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Un débat avec Jürg Helbling : 1. Richesse, sédentarité et guerre

Il y a quelques semaines, suite à la publication dans Antiquity d'une critique de mon livre sur la justice et la guerre aborigène signée de mon collègue Jürg Helbling (université de Lucerne), j'avais rédigé une réponse sur ce blog (en recopiant et en traduisant l'original). Je suis très heureux que Jürg n'en reste pas là et souhaite poursuivre ces échanges, qui nous permettront sans doute de mieux nous comprendre et – c'est en tout cas ce qu'il faut souhaiter – de nous convaincre. Sa réplique s'annonce en deux temps ; en voici le premier, qui traite de la question de la richesse et de son articulation à la question de la guerre. Ce texte est d'autant plus stimulant qu'il pense trouver dans mes propres données des éléments qui invalident mes choix théoriques. Ses arguments ne me semblant cependant pas recevables, je le fais suivre de ma propre réponse...

Jürg Helbling (26/12/2021)

L'excellent livre Justice and Warfare in Aboriginal Australia (2020, Lexington Books) de Christophe Darmangeat appelle une discussion plus détaillée que ce qu'autorise un compte rendu de lecture (cf. Antiquity, octobre 2021). Je me concentrerai sur deux sujets majeurs sur lesquels nos avis divergent : la sédentarité et la richesse ainsi que la guerre et le feud (j'aborderai ce second sujet dans texte ultérieur).

Selon Darmangeat, il n'existe en Australie aborigène que des sociétés de chasseurs-cueilleurs « sans richesse », que les recherches futures devraient comparer aux sociétés de chasseurs-cueilleurs « avec richesse », y compris – et en particulier – pour ce qui concerne la guerre. Darmangeat émet l'hypothèse suivante : dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs « sans richesse », les formes de conflits collectifs violents varient, mais sont toujours menées pour les femmes et par vengeance. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs « riches », par contre, les guerres sont surtout menées pour des raisons économiques (comme le pillage), que ces sociétés vivent de la chasse, de la pêche ou de l'agriculture (221). Je dois avouer que je ne suis pas très enthousiaste à l'égard du concept de richesse, que je considère comme un terme beaucoup trop général et, par conséquent, d'une valeur analytique limitée. Cependant, la vérification de cette hypothèse n'est de toute façon pas le sujet du livre, car selon Darmangeat, toutes les sociétés australiennes sont dépourvues de richesse.

La première trace archéologique de la guerre est Jebel Sahaba, un site mésolithique (ou respectivement épipaléolithique) sur le Haut-Nil vers 12 000 BP (210). Darmangeat établit un parallèle avec les groupes aborigènes de la rivière Murray, avec un nomadisme réduit et des cimetières (211). Je suis d'accord avec Darmangeat pour dire que les cimetières ne définissent pas à eux seuls un type de société et que les informations archéologiques sur l'organisation sociale de Jebel Sahaba sont limitées. Nous ne savons pas non plus s'il s'agissait d'une société « à richesses » ou non. Ce que nous savons, en revanche, c'est qu'une population plus ou moins sédentaire de pêcheurs-chasseurs-cueilleurs (sF&H&G) vivait à Jebel Sahaba. En outre, on admet généralement que les nombreux squelettes présentant des traces de violence sont des indications claires de la présence de la guerre (Ferguson 2013).

Contrairement à Darmangeat, je pense que la comparaison de Jebel Sahaba avec les sociétés du fleuve Murray est pertinente (même s'il convient toujours de distinguer différents degrés de sédentarité). Dans les deux cas, la pêche statique, la mobilité limitée (semi-sédentarité), des territoires plus réduits, une densité de population plus élevée, des habitations et des établissements plus permanents (Pardoe 2014, Lourandos 1997, également Darmangeat chap. 1) marquent la différence avec les petits groupes mobiles de chasseurs-cueilleurs (mH&G). De tels sites « mésolithiques » (comme je les appellerai provisoirement) avec des zones de pêche fixes – impliquant souvent des investissements considérables dans les infrastructures correspondantes – sont susceptibles de se situer le long de tous les grands fleuves, lacs et côtes de l'Australie. Ainsi, c'est la sédentarité, et non la « richesse », qui distingue ici deux types de sociétés - mH&G et sF&H&G.

