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De la guerre chez les Eskimo : Alliance and conflict. The world system of the Iñupiaq Eskimo (Ernest S. Burch)

Pour qui s'intéresse à la question de la guerre primitive, la monographie publiée il y a une quinzaine d'années par Ernst Burch présente un intérêt de tout premier ordre, et l'on ne peut que déplorer le peu d'écho qu'elle a rencontré, en tout cas en France. Le peuple étudié est celui des Inupiaq, Eskimos de l'ouest de l'Alaska, et plus précisément la région connue aujourd'hui sous l'acronyme de NANA (d'après Northwest Arctic Native Association), qui correspond peu ou prou à ce qu'on a parfois appelé les Malimiut. Les données recueillies couvrent la première moitié du XIXe siècle – si le début de la période correspond en gros à la limite au-delà de laquelle les données font défaut, la seconde correspond à l'irruption occidentale dans la région, qui en bouleversera tous les équilibres.
Le livre s'organise en trois parties. La première, courte, présente les structures sociales, sous l'angle particulier des divisions « nationales » au sein de l'ensemble Inupiaq ; ceux-ci étaient en effet divisés en dix groupes nommés de quelques centaines de membres, occupant chacun un territoire défini et marqués par un fort sentiment identitaire. La deuxième partie, qui forme sans aucun doute le cœur de l'ouvrage, étudie les manifestations d'hostilité qui survenaient entre ces « nations ». La troisième traite à l'inverse des circonstances à l'occasion desquelles des relations pacifiques étaient instaurées ou rétablies.
Les Inupiaq étaient à cette époque de purs chasseurs-cueilleurs, qui ignoraient tout de l'agriculture et de la domestication animale hormis, bien sûr, celle du chien. Leurs voisins, la plupart non eskimos (Yupiq, Koyukon, Gwich’in) en étaient aussi. Quant aux Occidentaux, en l'occurrence Russes, leur progression en Sibérie avait été bloquée par la farouche résistance des Tchouktches. Burch peut ainsi aisément écarter la possibilité que les faits recueillis doivent quoi que ce soit à l'influence extérieure – une théorie, au demeurant, jamais réellement soutenue à propos de cette région.
Les récits d'affrontements et de massacres qui forment sa matière première sont bel et bien significatives des relations sociales traditionnelles de ces chasseurs-cueilleurs. Or, si ces récits ne sont pas suffisamment nombreux pour se livrer à de véritables statistiques, ils forment une base de données (fournie en annexe) tout à fait suffisante pour raisonner sur les formes et les ressorts sociaux de ces conflits collectifs. Sur un plan strictement quantitatif, les chiffres ne sont pas très précis, mais plusieurs épisodes procèdent de massacres systématiques. Les hameaux rassemblent des effectifs limités (dans la région, le plus gros village d'hiver ne compte que 200 individus). Mais les opérations militaires ont pour but (qu'elles atteignent parfois) d'exterminer la presque totalité de ces unités résidentielles. Et d'une manière plus générale, la fréquence de ce type d'événements étaient telle que « au début du XIXe siècle, dans le nord-ouest de l'Alaska, les gens se comportaient en étant guidés par la conviction qu'ils pouvaient être attaqués à tout moment » (p. 74)
Carte de la région NANA

Caractères de la guerre iñupiaq

Il est impossible de restituer en quelques paragraphes l'ensemble des éléments que rassemble la très riche enquête de Burch. En voici les principaux.
Deux tchouktches en armure.
Leur équipement était très voisin
de celui des Iñupiaq.
