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Droit Aborigène et droit moderne : premières cogitations

Résumé des épisodes récédents (et conclusion ?)

Je poursuis ici mes réflexions autour du droit australien, qui ont connu depuis quelques mois de multiples rebondissements. Le dernier en date (que les fidèles lecteurs de ce blog qui ne sont pas morts d'épuisement ont pu suivre en direct) était arrivé comme le but de la qualification (de la disqualification ?) dans les arrêts de jeu : alors que je croyais avoir bouclé ma classification avec une grille à huit possibilités (2 x 2 x 2), dont l'Australie n'en occupait réellement que six, patatras : la nécessité d'y retrouver mes petits, et tout spécialement la guerre et le feud, enfin correctement définis par l'ami BB dans un texte qu'il m'avait communiqué, m'avait montré que cette solution était insuffisante : il fallait élargir la classification à douze situations. La clé de l'affaire tenait à la variable que j'avais appelé « collectivité », et que depuis, j'ai rebaptisée, faute de mieux, « désignation » – en fait, je ne trouve pas le bon terme pour dire qu'elle concerne qui est l'objet de l'action en justice.
J'étais parti sur l'idée que cette désignation pouvait être soit personnelle (on vise un individu, en tant que tel), soit collective (on vise un groupe). En réalité, c'est tout à fait insuffisant : dans certaines procédures, dont le feud, on vise un groupe au travers d'un nombre spécifié de gens, choisis en tant que membres, ou représentants, de ce groupe. Il en va de même dans certaines formes de duels, que j'ai appelées « duels de champions », où quelques individus s'affrontent en tant que représentants de leur groupe, et où l'issue de leur combat détermine l'issue pour l'ensemble des deux groupes concernés. Dans un premier temps, j'étais convaincu que si je n'avais pas imaginé cette possibilité, c'est parce qu'elle n'existait pas en Australie ; en fait, j'ai très vite dû plier en retraite sous les arguments de BB (un dangereux récidiviste, donc !) : cette configuration existe bel et bien en Australie, à la fois sous la forme du feud et du duel de champions. Si je ne l'avais pas reconnue comme telle, c'est tout simplement parce que je n'étais pas équippé des bonnes lunettes – c'est-à-dire des bonnes définitions, en raison du fait ces phénomènes n'existent pas dans notre société (en tout cas, dans notre droit). Bref, si j'avais eu tant de mal à mettre les bons faits dans les bonnes cases (et pour cela, à créer les cases nécessaires), c'était par myopie ethnocentriste.
Restait à trouver un nom pour cette nouvelle catégorie. Là aussi, je tâtonne, et j'en suis encore à changer d'avis. Le terme le moins mauvais auquel je sois parvenu est franchement pédant ; il posssède cependant l'avantage d'être juste, et je n'ai pas trouvé d'équivalent moins alambiqué. En linguistique, la synecdoque est une figure de style consistant à désigner quelque chose (le « tout ») par une de ses parties. Ainsi, on dira d'un footballeur (tant qu'on y est, continuons sur ce terrain) qu'il est « un fantastique pied gauche ». Or, la justice Aborigène, lorsqu'elle vise quelques individus pour régler un conflit avec leur groupe dans son ensemble, n'est pas autre chose que s'en prendre à une partie pour s'en prendre au tout. Ce faisant, elle agit donc de manière « synecdochique » (l'adjectif est encore plus affreux que le nom, mais il existe bel et bien). Tout cela oblige donc au fait que la variable de désignation peut prendre non deux, mais trois valeurs différentes : elle peut être individuelle, synecdochique ou collective.
Au demeurant, je me demande si cette dénomination est la meilleure, et s'il ne serait pas plus juste de parler également de procédures collectives pour le cas synecdochique – après tout, un feud ne vise pas moins un groupe qu'un raid mené dans le cadre d'une guerre. Ce qui change, c'est la portée, l'étendue, de la cible au sein de la collectivité visée : soit on vise un morceau restreint en disant que ce morecau va payer pour tout le monde, soit on vise directement tout le monde. Peut-être serait-il donc préférable de parler de procédures individuelles versus collectives et, au sein des collectives, de distinguer les « collectives synecdochiques » des « collectives plénières » (et hop, encore une innovation de vocabulaire).

