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Les Tarairiu, le propulseur, les Pays-Bas et la peinture à l'huile

La Danse des Tapuya - A.Eckhout
Note : ce billet puise l'essentiel de ses informations de l'article « The Atlatl as Combat Weapon in 17th Century Amazonia: Tapuya Indian Warriors in Dutch Colonial Brazil », de Harald Prins.

Les lecteurs de ce blog savent peut-être que l'Australie était le seul continent au monde où, lors du contact avec l'Occident, les peuples locaux n'avaient pas adopté l'arc et utilisaient encore le propulseur. Cette arme, qui consiste à démultiplier le jet d'une lance par l'action d'un levier tenu à la main, peut projeter des sagaies d'un poids appréciable et infliger des dégâts considérables. Ceux qui ont vu le film 150 lances, 10 canoés et 3 épouses ont ainsi vu comment un seul d'entre elles pouvaient facilement transpercer un être humain de part en part... et pas seulement au cinéma.

Ce que l'on sait sans doute moins, c'est qu'à l'époque dite du présent ethnographique, le propulseur n'était pas l'arme principale, sinon unique, uniquement en Australie. De par le monde, on a plusieurs exemple de peuples qui continuaient à l'utiliser, alors même que leurs voisins maniaient l'arc.

Il y avait en fait une diversité de situations. Certains utilisaient conjointement le propulseur et l'arc : ainsi les Inuits du bord de mer, qui chassaient le gibier terrestre à l'arc, mais qui en kayak, préféraient le propulseur, qui laissaient une main libre. Il y avait aussi ces troupes d'élite aztèques ou mayas, qui se battaient au propulseur, arme considérée comme noble - peut-être à la manière dont les chevaliers du moyen âge méprisaient l'arc, arme « lâche » des roturiers, pour lui préférer la lance et l'épée.

Mais on a aussi des exemples de chasseurs-cueilleurs (ou petits horticulteurs) qui, on ne sait trop pour quelle raison, avaient conservé le propulseur comme arme exclusive (peut-être y avait-il derrière ce choix une dimension identitaire). L'un d'eux, en Amazonie, est documenté d'une manière exceptionnelle. Il s'agit des Tarairiu, un groupe de l'ensemble Tapuya, qui possèdent la particularité d'avoir été les alliés des Hollandais dans ce XVIIe siècle où les puissances coloniales (dont le Portugal, bien sûr, mais aussi la France) tentaient de s'annexer le Brésil. Et parmi ces Hollandais se trouvait un peintre, Albert Eckhout (1610-1666) qui restitua avec un réalisme rare ce qu'il avait vu.

Dans la Danse des Tapuya, reproduite ci-dessus, on voit très distinctement que les hommes ne sont pas armés d'arc, mais de propulseurs. Et dans une autre œuvre (voir ci-contre), Eckhout est tout aussi précis, allant même, chose rarissime, jusqu'à ne pas dissimuler le pénis que ces Indiens, comme bien d'autres, se contentaient de maintenir au moyen d'une cordelette.

Toujours est-il que les témoignages écrits parlent du fait que contrairement aux autres peuples de la région, les Tarairiu :
n'utilisent pas d'arc et de flèches, mais lancent leurs sagaies avec la main (J. Nieufof, 1808-1814, « Voyages and Travels into Brazil. », in John Pinkerton (ed), A General Collection of the Best and Most Interesting Voyages and Travels in All Parts of the World, Vol.14. London: Longmans, p. 878)
Un autre témoin parle de guerriers
extraordinairement grands, forts et bien bâtis. Ces hommes sauvages à la peau sombre et aux longs cheveux bruns vont complètement nus (...) Ils montrent une grande adresse pour lancer sur la cible qu'ils choisissent des sagaies lourdes et tranchantes à l'aide de propulseurs. (Z. Wagner, cité dans Q. Buvelot, 2004, Albert Eckhout: A Dutch Artist in Brazil. The Hague: Royal Cabinet of Paintings Mauritshuis, p. 68)
Le naturaliste Georg Markgraf, qui séjourna quelques années dans la région, décrit pour sa part leurs propulseurs comme :
un morceau de bois creux, semblable à une trompe de guerre coupée en deux sur la moitié de sa longueur. (Piso W., Markgraf G., 1648, Historia Naturalis Brasiliae..., Amsterdam: Elsevier, p. 4)
Un spécimen a d'ailleurs été conservé dans le musée national danois :


Le cas des Tarairu vient donc enrichir le passionnant débat sur les voies par lesquelles l'arc a supplanté le propulseur, en fournissant un contre-exemple a priori intriguant.

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