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Une recension de « Justice et guerre en Australie aborigène » par Jean-Loïc Le Quellec

Publiée sur le site de l'AFIS (Association Française pour l'Information Scientifique) :

Le titre de ce livre évoque un traité d’ethnologie très spécialisé, mais il convient de ne pas se laisser tromper par cette première impression car son auteur s’intéresse à une question bien plus large : l’origine de la violence collective et de la guerre. Celles-ci ont-elles été toujours présentes, dès les premières sociétés humaines ? Sont-elles universelles et imputables à des fondements génétiques ? Ou bien sont-elles apparues à une certaine époque, en certains lieux, et alors, quand et pourquoi ? Ces interrogations nous concernent, car elles laissent paraître en filigrane une question d’importance : est-il possible d’en finir avec la guerre ?

Deux camps s’opposent chez les préhistoriens : les « faucons » supposent l’existence d’une nature guerrière profonde des humains, et les « colombes » estiment que violence et guerre seraient contingentes, étant apparues tardivement dans l’histoire de l’humanité, par suite de l’accumulation des richesses.

Christophe Darmangeat intervient dans cette discussion en renouant avec l’« armchair anthropology », celle que l’on pratique depuis chez soi, car son « terrain » est celui des récits de témoins d’interactions violentes chez les Aborigènes d’Australie, témoignages éparpillés dans les bibliothèques et qu’il a patiemment réunis pour en faire une précieuse base de données. Après avoir défini la richesse comme « un ensemble de biens pouvant être convertis en d’autres biens », il démontre qu’elle est quasiment absente des motifs de conflits chez les Aborigènes, où la première cause de violence est liée au droit sur les femmes (60 %), bien avant la vengeance contre une action de sorcellerie (28 %), la violation de territoire restant un mobile très rare – ce qui n’implique pas que les femmes soient considérées comme des « biens ».

Il apparaît ainsi que des conflits collectifs qu’on peut légitimement désigner comme des guerres existent bien chez les Aborigènes, mais que les raisons usuellement données par les préhistoriens pour expliquer la guerre primitive y sont totalement absentes. L’exemple australien ne nous dit certes pas ce qu’il en était au Paléolithique, mais il nous montre que, chez les chasseurs-cueilleurs mobiles, la guerre peut fort bien exister dans un environnement favorable et pour d’autres raisons qu’économiques au sens large. Les argumentations liant l’apparition de la guerre à l’accumulation des richesses ou à une pression environnementale réduisant l’accès aux ressources ne sont donc nullement contraignantes. Dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs sans richesses où la guerre a pu être étudiée, elle est « sociale » et se ramène « invariablement à la double question de la vengeance et de droits sur les femmes ». C’est le cas des Aborigènes d’Australie, mais c’est vrai aussi chez les Inuit, les San (Afrique du Sud), les Hadza (Afrique de l’Est) et chez les cultivateurs d’Amazonie non différenciés par la richesse. Ce livre exemplaire appelle donc à poursuivre l’enquête en direction d’autres sociétés, à la recherche d’éventuels invariants.

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