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Un feud brouillard

Atninga (groupe de vengeurs).
Australie centrale, 1901.
J'ai récemment relu l'introduction du livre de Leopold Pospisil, Anthropology of Law qui, en plus d'être un grand classique de l'anthropologie du droit (comme son nom l'indique) est sans doute l'ouvrage à la typographie la plus épouvantable qui ait jamais été imprimé. Quoi qu'il en soit, surmontant à grand peine ma répulsion devant le texte non justifié et la police de caractères microscopique, je me suis attelé à clarifier en quoi les raisonnements de l'auteur, et la classification à laquelle elle elle aboutit, me paraissent discutables. Ce faisant, j'ai aussi mis le doigt sur un problème dont je pensais avoir fait le tour, avec l'aide indispensable de Bruno Boulestin : celui de la définition du feud.
Mais une chose après l'autre.

1. Critique de la classification de L. Pospisil

Pospisil tente d'inventorier les actes de violence et de les classifier, en particulier du point de vue du droit. Son premier mérite est de reconnaître sans réserves que toute société, fut-elle la plus dépourvue d'institutions juridiques spécifiques, est régie par le droit. Et, par conséquent, qu'il faut éviter de limiter la conception du droit à celle qui est typique de nos propres rapports sociaux. Pospisil intègre donc logiquement dans le droit diverses formes de rétorsion infligées par la partie lésée à la partie coupable, en particulier ce que j'ai appelé dans les assassinats de compensation (exprimés crûment dans la fameuse loi du Talion, « œil pour œil, dent pour dent ».
L'application de divers critères amène à la classification suivante, que je reproduis avant de la commenter (et de la critiquer) :
Il y a bien des problèmes avec cette proposition ; je n'en relèverai que quelques-uns, car mon objectif n'est pas de la discuter en détail.
  1. Plusieurs appellations sont marquées par des incohérences. Le « crime », par exemple, est distingué de la vengeance personnelle (dans l'original : personal self-redress). Pourtant, une telle vengeance constitue bel et bien un crime (c'est-à-dire un homicide volontaire). Pire, d'après le schéma, seule l'action légitime menée par un groupe est censée relever du droit, alors que selon l'analyse de Pospisil lui-même, la vengeance personnelle interne, par exemple, en tant qu'action légitime, relève pleinement du droit.
  2. Cette classification laisse de côté diverses situations. L'exemple le plus frappant est sans doute celui du crime (crapuleux) commis vis-à-vis d'un groupe extérieur, qui n'apparaît nulle part. Or, si on fait figurer cette éventualité dans la représentation, la conclusion s'impose : le critère qui occupe la place la plus fondamentale dans l'arbre construit par Pospisil (l'acte est-il dirigée contre son propre groupe ou vers l'extérieur), s'avère sans pertinence pour la forme la plus banale de la violence.
  3. Ce même critère pose un problème opératoire redoutable. Dans un monde divisé en États, il est très facile (sauf exception) de déterminer si un individu est le ressortissant d'un État ou d'un autre. Dans un monde duquel l'État est absent, c'est l'inverse : déterminer quels sont les groupes de référence pour savoir si une violence est interne ou externe relève souvent de l'arbitraire. Pospisil lui-même a bien du mal à dissimuler son embarras à propos du feud, qui doit être en quelque sorte à la fois interne et externe. Externe, parce que les groupes aux prises doivent être par définition différents, interne, parce que le feud, dans le même temps, « survient à l'intérieur d'une unité plus large, et organisée politiquement ». Comment se dépêtrer d'une telle contradiction ? Au demeurant, il est significatif que pour bien des auteurs, la seconde caractéristique prime sur la première, et que le feud soit au contraire considéré comme un phénomène avant tout interne à une société donnée.
  4. Le critère du « rapport à l'autorité » sème bien davantage la confusion qu'il n'éclaire les choses. L'autorité en question ne peut être que celle qui décide de l'acte, et non celle qui le subit (puisque la guerre est dite « autorisée »). Mais alors, on ne voit guère pourquoi la vengeance personnelle, qu'elle soit interne, externe, ou qu'elle évolue en feud, serait « non autorisée » : dans la plupart des sociétés où le phénomène existe, le fait qu'un sous-groupe lésé se fasse justice lui-même est non seulement permis, mais c'est même l'expression du fonctionnement normal de la justice : l'exercice des représailles est même considéré par tous comme une obligation.

