autorité du Sénat [le conseil des Anciens], qu'ils ne font qu'exposer par eux-mêmes ou par des gens qui sont à eux, le sujet qui doit être mis en délibération : après quoi ils concluent toujours, en disant, « pensez-y vous-autres Anciens, vous êtes les maîtres : ordonnez. »
On en déduit que ce conseil dit « des Anciens » était plus vraisemblablement un conseil de village.

Une source supplémentaire de confusion provient de la localisation des clans et des villages dans les différentes tribus Iroquoises. Il faut en effet garder à l'esprit les effectifs somme toute réduits des populations dont il est ici question. Pour l'ensemble des cinq tribus de la Ligue, un effectif de 20 000 lors du contact avec les Européens semble être une limite maximale ; peut-être les Iroquois étaient-ils moitié moins. Cela donne une population moyenne par tribu de 2 000 à 4 000 personnes. Sachant que ces tribus avaient tendance à se regrouper dans de gros bourgs de près de 2 000 individus, on ne s'étonnera pas du tout petit nombre de villages que comptait chacune d'elles. Voici l'inventaire des bourgs et des hameaux pour chaque tribu, selon le spécialiste Daniel K. Richter :

Tribu Bourgs Hameaux
Mohawks
3 ou 4
plusieurs
Oneida
1
1
Onondagas
1
1
Cayugas
3

Senecas
2
2 au moins


Village Mohawk
Chez les Oneida ou les Onondagas, les clans se partageaient un unique village ; le conseil de clan état donc nécessairement distinct du conseil de village ; en revanche, on voit mal ce qui distinguait celui-ci du conseil de tribu, puisqu'à l'exception d'un hameau, la tribu toute entière résidait dans cet unique village.

La situation était pour ainsi dire inverse chez les Mohawks, où les clans étaient localisés : aux trois clans correspondaient les trois villages (l'existence d'un quatrième village mohawk reste sujette à caution). Du coup, si le conseil tribal se distinguait bel et bien des conseils villageois, ceux-ci, en revanche, ne pouvaient que se confondre avec les conseils de clan.

Tout aussi problématiques sont les attributions réelles de chacun de ces conseils, et les procédures qui étaient censées trancher les éventuels désaccords. Il y a tout lieu de penser que sur ce point, les choses n'étaient guère formalisées, l'esprit de ces institutions étant de forger (ou de rétablir, ou de proclamer publiquement) une constante unanimité. Cela n'empêchait certainement pas les opinions individuelles d'exister, et les stratégies de se déployer — souvent en sous-main. Lafitau, qui est un témoin qui ne manque pas de sens politique, rapporte ainsi comment l'accent mis sur l'unanimisme poussait les ambitieux à agir par la bande :
Ce que je dis de leur zele pour le bien public, n'est cependant pas si universel, que plusieurs ne pensent à leurs intérêts particuliers, & que les Chefs principalement, ne fassent jouer plusieurs ressorts secrets pour venir à bout de leurs intrigues. Il y en a tel, dont l'adresse joue si bien à coup sûr, qu'il fait délibérer le Conseil plusieurs jours de suite, sur une matière dont la détermination est arrêtée entre lui & les principales têtes, avant d'avoir été mise sur le tapis. Cependant comme les Chefs s'entre-regardent, & qu'aucun ne veut paroître se donner une supériorité, qui puisse piquer la jalousie, ils se ménagent dans les Conseils plus que les autres ; & quoiqu'ils en soient l’âme, leur politique les oblige à y parler peu, & à écouter plutôt le sentiment d'autrui, qu'à y dire le leur ; mais chacun a un homme à sa main, qui est comme une espèce de Brûlot, & qui étant sans conséquence pour sa personne, hazarde en pleine liberté tout ce qu'il juge à propos, selon qu'il l'a concerté avec le Chef même pour qui il agit, avant que d'entrer dans le Conseil.

...démocratie, aristocratie, gérontocratie

Les Iroquois constituent depuis longtemps l'archétype d'une société aussi égalitaire que démocratique, censée incarner le « communisme primitif » du stade de la « Barbarie inférieure ». Je ne reviendrai pas ici sur le caractère tout relatif de l'égalité économique chez ce peuple, un thème que j'ai déjà eu l'occasion d'aborder dans un autre billet.

Un « noble » iroquois  au début du XVIIIe : « Le roi  Hendrick — Thoyanoguen »
aquarelle de Calvin Ashley Jr. 
Mais sur le plan politique, la démocratie iroquoise était sérieusement mâtinée de biais aristocratiques et gérontocratiques  — à moins que ce ne fut l'inverse. On a vu que les clans possédaient un nombre très inégal de représentants au conseil de la Ligue, certains clans en étant même totalement dépourvus. Mais même au sein des clans titulaires, les différents titres de sachem, étaient en réalité attachées à certains matrilignages et de ce fait inaccessibles aux autres, quels que fussent les mérites individuels de leurs membres.

Selon Lafitau, on nommait ainsi parfois à la dignité de sachem (ou d'assesseurs, le texte n'est pas très précis sur ce point) des enfants, ou des adolescents, incapables d'assumer leur charge. En pareil cas, on leur adjoignait un tuteur, ou un régent, le temps qu'ils atteignent l'âge nécessaire — une telle pratique était sans doute liée à la décimation des effectifs sous l'effet des épidémies apportées par les Européens.

La démocratie iroquoise, sur le plan formel, était donc assez éloignée de notre idéal moderne. Même au niveau local, tous les Iroquois ne pesaient pas d'un poids politique égal ; par la naissance ou par leurs talents, certains étaient des « Nobles » (c'est en tout cas le terme qu'utilisent les témoins européens) ou, plus exactement, des primus inter pares.

Sur le fond, néanmoins, les décisions que prenait le conseil de la Ligue ne privilégiaient guère une fraction des tribus par rapport à une autre. Ces « nobles » formaient une aristocratie dont les intérêts économiques et politiques n'étaient guère distincts de ceux du reste de la société, ce qui trouvait sa traduction dans l'inexistence d'un appareil spécial détenant la violence armée.

Peu respectueuse de certaines formalités, la démocratie iroquoise, en raison de l'absence de classes sociales et de l'accent que cette société faisait porter sur les solidarités collectives, pouvait néanmoins s'approcher d'une démocratie réelle. Le contraire de ce qui se passe dans nos sociétés modernes, en quelque sorte...

Aucun commentaire