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L'art de la guerre en Australie

Albert Le Souef (1828 - 1902)
Depuis l'été dernier, j'ai en projet de travailler sur un sujet curieusement négligé, celui des conflits armés dans l'Australie aborigène. Mais, en raison de différentes sollicitations, je n'ai pu passer des intentions aux actes que tout récemment.
La première étape de ce chemin, qui s'annonce long, est la collecte des données. Je dois éplucher des centaines de références bibliographiques pour trouver des éléments sur la question, en particulier ceux dont je suis le plus friand : des témoignages directs décrivant des affrontements entre Aborigènes et fournissant des informations de première main tant sur les techniques militaires que sur les dimensions sociales du phénomène. J'ai déjà eu plusieurs occasions, dans ce blog, de citer de telles sources (voir par exemple ce billet, celui-ci, ou encore celui-là, mais pour les semaines à venir, je tente de dresser un inventaire qui soit le plus large possible ; c'est un travail de bénédictin, avec quelques fausses pistes (certains commentateurs, anciens ou modernes, n'hésitent pas à grossir les faits, voire à les inventer) et quelques frustrations, beaucoup de documents étant indisponibles en France. Mais, magie d'internet, il est tout de même possible de commander (souvent, en Australie) les livres les plus alléchants, et de récupérer des numérisations d'ouvrages ou d'articles anciens – sur ce point, il faut par exemple signaler que l'Australie a numérisé en mode OCR une partie considérable des journaux et magazines publiés depuis leur création, et ces documents sont centralisés sur un site unique. Il y a donc moyen d'accéder à une masse de données considérables, qui plus en effectuant des recherches sur le contenu. De ce point de vue, la France en est encore au pigeon voyageur...
Toujours est-il qu'au gré de mes pérégrinations virtuelles, je suis tombé hier sur un de ces documents qui font la joie du chercheur besogneux. La trouvaille concerne un affrontement intervenu en 1842 entre deux groupes aborigènes d'une trentaine de membres, sur les rives de la Goulburn, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Sydney. Elle était double : en plus d'un texte rédigé par le zoologiste Albert Le Souëf à la fin du XIXe siècle, sur la base de ses souvenirs, on dispose en effet d'une peinture très informative réalisée par son épouse Caroline :
Voici un extrait du texte de Le Souef :
« Les lances et les boomerangs volaient à travers les airs, les hommes criaient et se défiaient en vociférant, tandis que les femmes des deux tribus se tenaient en marge des combattants, les maudissant et les provoquant, fouettant le sol de leurs manteaux d'opposum et de leurs bâtons à fouir, projetant de la poussière en l'air et dansant avec comme les possédées qu'elles étaient à cet instant. Par moments, elles se jetaient les unes sur les autres munies de leurs longs et lourds bâtons à ignames, et écrasaient les doigts de leur adversaire. Les enfants criaient, les chiens hurlaient et le bruit produit par le combat était assourdissant. Au bout d'un moment, alors que les combattants devenaient encore plus enragés, les lances furent jetées de côté et les hommes se précipitèrent les uns vers les autres avec leurs massues de guerre et leurs boucliers [le texte parle ici de « boucliers de tête », un point à creuser], et un corps-à-corps général s'ensuivit et se prolongea quelques temps, jusqu'à ce qu'une troisième tribu, les Bembedores de la Campaspe inférieure, qui n'était pas impliquée dans le conflit et qui campait sur l'autre rive du fleuve, traversa celui-ci dans ses canoës et, se lançant sans armes au milieu des belligérants, s'empara des hommes en les ceinturant à la taille par derrière et parvint par ce moyen et par force discussions, à faire cesser les hostilités.
Lorsque la paix fut restaurée, moi qui avais assisté au combat caché derrière un arbre, je pus constater qu'il n'y avait pas eu de gros dégâts. Un homme gravement coupé à la cuisse par un boomerang, deux autres percés par une lance et quelques crânes brisés, tel était le total des blessures. »
Je profite de l'occasion pour mettre un lien vers un extraordinaire objet, conservé dans un musée australien qui en propose diverses photographies : la boîte contenant des miniatures d'armes aborigènes, constituée par Albert le Souef et illustrée par Caroline.

2 commentaires:

  1. Sujet super intéressant ! Comment s'explique d'après toi le nombre peu élevé de victimes lors de ce combat ? ... ?

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    1. Hello

      Je n'en suis encore qu'à la phase de défrichage. Mais il semble que ces batailles rangées étaient assez rarement très meurtrières. Il y a sans doute quelques exceptions (à creuser) mais en règle générale, l'objectif était de vider un grief. Même si on cognait dur, on ne cherchait pas à exterminer ou même à démoraliser l'ennemi, mais à régler ses comptes. Aussi, généralement, après un ou deux morts ou blessés graves, le combat prenait fin et l'affaire se terminait immanquablement par une fête (le « corroboree ») où l'on célébrait la paix restaurée. C'est sans doute cela qui a conduit certains à prétendre que la guerre primitive était presque de pure forme et ne visait pas réellement à tuer. En réalité, non seulement certaines batailles finissaient beaucoup plus mal, mais il existait une autre forme d'engagement bien plus meurtrière, quoique moins démonstrative : le raid au petit matin où, dans quelques cas, il st fait état d'une claire volonté de massacrer tout un groupe, hommes, femmes et enfants (rappel : en Australie, l'esclavage étant inconnu, on ne faisait jamais de prisonniers).

      Mon travail actuel est précisément de collecter les faits pour parvenir à une estimation de ces différents aspects - avant, naturellement, de tenter de comprendre les ressorts et mécanismes sociaux à l'oeuvre derrière tout cela.

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