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Mésaventures andamanaises

Les habitants de l'archipel Andaman, dans le golfe du Bengale, sont un des peuples de « purs » chasseurs-cueilleurs connus en ethnologie, et qui continuent de temps à autre à se manifester dans l'actualité : sur l'une des îles, North Sentinel, vit encore le seul groupe connu de (quelques dizaines de) chasseurs-cueilleurs qui ne soit pas en contact avec le reste du monde, et qui tient à le rester. Un évangéliste qui voulait leur apporter la divine parole en a récemment fait l'amère expérience, et a rejoint son créateur supposé un peu plus tôt qu'il ne s'y attendait.

Quoi qu'il en soit, si la documentation concernant les différentes tribus qui peuplaient le lieu à l'arrivée des Britanniques, et qui comptaient alors plusieurs milliers de membres, n'est pas la plus riche qui soit, on dispose néanmoins de plusieurs textes. Le plus célèbre – mais qui se fonde sur des observations relativement tardives – est le livre que l'anthropologue Albert Radcliffe-Brown leur a consacré en 1922. On dispose aussi d'autres témoignages, remontant à la deuxième moitié du 19e siècle, consignés par les administrateurs coloniaux.

Dans mon Communisme primitif (et dans les conférences données depuis plusieurs années sur le sujet), j'avais utilisé les Andamanais comme un exemple de société de chasse-cueillette dans laquelle régnait un certain équilibre entre les sexes, et où la domination masculine semblait si légère qu'on pouvait même la mettre en doute. Je m'appuyais en particulier sur le témoignage d'Edward Horace Man, fonctionnaire de la Couronne dans les années 1870, qui écrivait par exemple :

[…] L’un des traits les plus frappants de leurs rapports sociaux est l’égalité et l’affection affichées qui s’établissent entre un mari et sa femme ; des observations minutieuses s’étendant sur plusieurs années prouvent non seulement que l’autorité du mari est plus ou moins théorique, mais qu’il n’est pas rare que sa moitié le fasse marcher au doigt et à l’œil : en bref, la considération et le respect avec lesquels les femmes sont traitées pourraient avantageusement servir d’exemple à certaines classes de notre patrie.

S'il était moins explicite sur ce point, Radcliffe-Brown écrivait lui aussi quelques lignes qui ne démentaient en rien ce tableau d'une (quasi-) égalité entre hommes et femmes.

Mais comme en ethnologie, les choses ne peuvent jamais être simples, il a fallu que je tombe récemment sur l'ouvrage de Maurice Portman, un autre administrateur colonial – celui qui a semble-t-il succédé à E. Man –, intitulé A history of our relations with the Andamanese (1899). Ce livre, que je n'avais jamais consulté, dépeint les rapports entre les sexes chez les Andamanais sous un tout autre jour :

[Les femmes] sont considérées comme des êtres inférieurs aux hommes, et les épouses sont quasiment les esclaves de leurs maris, pour qui elles doivent accomplir tout le travail pénible. Elles consentent à cette situation, et restent entre elles dans des groupes de leur propre sexe ; cependant, une fois le fait de leur infériorité reconnu, elles ont beaucoup d'influence et ne sont soumises à aucune restriction. (p. 34)

Que conclure, hormis qu'on ne sait pas à qui se fier ? L'hypothèse qui me paraît la plus plausible est celle d'une réalité intermédiaire (et finalement, assez banale), que les préjugés de Man comme ceux de Portman ont interprété sous deux biais opposés. Ce cas illustre cependant la difficulté qu'il y a à saisir la réalité des rapports sociaux par l'intermédiaire de témoins à l'objectivité rarement insoupçonnable. Précisons toutefois qu'il n'y aurait pas grand sens à tirer de tout cela la conclusion nihiliste que les témoignages ne servent à rien (sans même aller jusqu'à dire carrément que la réalité objective n'existe pas). Dans les affaires policières (ou médicales, n'est-ce pas Gregory House ?), personne ne proposerait de cesser d'écouter les témoins et les malades au motif que « tout le monde ment ». Et si les juges du monde entier savent ne pas prendre les témoignages pour argent comptant, ils savent aussi que ceux-ci sont un élément indispensable dans la recherche – toujours difficile – de la vérité.