On peut également observer que la sédentarité marque une différence cruciale entre sF&H&G et mH&G en examinant la répartition géographique des guerres chez les Aborigènes australiens. La cartographie des conflits violents en Australie aborigène (cf. la carte de la base de données N = 215, ou 119 respectivement) montre que les guerres ont principalement eu lieu dans les régions « mésolithiques » du sud-est, du sud-ouest, de la Terre d'Arnhem et du Cap York (109 cas sur 119) ; dans ces régions, la guerre était « une des modalités normales de gestion des relations sociales » (222). Dans la région désertique, en revanche, peuplée de groupes mobiles de chasseurs-cueilleurs, seules ont été menées des actions de vengeance, mais pas (ou presque pas) de guerres, comme le note Darmangeat lui-même (139). Au sein de ces sociétés, seules 10 (dont celle des Irbmangkara) sur un total de 119 cas de conflits violents sont rapportés. Si ce rapport de 10 à 109 n'est pas purement fortuit, mais représentatif – et je le considère comme plausible – alors la guerre est corrélée à la sédentarité des pêcheurs-chasseurs-cueilleurs (sF&H&G), tandis que la mobilité des groupes de chasseurs-cueilleurs (mH&G) covarie avec des relations intergroupes (largement) pacifiques.

Même s'il est difficile de caractériser les guerres en fonction de leurs motifs, on constate là aussi une corrélation (cf. le tableau de la base de données, N = 119). Sur les quelque 10 guerres qui ont eu lieu dans la région désertique, environ 40 % ont été menées pour des « fautes rituelles » et 30 % par vengeance, tandis que parmi les groupes « mésolithiques », environ 65 % des guerres ont été menées au sujet des femmes et 30 % par vengeance. Même en ce qui concerne les motifs de guerre, il semble que la sédentarité, et non la « richesse », distingue les deux types de société.

Il est plausible que la sédentarité permette d'accumuler des « richesses" afin de payer le « prix de la fiancée » et les compensations, comme le soutient Testart (2005). Cependant, cette possibilité n'explique pas si la richesse est effectivement accumulée et pourquoi. Je pense que la sédentarité est un facteur plus fondamental et décisif que la « richesse », car c'est la dépendance des groupes locaux à l'égard des ressources concentrées localement qui, en l'absence d'un pouvoir central tel qu'un État, rend la guerre inévitable. Tandis que les petits groupes de MH&G, en raison de leurs très faibles densités de population, interagissent moins fréquemment entre eux et peuvent, grâce à leur mobilité, éviter d'éventuels conflits entre groupes sans coûts d'opportunité, les groupes semi-sédentaires de F&H&G ne peuvent éviter les conflits armés et les guerres avec les groupes voisins sans coûts d'opportunité élevés, en raison de leur dépendance à l'égard de ressources localement concentrées (zones de pêche et infrastructures sur les rivières, les lacs et les côtes ou arbres fruitiers) et de leurs densités de population plus élevées (Helbling 1999, 2006). De plus, c'est la guerre, ou le besoin qui en découle pour chaque village de recruter des alliés qui nécessite la production et l'échange de cadeaux (l'accumulation de « richesse »), et – comme nous pouvons le supposer – explique également la concurrence de statut via l'échange de cadeaux ainsi que les hiérarchies de statut.

Ainsi, pour conclure : la sédentarité marque la différence cruciale entre deux types de sociétés en Australie précoloniale : entre les petits groupes mobiles de chasseurs-cueilleurs (mH&G) et les groupes semi-sédentaires, « mésolithiques », de pêcheurs stationnaires, pratiquant en plus la chasse et la cueillette (sF&H&G). Le concept de richesse ne permet pas de voir cette différence qui peut pourtant être clairement démontrée sur la base des données fournies par Darmangeat.

Ma réponse

Comme souvent en sciences, c'est en discutant qu'on se rend compte qu'il existe des désaccords dont parfois, ni l'un ni l'autre des interlocuteurs n'avaient conscience au départ. Je remercie en tout cas sincèrement Jürg pour l'attention qu'il porte à mon travail ; je ne sais pas si nous parviendrons à nous convaincre, mais en tout cas, son texte m'a obligé à me replonger dans mes données... et à découvrir que j'étais passé à côté d'une idée pourtant fort intéressante – teaser : se reporter à la dernière partie de ce billet pour en savoir davantage.