  1. Il existait une très nette démarcation dans la manière dont l'usage de la violence était considéré, selon qu'il s'appliquait au sein d'une « nation », ou vis-à-vis de l'extérieur. « Tuer l'un de ses propres compatriotes était un meurtre (ifiuaq-), tandis que tuer un étranger (ruqut-) n'était conceptuellement guère différent de tuer un moustique. Celui qui appartenait à une autre nation pouvait être mis à mort simplement parce qu'il était étranger, même si d'autres facteurs rentraient souvent en ligne de compte ». (p. 20). Selon un autre observateur cité par Burch, un des principes fondamentaux de la vie inupiaq voulait que quiconque avec qui l'on ne se situe pas dans une relation sociale positive est un ennemi. (p. 54)
  2. Chaque groupe était pénétré d'un sentiment de supériorité sur les autres. « Les membres de chaque nation pensaient que leur pays valait mieux que celui de leurs voisins, et ils se pensaient eux-mêmes plus intelligents, plus forts, plus rapides,d'un aspect plus agréable, et étaient convaincus d'être de meilleurs chasseurs, de meilleurs danseurs, de meilleurs conteurs et de meilleurs amants. » (p. 22)
  3. Tout grief à l'égard d'un individu d'une autre nation pouvait légitimement donner lieu à un rétorsion frappant n'importe quel membre de cette nation – on reconnait là la base du feud, qui constituait donc l'option par défaut dans les différends internationaux. Burch précise que « dans le pire des cas, un homicide international précipitait une guerre qui, en principe, impliquait l'ensemble des membres des deux nations concernées. » (p. 20)
  4. Sans exclure formellement la possibilité que certains conflits aient pu avoir comme motif la conquête territoriale, Burch affirme que ce motif est en tout cas très peu présent dans ses données : « Je n'ai jamais eu connaissance d'un cas où les membre d'une société donnée ont tenté d'exterminé où de chasser les membres d'une autre société de leur territoire afin de l'occuper eux-mêmes ». (p. 59) Au passage, Burch émet plusieurs hypothèses susceptibles d'expliquer ce fait. L'une d'elles est que les territoires habités comprenaient un espace riche, entouré de zones beaucoup plus pauvres. L'annexion d'un territoire voisin aurait donc impliqué celle de ces zones pauvres et, in fine, couper le groupe vainqueur en deux. (p. 60) Un autre aspect est que la démographie des groupes ne leur permettait pas d'atteindre un effectif suffisant pour occuper un territoire supplémentaire. « Dans la plupart des cas, dans l'Alaska du nord-ouest, ce qui semble être une expansion territoriale résultait probablement d'alliances ou d'assimilation, et non de la conquêtes ou de l'expansion. » (p. 61)
  5. De la même manière, aucun conflit n'avait pour but le contrôle d'une voie commerciale – un tel contrôle, dans les conditions économiques et environnementales qui prévalaient, était de toutes façons impossible. (p. 62-63)
  6. Les affrontements armés ne donnaient lieu à aucune prise de butin, que ce soit sous forme de biens matériels ou d'êtres humains. Selon Burch, tout pillage aurait ralenti des groupes qui se déplaçaient à pied, et qui étaient pressés de regagner leurs bases avant que les amis et alliés de leurs victimes ne les localisent et ne répliquent. Quant aux rares prisonniers, « on en faisait rarement et lorsque c'était le cas, c'était généralement dans le seul but de les torturer sur le chemin du retour » (p. 63)
  7. Il faut noter que cette règle s'appliquait tout autant aux femmes qu'aux hommes. Les rares récits qui mentionnent des rapts de femmes rapportent des viols accompagnés de sévices épouvantables, mais aucun exemple, ou presque, de femme emmenée comme épouse (ou comme esclave). « Si le nombre de femmes disponibles était trop faible, on pouvait en capturer une dans une nation étrangère et la ramener chez soi afin d'en faire une épouse. Mais ceci semble avoir été extrêmement rare ; c'était le fait d'un ou deux hommes, dont l'acte était bien davantage accompli dans l'esprit d'un kidnapping que dans le contexte d'un conflit armé. (...) Parfois, des femmes ou des enfants étaient faits prisonniers durant un raid ou une bataille, mais je n'ai jamais entendu parler d'un seul cas où l'acquisition des femmes ou d'enfant ait été l'un des objectifs premiers du conflit. Quelle qu'en soit la raison, les femmes et les enfants étaient tués dans la grande majorité des cas » (p. 67)
  8. Le but unique de la guerre est donc la vengeance. Une coutume spécifique mérite à ce titre d'être relevée : « D'ordinaire, les vainqueurs permettaient à une ou deux personnes de survivre au massacre à seule fin qu'elles puisse dire à leurs compatriotes des autres hameaux qui en est l'auteur. L'argument était que les survivants de la nation vaincue seraient intimidés et ne tenteraient jamais plus de se frotter aux vainqueurs. En réalité, cependant, l'effet réel était de lever tout doute sur le lieu où leurs représailles devaient être dirigées. Le potentiel pour un cycle ininterrompu de raids et de contre-raids était ainsi inhérent au système » (p. 64).