Une esquisse de droit comparé

La classification générale proposée pour l'Australie
Naturellement, une fois qu'on tient ces résulats, on brûle de se confronter à la question du droit comparé (qui, comme le remarquait A. Testart, et malgré son importance, est restée virtuellement en friche, s'agissant de sociétés profondément différentes les unes des autres). Le plus facile serait de commencer par la comparaison avec notre propre droit : qu'existait-il donc dans la loi Aborigène qui a disparu dans la nôtre et, réciproquement, avons-nous créé des catégories (de procédures) juridiques inconnues des Australiens ?
Si l'on part du schéma que j'ai proposé, la première chose qui saute aux yeux est la disparition des procédures symétriques. Il n'existe plus rien, chez nous, qui évoque de près ou de loin ces situations ou la justice est rendue (ou la sanction appliquée) par la confrontation physique entre les deux parties, individus ou groupes, qui s'affrontent à armes égales. Mon sentiment est que les raisons de cette disparition ne font guère mystère : elles tiennent, de manière triviale, à la présence de l'état. A partir du moment où émerge cet organe qui détient sinon le monopole de la violence, du moins des moyens de violence bien supérieurs à ceux de n'importe quel sous-ensemble social, on conçoit que l'État veuille affirmer son monopole – absolu, celui-là – sur les décisions de justice. Et donc, empêcher quiconque, individu puissant ou groupe, de rendre la justice en ses lieu et place. Il me semble que les efforts continus de l'État moderne pour limiter, puis interdire purement et simplement les duels, vont dans ce sens. Voilà pourquoi, du point de vue de la classification proposée au départ pour l'Australie, notre propre droit se situe entièrement dans la moitié droite du schéma : nous (société étatique achevée) ne connaissons que des procédures que j'ai appelées asymétriques, qui plus est menées par l'État.
Le caractère modéré ou non des procédures ne constitue pas, je crois, un critère significatif du point de vue de la comparaison des droits. Certains États américains pratiquent la peine de mort, d'autres l'ont abolie. Cela fait sans doute une grande différence sur les plans moral et politique. Mais sur le strict plan du droit (et des sociétés) comparés, il me semble difficilement contestable que, malgré cette différence, le droit des États américains qui pratiquent la peine de mort est infiniment plus proche de celui de ceux qui ne la pratiquent pas, qu'il ne peut l'être du droit aborigène.
En revanche, j'ai le sentiment que du côté de la « désignation » se jouent des choses essentielles. Mettons de côté la synecdoque, sur laquelle j'ai si tardivement mis le doigt : j'avais écrit que l'opposition entre procédures indiciduelles et collectives recouvre, chez nous, celle qui existe entre personnes physiques et personnes morales. Je crois, à la réflexion, que c'est une erreur profonde (et elle aussi, due à une myopie ethnocentriste). Pour le dire tout net : dans le droit contemporain, ce n'est pas seulement la procédure synecdochique qui a disparu (il n'existe qu'à l'état de traces dans les règlements de comptes entre bandes ou mafias, qui sont justement hors droit) ; ce qui a disparu, c'est l'ensemble des procédures collectives (syndecdochiques ou pléanières). En fait, notre droit ne connaît plus aucune forme sous laquelle un groupe pourrait être tenu en tant que tel responsable de quoi que ce soit, dans le sens ou cette reponsabilité impliquerait tout ou partie des individus qui composent ce groupe. En fait, notre propre idée d'une « personne morale », distincte sur le plan juridique des personnes physiques qui la composent, n'est pas du tout équivalente à la collectivité que visent certaines procédures australiennes. Pour dire les choses directement : entre le droit Aborigène et le nôtre, l'évolution sociale a abandonné la collectivé (qu'elle soit visée de manière synecdochique ou plénière), et elle a en revanche inventé la personne morale, totalement inconnue en Australie.
Pour illustrer cette idée, prenons dans un sens le cas d'une entreprise moderne, qui est attaquée en justice : si elle est condamnée, c'est cette entreprise qui subira la sanction (en étant pénalisée financièrement, voire en étant purement et simplement dissoute). Mais, et c'est le point crucial, ni ses actionnaires, ni ses dirigeants ne pourront être condamnés en quoi que ce soit de ce fait : on n'ira pas leur réclamer leur argent personnel pour éponger l'amende de l'entreprise, et on ne les exterminera pas physiquement si l'entreprise est condamnée par un juge à disparaître. Si ces actionnaires ou ces dirigeants sont eux aussi condamnés, ce sera uniquement parce qu'une autre procédure, qui les vise à titre individuel (personnel) aura été engagée. Le droit, encore une fois, fait de nos jours une différence soigneuse entre personnes physiques et morales, et entre les resposnabilités juridiques des unes et des autres.