Si je traduis bien son propos, mon erreur principale concernant les guerres aborigènes aurait été de ne considérer que la variable de la richesse, en l'écartant comme non pertinente (puisque l'ensemble des sociétés australiennes en étaient dépourvues) au lieu de considérer la sédentarité qui, elle, révèle un clivage dans la fréquence des guerres et la nature de leurs buts.

Cette idée se heurte à mon avis à plusieurs objections.

Pour commencer, la chaîne causale proposée par Jürg Helbling est que de nombreux groupes autraliens étaient « mésolithiques », donc sédentaires, et que cette sédentarité entraînaît une compétition accrue autour des ressources et une défense plus acharnée du territoire. Or, ce n'est absolument pas ce que disent les données australiennes dont les motifs liés aux territoires ou aux ressources sont au contraire absents ou quasi-absents (je rappelle que parmi les trois conflits recensés dans ma base comme territoriaux, il est probable que la violation des frontières ait le plus souvent été le moyen de déclarer la guerre et non son but). Il faudrait donc en conclure soit que la sédentarité est capable de susciter une recrudescence de guerres autour d'autres motifs (ceux qui ont réellement été observés) – mais alors, par quelles voies ? –, soit que la sédentarité n'est pas pour grand chose dans toute cette affaire... si toutefois affaire il y a.

Car ce n'est en effet pas le seul point sur lequel cette thèse tente de plier par force les faits à un schéma inadapté. Jürg Helbling distingue deux grands ensembles, formés respectivement par les tribus des déserts et par ces fameuses tribus « mésolithiques » censées occuper un vaste périmètre septentrional et oriental. Dans le premier, les guerres auraient été plus rares, et les objectifs religieux y seraient surreprésentés. Dans les secondes, elles auraient été plus fréquentes et auraient obéi à d'autres motivations.

Je ne sais pas dans quelle mesure mes données permettent de se hasarder à des statistiques fiables ; mais il est certain qu'il n'y a guère de sens à raisonner en valeurs absolues : si l'on veut mettre en évidence une recrudescence des guerres, il faut rapporter les événements aux effectifs des populations concernées. Or, comme le montre la carte ci-dessous (s'il en était besoin), les densités de populations étaient bien moindres dans les déserts que dans les zones plus favorisées. Il n'est donc pas étonnant qu'on y noté moins d'épisodes guerriers ; mais en termes relatifs, la différence entre les deux types de zones n'est pas du tout évidente.

Une représentation des densités de population lors du contact, tirée du Macquarie Atlas.
Cette carte correspond globalement à celle des conflits collectifs tirée de ma base de données

Quant à la surreprésentation du motif religieux, on voit mal ce qu'il aurait à voir avec la sédentarité. Là encore, la question se pose du degré de signification d'un échantillon aussi restreint. Toutefois, il me semble que l'explication la plus simple est aussi la meilleure : les tribus du désert étaient réputées pour le poids qu'elles accordaient à la religion et la rigueur avec laquelle elle était considérée – un anthropologue dont je ne parviens malheureusement pas à retrouver le nom les qualifiait de « fondamentalistes ». Cette particularité culturelle, qui n'a a priori aucun lien évident avec les conditions techniques ou environnementales, suffit à rendre compte de l'occurrence inhabituelle de guerres menées au motif (ou au prétexte) de l'accomplissement fautif d'une cérémonie.

Enfin, mais c'est un point essentiel, il est très problématique de regrouper comme le propose Jürg Helbling l'ensemble des tribus des zones non désertiques de l'Asutralie pour les qualifier collectivement de sédentaires ou de mésolithiques. Cette seconde catégorie, forgée sur la périodisation de la préhistoire européenne, s'applique fort mal à l'Australie ou l'on ignorait l'arc, où le chien n'était qu'à demi-domestique mais où, dans certaines régions, on polissait la pierre depuis des millénaires. Quant à la sédentarité, outre le fait qu'il s'agit d'une notion très difficile à formaliser (il en existe une infinité de modalités différentes), à combien de peuples australiens pouvait-elle s'appliquer ? Hormis quelques tribus du sud-est, qui possédaient des habitations permanentes (mais qui ne les occupaient que de manière saisonnière), les Aborigènes ne construisaient partout ailleurs que des abris précaires, se déplaçant au sein du territoire tribal en fonction des ressources disponibles... ou, sur les rivages, lorsque les détritus commençaient à devenir trop nauséabonds.