  9. L'origine première des conflits est difficile à cerner. Il s'agit le plus souvent d'une offense relativement triviale, est limitée à un individu – ou alors, de la disparition d'un chasseur, attribuée à un fait de sorcellerie. Mais pour que cette offense individuelle appelle une réplique collective (et sans limites, ce qui est le propre de la guerre), il fallait « ...que l'individu offensé persuade ses compatriotes de se joindre à lui pour venger ce qui avait commencé comme un affront personnel. La seule manière d'y parvenir était d'en appeler au fonds de griefs qui s'était accumulés au cours des années dans l'ensemble de la population. S'il était suffisant, un incident en apparence mineur pouvait précipiter une attaque. » (p. 65). On trouve dans ce passage l'idée que dans cette société, le conflit collectif est avant tout une coagulation de conflits individuels, dont la quantité finit par transformer la qualité.
  10. La victoire donne lieu à quelques célébrations formelles. On organise une fête, lors de laquelle on compose et l'on chante un chant de vengeance, qui rappelle les détails de l'affrontement et se flatte du nombre d'ennemis tués. Selon certaines sources, « ceux qui s'étaient distingués au combat recevaient des tatouages distinctifs sur le visage, sous la forme de quatre lignes parallèles sur chaque pommette » (p. 120) – une forme, donc, de marque honorifique, semblable à nos modernes médailles militaires.
  11. Sur un plan que l'on pourrait dire plus technique, la majorité des combats utilise la surprise : on tente de localiser le campement ennemi. On le cerne, puis on met le feu aux abris, en particulier au plus important d'entre eux : la maison des hommes. Les occupants périssent alors soit des flammes, soit des armes lorsqu'ils tentent de s'enfuir. On trouve cependant des cas de batailles rangées meurtrières, qui pouvaient impliquer jusqu'à plusieurs centaines de participants. « Apparemment, celles-ci se produisaient soit lorsque l'animosité de chaque côté avait atteint un tel degré que les combattants voulaient en découdre au plus vite, ou quand les troupes engagées étaient trop nombreuses pour permettre une attaque par surprise » (p. 104)
  12. L'armement offensif consistait essentiellement en flèches barbelées, les mêmes que celles qui servaient à la chasse au gros gibier. Même si Burch n'est pas très explicite sur ce point, on croit néanmoins comprendre que sur la côte, on fabriquait des flèches particulières pour le combat : la base de leur pointe en os ou en ivoire était fragilisée afin de se briser dans la plaie (p. 81).
  13. C'est surtout en termes d'équipements défensifs que la guerre donnait lieu à une production spécifique. Il y avait, pour commencer, ces armures « plates », faites d'ivoire ou d'os de caribou, et dont Burch précise qu'en cas d'attaque suspectée, on les gardait pour dormir. Il y avait ensuite de multiples ouvrages défensifs, depuis les chausses-trappes formant de véritables « champs de mines », jusqu'à des palissades ou à des tunnels permettant d'évacuer la maison et de prendre ainsi les assaillants à revers, en passant par de lourds boucliers d'ardoise servant lors d'attaques diurnes.
Au total, la guerre constitue donc une dimension majeure de ces sociétés, qui disparut presque instantanément lors du contact, pour diverses raisons.

Une zone d'ombre et une énigme

Tous ces éléments mériteraient une discussion minutieuse, qui ne pourrait être que très longue. Je ne relèverai ici que les deux points qui me semblent essentiels.
Le premier est que malheureusement, l'auteur choisit de mettre la guerre (de vengeance) non en regard des autres formes de justice, mais de l'opposer aux circonstances desquelles elle était bannie, à savoir les « fêtes des messagers » et les foires commerciales. Le fait de s'intéresser à ces circonstances où l'on tissait des relations amicales (ou, en tout cas, non ouvertement hostiles), n'est certes pas illégitimes. Le problème est qu'il laisse totalement de côté la question des autres formes judiciaires que la guerre. Qu'en était-il du feud ? Était-il absent, comme on croit le comprendre du passage cité au début de ce compte-rendu, au sein de chaque « nation » ? Existait-il entre nations différentes – il semble probable que oui, mais alors, pourquoi n'y faire aucune allusion ? Quels étaient les modes de règlement des conflits au sein de chaque nation ? Autant de questions essentielles sur lesquelles on pourra regretter de n'avoir presque aucune information.