Inversement, si un groupe australien s'en prend à un autre groupe, disons un clan, il n'a d'autres voies que de s'en prendre aux membres de ce clan. Et dissoudre un clan, si tant est qu'on puisse parler ainsi, signifie nécessairement exterminer ces membres. Cela tient certes en partie au fait que la justice australienne frappe les corps, et jamais les biens : elle ne condamne pas à des amendes ou à des paiements de réparation. Mais il me semble que cet aspect, s'il a été une condition nécessaire des évolutions du droit que je viens de relever, n'en a pas été une condition suffisante : on pourrait très bien imaginer un droit qui frappe les biens sans pour autant avoir forgé la catégorie de « personne morale », et qui condamne les membres d'un groupe à des paiements à titre collectif (et je suis certain que les exemples ethnologiques abondent). Il suffit pour cela que les biens du groupe ne soient pas clairement distincts des biens de ses membres, et que ceux-ci soient juridiquement responsables des sanctions frappant leur groupe.
Bref, pour transformer la classification que j'ai proposée en une classification plus générale (je ne dis pas qu'on serait parvenu au bout de la tâche, simplement que c'est un pas nécessaire), il faudrait passer de douze à seize cases, en introduisant une quatrième valeur possible pour la « désignation » (plus je l'écris, plus je me dis que ce terme ne convient pas... et moins j'en trouve un autre) : en plus des procédures visant des personnes et de celles visant des collectivités (de manière synecdochique ou plénière), il faudrait donc prendre en compte celles qui visent des personnes morales.
Une question subsidiaire est évidemment de comprendre quand et comment ces évolutions capitales se sont produites – en particulier, si certaines d'entre elles sont liées à l'arrivée de l'État en général ou de l'État moderne (du droit bourgeois) en particulier. Mon intuition (qui demanderait un gros travail de vérification) est que les procédures collectives ont été combattues par tous les États, bien avant qu'apparaisse la forme spécifiquement capitaliste, parce qu'elles expriment le pouvoir de sous-groupes sociaux qui ne peut que s'opposer à celui de l'État et l'entraver. Ce qui n'exclut pas, évidemment, que certaines sociétés aient pu reposer sur un compromis durable entre un État encore fragile et de tels groupes, se traduisant par le maintien de procédires judiciaires collectives. Inversement, j'avoue ne pas savoir du tout si la nation de personne morale était déjà connue du droit romain, ou si elle n'a véritablement élmergé qu'avec le capitalisme et ses sociétés d'affaires. C'est un dossier que je devrais instruire. Quoi qu'il en soit, je persiste et signe dans l'idée qu'une classification solide et éprouvée représente une porte d'entrée incontournable pour des raisonnements évolutionnistes et historiques qui soient autre chose que de vagues généralités, ou une collection d'anecdotes sans logique générale. A suivre, donc...

1 commentaire:

  1. Tout cela est bien intéressant et prometteur.
    En droit romain, il existe déjà une distinction que l'on peut traduire en termes de personne physique (singuli) vs. personne morale (universitas). On trouve dans le Digeste la mention suivante, attribué à Ulpien : « Si une chose est due à un agent collectif (universitas), elle n'est pas due à ses membres individuels (singuli). De même, les dettes des membres individuels ne sont pas les dettes de l'agent collectif ». Il y a donc des droits et devoirs du groupe qui sont différents de ceux des individus qui le composent. Cette opposition est reprise et développée par les juristes au Moyen-Âge (à propos des corporations marchandes, des cités-États italiennes, etc.). Néanmoins, je crois que la conceptualisation moderne de personne morale n'apparaît effectivement qu'avec la révolution industrielle. Dans le détail, ça semble toutefois beaucoup plus compliqué, et il faudrait trouver des historiens du droit pour creuser...

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