2. Feud et responsabilité collective

Leopold Pospisil (1923-)
J'en arrive maintenant plus spécifiquement à la question du feud. Traditionnellement, c'est sa démarcation avec la guerre qui a soulevé les problèmes les plus criants. Et, dans mes travaux sur l'Australie aborigène, c'est sur cet aspect que je me suis moi aussi concentré, en m'appuyant pour beaucoup sur les réflexions et la solution de B. Boulestin. Pourtant, il m'est récemment apparu que la délimitation du feud pose un autre problème, que je n'avais jusque là pas réalisé.
Revenons pour commencer à Pospisil. Une première difficulté est que la définition qui ressort de son schéma ne coïncide pas vraiment avec celle qu'il fournit sous forme littéraire dans le cours de son exposé. Selon le schéma, il s'agit en effet d'un acte de violence 1) inter-groupe, 2) non autorisé, et 3) prolongé. Or, dans le texte lui-même, Pospisil écrit :
L'essence du feud consiste en a) une série (au moins trois instances) d'actes de violence, impliquant généralement des meurtres, commis par b) les membres de deux groupes reliés l'un à l'autre par des dispositions politiques-structurelles communes (impliquant souvent une autorité politique supérieure) et c) agissant sur la base d'une solidarité de groupe (un devoir commun de vengeance et une responsabilité communes). » (p. 9 – les lettres sériant les points sont de mon fait)
Cette définition littéraire comporte donc trois éléments. Le premier correspond au critère 3 du schéma. Le point b), malgré toute l'obscurité qui le caractérise, correspond au point 1 du schéma. Le point c), en revanche, ne se retrouve nulle part dans le schéma – pas plus que le critère 2 du schéma (« non autorisé ») ne se retrouve dans la définition. Je n'insiste pas davantage sur les difficultés et les problèmes de cohérence dans les différentes approches proposées par cet auteur ; mon souci ici est de commenter cette idée de la « solidarité de groupe », et sa place dans la définition du feud.
Si, en effet, l'exercice de la justice, dans les sociétés dépourvues d'État, peut facilement conduire à une série de représailles, c'est en raison de la manière même dont les sanctions sont décidées et appliquées. Il y a deux grands cas de figure.
Dans le premier, la faute est considérée comme portant tort à l'ensemble de la communauté. C'est alors celle-ci qui décide (d'une manière ou d'une autre) de la sanction, qui peut éventuellement aller jusqu'à la peine de mort. Significativement, il n'est alors pas rare que ce soient les parents du coupable eux-mêmes qui soient chargés de l'exécution : c'est une manière d'empêcher que ceux-ci remettent en cause la décision et soient ensuite tentés d'exercer leur vengeance sur les bourreaux.
Le second cas de figure est celui d'une justice, en quelque sorte, privée : un sous-groupe (pouvant être aussi restreint qu'une famille), estimant qu'il a été victime d'un tort, inflige un tort équivalent au coupable. Typiquement, un meurtre est vengé par la mise à mort du coupable. Il faut insister sur le fait qu'il est alors tout à fait impropre de parler de « peine de mort » : à la différence du cas précédent il ne s'agit pas d'une peine, qui serait infligée au nom de la collectivité. C'est une compensation, à la manière de nos modernes dommages et intérêts, prélevés directement par le groupe de la victime sur le groupe du coupable. Je le répète : dans les sociétés sans État, une telle action est non seulement possible, mais elle est considérée comme un devoir moral. Le groupe ou l'individu trop faible ou trop pusillanime, qui renoncerait trop aisément à exercer la vengeance signifierait par là-même aux autres qu'il est à leur merci.
En cas de meurtre, il ne tient donc qu'à la partie lésée de décider de la réponse. Elle peut éventuellement renoncer à se venger. Elle peut aussi choisir de ne le faire que de manière virtuelle, par la sorcellerie (quel que soit le degré de croyance à la sorcellerie dans ces sociétés, on sait néanmoins parfaitement qu'il est beaucoup moins risqué d'envoyer un sort que d'aller combattre physiquement certains malabars qui sèment la terreur). Elle peut donc, également, exercer son droit de vengeance. Les choses peuvent alors en rester là : le second groupe peut estimer que le premier meurtre étant illégitime, la réplique, elle, est justifiée. L'équilibre étant rétabli, la querelle est vidée. Si, au contraire, le premier meurtre est considéré comme légitime (ne serait-ce que parce qu'il est considéré comme faisant écho à un meurtre plus ancien), alors la vengeance est illégitime ; il faut alors déclencher la vengeance de cette vengeance – et l'on entre alors dans la série de représailles qui marque le feud.
On en arrive au point délicat ; la possibilité d'une série de représailles (qui contestent donc la légitimité des actes judiciaires qui précédent) est indépendante du critère c) de Pospisil, à savoir l'existence d'un « devoir commun de vengeance » et surtout d'une « responsabilité commune ». Il y a a en effet deux cas de figure qui doivent être distingués :
  • soit une vengeance (ou une série de vengeances) vise exclusivement le coupable, à titre personnel.
  • soit elle vise n'importe quel individu du même groupe que le coupable, parce que la société considère que cette appartenance commune à un groupe établit cette fameuse « responsabilité commune » (à la manière dont chez nous, en cas de responsabilité commune, la justice peut saisir les biens de quelqu'un pour payer les dettes contractées par quelqu'un d'autre).
Ce qui change entre les deux éventualités, c'est ce que j'ai appelé à propos de l'Australie la désignation de la procédure judiciaire. Dans le premier cas, elle est personnelle : elle vise le coupable. Dans le second, elle est collective, de type synecdochique : on s'en prend à la partie (un individu, peu importe lequel), pour sanctionner un tout (le groupe).
Autrement dit, la question que pose le point c) de Pospisil est : un feud est-il nécessairement à désignation synecdochique ? Cela revient à demander si une série de représailles qui vise exclusivement et personnellement les coupables de chaque meurtre constitue ou non un feud. La question m'est apparue à propos du monde inuit, sur lequel je lis en ce moment : si l'on excepte la région particulière de l'Alaska, les séries de meurtres et de contre-meurtres semblent être restées strictement personnelles (d'une manière générale, les Inuits se caractérisent par l'absence de structures collectives, notamment bâties sur la parenté). Pour apporter une nuance, il existe certes toujours un élément synecdochique minimal, qui est qu'à défaut de tuer un meurtrier, on peut éventuellement s'en prendre à un parent proche. Mais cette nuance d'efface pas la vraie différence qu'il y a entre une société structurée en groupes collectivement responsables vis-à-vis des meurtres, et une société où de tels groupes sont absents.