Je maintiens donc que du point de vue des structures sociales et des buts de guerre, le monde australien était relativement homogène. Ce monde se caractérisait avant tout par l'absence de richesses, et donc de tout objectif militaire qui leur auraient été liées. Quel que soit le degré de sédentarisation des populations, les guerres sont avant tout des vengeances qui s'enveniment, et seulement marginalement des conflits sur les ressources, quelles qu'elles soient. En réalité, la seule fracture palpable est celle qui oppose les zones qui connaissent la guerre et celles qui l'ignorent. Bien qu'il soit difficile d'en cerner les facteurs, cette opposition est manifestement liée aux structures de parenté, qui favorisent ou qui empêchent la formation de groupes masculins solidaires, et non au degré de mobilité ou de densité (cf. le cas des Tiwi).

Last but not least : retour sur les buts de guerre

Ainsi que je l'écrivais un peu plus haut, cette discussion m'a fourni l'occasion de revenir sur mes données avec un oeil un peu neuf, et de m'apercevoir que j'étais passé à côté d'une remarque essentielle. Je fournis en effet à la page 102 de mon livre (édition française) une décomposition des raisons alléguées des conflits collectifs. Ceux-ci sont motivés, à une écrasante majorité, par des disputes concernant les droits sur les femmes, et subsidiairement par des questions de vengeance. Dans le livre, j'ajoutais qu'étant donné le nombre relativement restreint d'événements, une décomposition supplémentaire n'avait guère de sens. Or, à y bien regarder, ce n'est pas si sûr. Voici donc un tableau récapitulant les conflits dont on connaît les motivations, en fonction de leur gravité :

Motif0 tués1-2 tués3-9 tués10+ tuésTotal
Prise de graisse rénale11
Faute rituelle33
Territoire33
Utilisation illégale de ressources235
Vengeance957930
Vengeance suite à conflit sur les femmes22127
Droits sur les femmes191516454
Autres213
Total34232524106

Même s'il ne faut pas surinterpréter les chiffres, il me semble qu'une tendance assez nette se dégage : avec 54 évenements sur 106, les conflits sur les femmes représentent d'assez loin le plus fort contingent de ces procédures collectives. Pourtant, seuls 4 d'entre eux sont responsables de batailles relevant de la catégorie la plus létale. En revanche, parmi les conflits motivés par la vengeance, 9 sur 30 (ou 11 sur 37, selon la définition retenue) ont abouti à de telles conséquences.

Il faut de surcroît insister sur le cas du nord-est de la Terre d'Arnhem, bien documenté par L. Warner, où les batailles les plus sévères avaient lieu entre clans de la même tribu et de la même moitié – cette région concentre à elle seule 3 des 4 cas de batailles létales au sujet des femmes. Il s'agit sans aucun doute d'une configuration très spécifique, liée au système local de parenté. Partout ailleurs, les guerres interviennent entre groupes socialement distants, et non entre groupes socialement proches. Si l'on prend cette exception en compte, l'image devient encore plus nette : les conflits au sujet des femmes représentent une écrasante majorité des causes de procédures judiciaires collectives, mais hormis donc dans le cas très spécifique des Murngin, ces conflits ne dégénèrent qu'exceptionnellement en guerres. Celles-ci interviennent avant tout pour des raisons de vengeance.

Il y a au fond quelque chose de très logique dans ce constat : on se marie dans une certaine proximité sociale ; les gens avec qui on peut entrer en conflit à ce sujet sont donc a priori ceux avec lesquels il existe des formes régulées de résolution de ces conflits. La vengeance, elle, est beaucoup plus facilement susceptible d'intervenir entre unités sociales distantes, c'est-à-dire potentiellement hostiles, et donc de prendre la forme d'une authentique guerre.

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