11 commentaires:

  1. Remarque, une fois mis de côté les jugements de départ "égalité de l'affection" (je ne suis même pas certain de savoir ce que ça peut recouvrir) et "êtres inférieurs aux hommes". Il n'y a pas franchement de contradiction. Portman a plus ou moins l'air d'attribuer la proximité avec l'esclavage au fait que la femme travail beaucoup - et pas à l'autorité du mari. La remarque finale sur l'influence des femmes de Portman rejoint celle de Man.

    En gros, ça se recoupe assez bien avec ce que tu concluais avant - si ma mémoire est bonne - une (très) relative égalité des rapports d'autorité et de droit au sein de la famille, mais une forte ségrégation sexuelle (notamment dans la répartition des tâches).

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    1. Certes certes. Menfin, tu avoueras quand même que pour caractériser les rapports entre mari et femme, quand l'un parle d'égalité et l'autre de quasi-esclavage, il y a quand même de quoi se gratter un peu l'occiput.

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  2. Pourquoi ne pas prendre le problème sous un autre angle? Mon hypothèse c'est que toutes les sociétés humaines contrôlent leur production (et distribution) et donc aussi leur reproduction. Sur l'île en question, selon sa description, elle est isolée et petite, y-a-t'il par exemple un problème de protection des femmes (donc des reproductrices) contre une quelconque menace extérieure? Sinon, il n'y a pas de raisons de contrôler les femmes.

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    1. La question ici est moins de savoir comment expliquer une réalité que de commencer par se mettre d'accord sur la nature de cette réalité...

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  3. Hello,
    Il y a une autre ethnographie, courte, mais fort intéressante, par Francis Day, un chirurgien militaire qui traînait dans le coin autour de 1870 et un peu avant. L'image qu'il donne est que les femmes bossent, avec une forte DST, mais que les rapports de genre sont assez équilibrés. On y apprend aussi qu'ils ne vont pas sur le territoire du voisin, sinon ça bastonne, et qu'ils font des gros canoës !

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    1. Pour les gros canoës, la preuve par l'image :
      https://en.wikipedia.org/wiki/Andamanese_peoples#/media/File:Group_of_Andaman_Men_and_Women_in_Costume,_Some_Wearing_Body_Paint_And_with_Bows_and_Arrows,_Catching_Turtles_from_Boat_on_Water.jpg

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    2. La légende de l'image m'intrigue. Ils chassent la tortue avec des arcs et des flèches ??

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    3. En effet. Vérification faite, Man parle du « harponnage » des tortues à l'aide de lances, ce qui semble beaucoup plus vraisemblable. En revanche, dans Francis Day, je vois bien des choses sur la division sexuée du travail, mais rien sur les rapports hommes-femmes.

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    4. Ce n'est peut-être pas absurde (le coup des tortues). Il y a bien de la pêche à l'arc chez les Andamanais, avec des flèches-harpons. Mais je ne sais pas si le "gibier" inclut les tortues - il faudrait vérifier chez Radcliffe-Brown qui, de mémoire, dit beaucoup de choses sur les techniques (mais je ne l'ai pas sous la main...)

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    5. Radcliffe-Brown évoque à plusieurs reprises le « harponnage » des tortues. Et il y a ce passage plus précis (p. 116) : « There is only one way in which a turtle may be killed. It must be laid on its back with its head pointing towards the open sea, and a skewer of wood is then thrust through the eye-socket into the brain. The natives say that if a turtle were killed in any other way than this, the meat would be " bad," i.e., uneatable. »

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    6. Ah oui, je viens de regarder (trouvé en ligne entretemps), p. 441 il y a une description précise du harponnage - utilisé pour les gros trucs : dugong, tortue, etc - qui est bien avec une longue hampe lancée à la main. Donc sur la photo les archers sont bien en train de pêcher, mais pas la tortue...

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