Une maison Iñupiaq, semi-enterrée
Indépendamment de cela, on en apprend suffisamment pour comprendre que tous ces éléments soulèvent un problème de taille, celui d'une distorsion apparente entre les structures sociales des Iñupiaq et leurs guerres. Pour résumer le paradoxe en trois propositions :
  1. Les guerres des Iñupiaq ont pour seul motif la vengeance. Elles ne possèdent des buts économiques que de manière très exceptionnelle (si exceptionnelle que Burch, sans exclure totalement cette possibilité, ne peut citer un seul exemple qui relève de ce cas de figure). Ainsi qu'on l'a vu, on ne se bat ni pour annexer un territoire, ni pour capturer de la main d'œuvre, ni même pour capturer des épouses – autant de traits qui frappent par leur similarité avec ce qu'on observe en Australie aborigène. Ceci contraste, par exemple, avec les usages de certains de leurs voisins : les Tchouktches (Chuckchi) de l'autre côté du détroit de Béring, eux, capturaient volontiers des esclaves lors des raids qu'ils lançaient sur les Iñupiaq.
  2. Pour paraphraser une formule célèbre, la guerre est, sinon la continuation de la politique par d'autres moyens, du moins intimement liée, dans ses motifs, à la structure de la société qui la mène. Autrement dit, de même qu'une société dans laquelle les richesses ne joue aucun rôle significatif ne fait pas la guerre pour en accaparer, on s'attend à ce qu'une société marquée par la richesse pratique de telles guerres d'appropriation.
  3. Or, les Iñupiaq sont une société dans laquelle la richesse (et les différences de richesse) marque de manière indéniable les rapports sociaux, même si c'est sans doute avec moins de vigueur dans la région NANA que plus au nord, dans la région de Point Barrow. Burch rappelle le rôle proéminent des umialit, ces riches qui possédaient « quantité d'équipements, de fourrures et autres objets pouvant être vendus, d'importants surplus de nourriture (...) Les gens obéissaient à l'umialik en partie par respect, mais surtout parce qu'ils y trouvaient leur compte (...) Ainsi que Brower l'écrivait de Kilarraq, umialik à Kotzebue en 1885, il jouissait d'une influence “par sa capacité à fournir ses voisins ce dont ils avaient besoin durant l'hiver, leur faisant crédit lorsqu'ils n'étaient pas en mesure de payer” (...) Les umialit ne disposaient d'aucun pouvoir de coercition institutionnalisé, mai leur richesse et leur large réseau personnel leur donnait une importance disproportionnée tant dans les affaires nationales qu'internationales » (p. 153-154)
Il y a donc une incompatibilité entre ces trois propositions. Étant donné qu'il n'y a aucune raison de douter de la qualité des données de Burch, la proposition 1 paraît inattaquable. Je ne vois donc guère que trois possibilités d'en sortir.
La première serait d'abandonner la proposition 2 et de considérer qu'il n'existe aucun lien de nécessité entre structures sociales et buts de guerres – en tout cas, que la présence ou l'absence de la richesse est indépendante des motifs qui poussent à se battre. Il me semble évident que cette option est a priori très frustrante, et qu'elle ne peut être acceptée qu'en dernier recours.
La seconde serait d'abandonner, ou en tout cas, de relativiser, la proposition 3. Je me débats depuis longtemps avec ces sociétés que j'ai fini par appeler « sociétés S », dans lesquelles on voit bien qu'il y a des riches et des pauvres et que la possession de biens matériels est devenue un enjeu de pouvoir. Pour autant, la différenciation qui s'opère reste limitée, et la puissance des riches est entravée par diverses dispositions (les lignes écrites par Spencer sur les umialit qui, s'ils accumulaient trop de richesses, pouvaient finir lynchés, est à cet égard saisissante). Ces sociétés peuvent-elles réellement être dites « à richesse » ? Ne devrait-on pas créer une classification particulière pour les désigner ? Quoi qu'il en soit, on a quand même du mal à admettre qu'une société qui valorise l'accumulation de biens (fût-ce dans certaines limites) s'interdise toute appropriation de biens étrangers par la voie de la violence.
La troisième, enfin, qui est celle suggérée par Burch, consiste à tenir les trois propositions pour vraies, mais à ajouter que ce sont des circonstances spécifiques qui rendent la guerre à motif économique sans intérêt. On l'a dit : voyageant à pied loin en territoire ennemi, les assaillants ne peuvent pas se charger de biens matériels qui ralentiraient leur fuite. Quant aux raisons pour lesquelles ont ne fait pas de prisonniers, elles sont moins claires. Peut-être faut-il tout simplement invoquer le fait que l'esclavage, sauf erreur, n'existe pas chez les Iñupiaq ?

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