En conclusion

Il n'y a donc que deux solutions au problème. Soit on réserve, comme le fait Pospisil dans sa définition, le terme de feud à la présence d'une désignation synecdochique – mais alors, il faut trouver un terme pour qualifier spécifiquement une série de vengeances à désignation personnelle. Soit, comme j'aurais tendance à le préférer, il faut écarter le mode de désignation de la définition du feud, pour ne conserver que l'idée d'un état d'hostilité qui prévaut certes entre groupes sociaux et qui conduit à des représailles vindicatives visant à équilibrer les pertes, mais dont le mode d'exercice peut connaître deux variantes nettement différentes, selon le type de désignation.

3 commentaires:

  1. Hello,

    Point de détail intéressant, mais pour moi il ne fait aucun doute que c'est la deuxième solution qui est la bonne : il n'y a aucune raison de ne pas appeler feud le cas où la cible de la vengeance est spécifiquement désignée (en général il s'agit de l'auteur du premier meurtre). Je cite par exemple le cas des Comanche (p. 46), et Hoebel (qui lui aussi en connaît un rayon sur le droit) n'a aucun scrupule à parler de feud dans ce cas. Par contre, oui, il y a bien les deux variantes. Mais je ne sais pas trop si c'est une distinction qui peut déboucher sur quelque chose. La seule différence apparente, c'est que la forme où le contre-meurtre vise obligatoirement l'auteur du premier meurtre est en général limitée. À garder en mémoire pour voir ce que l'on peut en faire...

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    1. On est bien d'accord : contrairement à ce que plusieurs auteurs soutiennent, la désignation synecdochique ne doit pas être tenue pour une condition nécessaire du feud (du coup, je me demande si je n'aurais pas dû écrire un peu autrement quelques lignes de mon bouquin... tant pis, c'est trop tard !). Spontanément, j'aurais tendance à dire que la différence entre les deux variantes de feud, et elle est d'une certaine importance, c'est que seule celle à désignation synecdochique peut dégénérer en guerre, parce qu'elle seule se situe sur un véritable plan d'affrontement de groupe à groupe. Qu'en dis-tu ?

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  2. Je ne te dis pas le nombre de choses que j'écrirais autrement maintenant (et pas forcément de très anciennes) ! Je ne suis pas totalement certain que la désignation individuelle ne puisse pas parfois dégénérer en guerre, mais c'est très certainement un mécanisme limitatif.

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